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Full text of "La philosophie de Platon"

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LA 
PHILOSOPHIE 


DE PLATON 


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LA 


PHILOSOPHIE 


DE PLATON 


PAR 


ALFRED FOUILLÉE 


OUVRAGE 


COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES 
ET PAR L’ACADÉMIE FRANÇAISE 
TOME TROISIÈME 


HISTOIRE DU PLATONISME 
ET DE SES RAPPORTS AVEC LE CHRISTIANISME 


DEUXIÈME ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE 


PARIS 
LIBRAIRIE HACHETTE ET (" 


79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 


1889 


Droits de traduction et de reproduction réservés. 


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UG 1 2 190 
À LA 


PHILOSOPHIE 


DE PLATON 


LIVRE PREMIER 


ARISTOTE ET SA POLÉMIQUE CONTRE PLATON 


CHAPITRE PREMIER 


LA SCIENCE, LA PHILOSOPHIE, LA MÉTHODE 
OBJECTIONS D'ARISTOTE CONTRE LA DIALECTIQUE 
DE PLATON 


La science. Son principe et sa fin. La série des raisons ne 
peut être infinie ni dans l’ordre de l'existence ni dans 
l’ordre de la connaissance. Comparaison avec Platon. — La 
philosophie, Son objet. Comparaison avec Platon. — Obyec- 
tions contre la forme de la dialectique. — La dialectique 
interroge au lieu de prouver. — Réponse. — Objections 
contre le fond et les divers procédés de la dialectique. — 
λ9 La division; son insuffisance. — 20 L’induction. Qu'elle 
est une généralisation abstraite et une série d’hypothèses. 
— 3° La définition. Qu'elle n’atteint pas l'essence. — Ré- 
ponses. 


I. — LA SCIENCE. — LA PHILOSOPHIE. 


L'ignorant s'étonne que les choses soient comme elles 
sont ; et c’est là, comme Platon l’a dit, le commencement 
III, — 1 


2 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


de la science. Le sage, au contraire, s’étonnerait que 
les choses fussent autrement, parce qu'il en connaît la 
raison ; et c’est là, dit Aristote, la fin de la science . 

La raison d'une chose (τὸ διότι), pour Aristote comme 
pour Platon, est ce qui rend cette chose intelligible et 
connaissable (ἐπιστητόν) ; c’est ce qui en explique, soit la 
possibilité, soit la réalité. La raison d’une chose s’appelle 
encore principe (ἀρχή), ou cause (αἴτιον), dans le sens le 
plus étendu de ce mot. 

Toute cause n’est pas l'objet de la science : il faut que 
ce soit une cause ou plutôt une raison générale. « Savoir 
que tel remède ἃ guéri Callias attaqué de telle maladie, 
qu'il a produit le même effet sur Socrate et sur plusieurs 
autres pris individuellement, c’est de l'expérience; mais 
savoir que [6] remède ἃ guéri toule la classe des malades 
atteints de telle maladie, c’est de l’art (τεχνή) », et aussi 
de la science (ἐπιστήμη) *. Le principe socratique par 
excellence est qu’il n’y ἃ pas de science possible de l’indi- 
vidu en tant qu’individu. Ce principe se retrouve dans 
Arislole comme dans Platon : tous les deux élèvent la 
science au-dessus de la sensation, et lui donnent pour 
objet le général (τὸ xx’ ὅλου) ou au moins ce qui arrive 
le plus ordinairement (τὸ ἐπὶ τὸ πολύ) ὃ 

La série des raisons, objet de la science, πὸ peut être 
infinie ni dans l'ordre de l'étr'e ni dans celui du connaître. 
S'il n'y avait aucun être qui eût sa raison en soi-même, 
il n'y aurait point de principe (&s7#), el rien ne pourrait 
exister. « Toute chose produite, dit Platon dans le Phé- 
dre, doit naître d’un principe, et le principe ne naitre de 
rien ὁ. » Aristote enseigne à son tour que la série des rai- 
sons ne peut être ni circulaire, car alors deux choses se 


4, Mél, 1, p. 9. 
ET I, 1. 
. ‘I μὲν ἐμπειρία τῶν 22) ἔχχστόν ἐστι γνῶσ:ς, ἡ δὲ τεχνὴ 
τῶν Ÿ καθῴου. Id., p. 4, 1. 18. 
4. Phôdre, 2%5, ὁ. d, οἱ — tr, Cousin, p. 41. 


LA SCIENCE, LA PHILOSOPHIE 3 


précéderaient mutuellement dans le même sens et selon 
le même rapport; ni infinie, car alors, pour que le résul- 
tat fût produit, il faudrait que cette infinité fût réalisée, 
épuisée, finite, ce qui est contradictoire . 

De même, dans l’ordre de la connaissance, s’il n'y avait 
point de vérité qui eût en elle-même sa raison et comme 
son titre à notre croyance, la démonstration, et par con- 
séquent la science, serait impossible : le terme fixe cher- 
ché par la pensée reculerait toujours et la fuirait d’une 
fuite éternelle. Dans la série des connaissances comme 
dans celle des existences, il faut s'arrêter : ἀνάγχη στῆναι, 
Ainsi chaque série de raisons est suspendue à un premier 
anneau, à un premier terme, qui peut être considéré aussi 
comme le dernier, comme la fin. Platon avait dit que la 
dialectique a un dernier degré, un principe (ἀρχὴ τοῦ 
παντός), Condition de tout le reste et lui-même incondi- 
lüonnel (ἀνυποθετόν); Aristote répète après lui que la 
science ἃ une fin. 

Ni le nombre des raisons, ni celui des espèces de rai- 
sons, ne peut être infini ; il y a donc un nombre déter- 
miné de premières causes qui, par leur concours, produi- 
sent l’être, la réalité. Et il y a aussi une science qui étudie 
les premières causes et en détermine le nombre : c’est la 
philosophie première (ἣ πρώτη φιλοσοφία). 


L'objet de la philosophie est l'être, disait Platon; Aris- 
tote appelle aussi la métaphysique la science de l'être en 
tant qu'être ?. L'accident, chose relative et dépendante 
de l’essence, variable et indéfinie, n’est point du domaine 
de la métaphysique ὃ. Le vrai même n’est point son objet 
propre, parce que le vrai et le faux ne sont point dans les 


4. Mét., 11. p. 36. Cf. Ravaisson, Essai sur la mét, d'Arist., 1. 

2. Ἐπισχοπεῖ καθόλου περὶ τοῦ ὄντος, ἢ ὄν. Mél, IV, p. 61: 
1. 14. 

ἃ. Mét.. VI, τι: ΧΙ, vut. 


ἀ LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


choses, mais dans la synthèse de l’entendement !, comme 
Platon l'avait montré dans le Sophiste. La philosophie 
proprement dile est la science des choses en elles-mêmes, 
et non dans les relations de la pensée. 

Cette idée de la philosophie est à peu près identique 
dans Platon et dans Aristote, sinon que Platon considère 
toujours l’objet de la philosophie comme principe de la 
pensée en même temps que de l'être, et transporte tou- 
jours dans l'être ce que renferme essentiellement la 
pensée. Logique et métaphysique ne sont pas pour lui 
deux choses distinctes : plus préoccupé qu’Aristote de 
l'unité des sciences, il conçoit la dialectique ou la philo- 
sophie comme un ensemble de procédés à double portée, 
qui atteignent tout à la fois les lois de la pensée et les 
lois de l'être. Aristote ne méconnait pas l’unité des 
sciences, mais il s'attache plus à les distinguer qu’à les 
rapprocher, et 1] établit dans le domaine de la philosophie 
une distinction profonde entre la logique, science formelle, 
et [a métaphysique, science réelle. C'est à ce point de 
vue qu'il se place ordinatrement dans ses objections contre 
la dialectique platonicienne, où 1] ne voit qu’un travail 
stérile (et comme subjeclif) de la pensée sur elle-même, 
au lieu d’un travail fécond sur les réalités, objets d’expé- 
rience. 


IT. — OBJECTIONS CONTRE LA FORME DE LA DIALECTIQUE. 


Le dialecticien, à l'exemple de Socrate, déclare qu'il 
ne sait rien et interroge les autres ?; mais la réponse ne 
peut lui donner que la vraisemblance et non la vérité, 
l'opinion et non la science *. Comment pourrait-il distin- 
guer la réponse vraie de la réponse fausse, s’il ne trouve 


4, Ἔν συμπλοχῇ τῆς διανοίας. Mét., VI, p. 127; 
2. Soph. el., XXXIII. 
3. Analyt., I, 1. 


LA SCIENCE, LA PHILOSOPHIE 5 


pas une mesure de vérité ou en lui-même ou dans les 
choses? Toute science ἃ un principe qui lui est propre, et 
qu’elle seule connait. Elle ne le cherche pas par voie d’in- 
terrogation ; elle le possède et le produit tout d’abord. Au 
lieu de faire appel à l'opinion commune οἱ à la vraisem- 
blance, elle s'empare pour ainsi dire de son objet par une 
intuition directe et spéciale, et en tire des démonstrations 
infaillibles Ὁ. Au dialogue elle préfère la solitude et le 
silence de la spéculation; aux paroles et aux longs dis- 
cours, la pensée qui pense la chose avec la chose même 3. 
La forme dégagée de tout symbole. de tute image poé- 
tique et trompeuse, est la forme scientifique de la démons- 
tration. 

Cette critique eüût paru à Platon d’une sévérité exces- 
sive. Sans doute Aristote introduit dans la philosophie 
les formes rigoureuses de la science ; mais faut-il réduire, 
comme il le fait, la dialectique à l'opinion et à la vrai- 
semblance? Sous son ignorance simulée, Socrate ca- 
chait une science pénétrante ; sous les formes interroga- 
tives du dialogue, Platon cache aussi un dogmatisme 
plutôt hardi que timide. Ces principes qu’il semble cher- 
cher, il les possède déjà, et son seul but est de mettre en 
lumière par la discussion ce que toute conscience humaine 
enveloppe obseurément. La vérité, d’après Platon, n’est- 
elle pas dans notre intelligence comme un germe prêt à 
se développer? Et, d'autre part, la vérité n'est-elle pas 
dans tous les objets de l'intelligence, à tel point que chaque 
Idée enveloppe toutes les autres? C’est donc avec l'âme 
elle-même, et avec les objets eux-mêmes, que nous devons 
penser. Platon le dit en termes formels dans le Phédon, 
dans le Sophiste et dans le Cratyle; Aristote semble 
même lui emprunter ses propres expressions. 

Si donc le dialecticien interroge, c’est parce que la 


1, Soph. el., XI. Cf. Ravaisson, Mét., 283. 
7 2. Ai αὐτοῦ τοῦ πράγματος. Soph. el., VII. Ravaisson, id. 


θ LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


vérité qui est en lui est aussi chez les autres, et qu'il veut 
mettre leur raison en harmonie avec la sienne. Au fond, 
c'est lui-même qu'il interroge d’abord : il pense tout à la 
fois avec sa propre pensée, avec la pensée d'autrui et avec 
l'objet même, afin de ramener à l’unité, d’une part toutes 
les intelligences, de l’autre tous les objets intelligibles. 


III. — OBJECTIONS CONTRE LE FOND ET LES DIVERS 
PROCÉDÉS DE LA DIALECTIQUE. 


La dialectique cherche la nature et l'essence des 
choses ; maïs par aucun de ses procédés elle ne peut l’at- 
teindre !. 

4° La division suppose une idée antérieure à laquelle 
elle s'applique, et dont elle ne prouve nullement l’exis- 
tence. D’autre part, une fois admise l'existence de l’objet 
à diviser, la division ne nous proùve pas qu’elle ait fait 
l'énumération complète des ‘parties. Enfin, cette énumé- 
ration fût-elle complète, il resterait à savoir si toutes les 
parties sont également nécessaires et essentielles, ou s’il 
y en a d'accessoires et d’accidentelles. C'est ce que la 
division ne peut nous apprendre : l'essence lui échappe *. 
Supposons qu’il s'agisse de démontrer que l'homme est 
mortel. Platon, remontant au genre, prendra pour prin- 
cipe cette division : « Tout animal est mortel ou immor- 
tel »; après quoi il ajoutera : Æst-1l mortel? Or, ce 
n'est pas là une conclusion. Au lieu de prouver, la mé- 
thode de division interroge; c’est une perpétuelle pétition 
de principe ὃ. Elle n’est pas plus en droit de conclure 
après qu'avant la division quelle est celle des différences 
énumérées qui appartient au sujet; et, si elle conelut, c’est 
en supposant ce qui est en question. « La division est 


4. Soph. el., XI; Anal. post., I, ΧΙ. 
2. Pr. Analyt., 11, τι à xxxv. 
3. 1d4,, 1, ΧΧΧΙ. 


LA SCIENCE, LA PHILOSOPHIE 7 


donc comme un syllogisme impuissant. Ce qu'il faudrait 
montrer, elle le demande !. » 

Dans cette critique, Aristote croit combattre Platon ; 
mais 1} est d'accord avec lui et ne fait que répéter ce qu’on 
lrouve déjà dans le Théétète. Diviser, avait dit Platon, ce 
n’est pas savoir. Car, de deux choses l’une : ou bien les 
éléments simples de la division échappent à la connais- 
sance, et alors, en voulant faire connaître un objet, on 
aboutit à l'inconnu ; ou bien ils tombent sous la connais- 
sance, et alors ce n’est pas la division elle-même qui les 
fait connaître. De plus, la division ne distingue pas les 
qualités propres à un objet des qualités communes *. Pla- 
ion n’a donc jamais prétendu réduire toute la méthode à 
la division, et son adversaire lui prête une erreur que le 
Théétète avait réfutée à l'avance. | 

D'ailleurs, les objections d’Aristote pourraient s'adresser 
aussi bien au syllogisme qu’à la division, et en général à 
tous les procédés analytiques. En effet, Aristote lui-même 
montre très bien que l'essence échappe au syllogisme, et 
qu’un procédé supérieur est nécessaire pour atteindre les 
principes du raisonnement déductif. Mais, tout en décla- 
rant l’analyse ihsuffisante, Aristote n’en méconnait pas 
l'utilité. L'analyse (division ou déduction), en développant 
une idée, l’éclaircit et la rend distincte : elle fait passer à 
l'acte ce qu’une notion contenait en puissance. Toute 
pensée, dit Aristote, est dans l'acte, et la pensée ne pense 
rien que ce qu'elle fait venir à l'acte. On ne sait qu'en 
faisant ; savoir, c'est faire 3. — Platon disait : « Savoir, 
c'est {irer la science soi-même de soi-même, αὐτὸς ἐξ 


4. Pr. Analyl.: Tor γὰρ ἡ διαίρεσις ὥσπερ ἀσθενής σνλλογισ- 
μὸς" ὅ μὲν γὰρ δεῖ δεῖξαι, αἰτεῖται. 
δ Voy. Théét., 207 et suiv. 
3. “Ὥστε φανερὸν dre τὰ δυνάμει ὄντα εἰς ἐνεργείαν ἀναγόμενα 
εὑρίσχεται. Αἴτιον δ ὅτι νόησις ἢ ἐνέργεια. Ὥστ᾽ ἐξ ἐνεργείας À 


δύναμις" καὶ διὰ τοῦτο ποιοῦντες γιγνώσχονσιν. Méé., IX, p. 189, 
1. 14, Cf, Eth. Nic., LI, v. 


8 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


£xvroù !. » Ainsi, continue Aristote, le géomètre, pour 
connaître les propriétés d’une figure, les réalise en la 
divisant par des lignes et en faisant des constructions de 
toute espèce. Il en est ainsi dans les diverses sciences : on 
ne connait rien qu'en amenant à l'acte, par la division, 
ce qui n’était qu'en puissance dans la totalité de l’objet, 
et en y réalisant ainsi des moyens termes ?. 

Ce bel éloge de la division est une réponse faite par 
Aristote lui-même à sa critique de la méthode platoni- 
cienne. Ce qu'il appelle l'acte, Platon l'appelle un sou- 
venir clair de l’Idée, et il croit que la division est propre 
à éclaircir la réminiscence. Où est l'opposition du maître 
et du disciple, sinon dans les mots? Tous deux regardent 
l'analyse comme nécessaire à la science; tous deux aussi 
la regardent comme insuffisante, et élèvent au-dessus 
d'elle l'induction. 

2° Cependant l'induction dialectique ne trouve pas plus 
grâce devant Aristote que la division. Aristote réduit la 
méthode platonicienne à une suite de généralisations 
abstraites, qui, en s'élevant de genre en genre, s’éloigne 
de plus en plus des réalités. Nous avons déjà prouvé que 
cette généralisation purement logique n’ést aux yeux de 
. Platon qu’un procédé secondaire. S'il s'agissait de Speu- 
sippe, cetle objection se comprendrait; mais Platon tend 
à l'Unité bonne, non à l’Unité vide et sans bien 3. De 
même que la division, l'induction abstraite ne donne pas 
les Idées ; elle peut servir seulement, selon Platon, à en 
réveiller le souvenir. L’/dée n’est pas le genre, mais elle 
est le principe du genre, l’unité de forme el de qualité 
que le genre imite au sein de la quantité; or, le genre 
est une image plus nette de l’Idée que la sensation indi- 
viduelle, dans laquelle il n’y ἃ que confusion ; le genre est 


4, Meno, loc. cit. 

2. Εὐρίσχετα: δὲ χαὶ τὰ διαγράμματα ἐνεργείᾳ. Διαιροῦντες γὰρ 
εὐρίσκουσιν. Mél., 10. 

3, Voy., tome II, le chapitre sur Speusippe. 


LA SCIENCE, LA PHILOSOPHIE 9 


donc un intermédiaire ulile pour s'élever du monde 
sensible au monde idéal : il fait parlie de ce que Platon 
appelait τὰ μεταξύ, τὰ uxônuatixa, ou les nombres inter- 
médiaires. La généralisation logique ou mathématique 
n’est pas la science, elle n’en est que la préparation. Telle 
est la doctrine de Platon, d’après le témoignage d’Aris- 
tote comme d’après les Dialogues ‘, et telle est aussi la 
doctrine d’Aristole lui-même. 

Le seul tort de Platon est 16] de n'avoir pas assez insisté 
sur la distinction du point de vue logique et du point de 
vue ontologique dans la méthode inductive. Aristote en 
profite pour accuser son maitre de les avoir entièrement 
confondus, et d’avoir placé la réalité dans des formes vides 
et générales. Ce n’est là qu'une apparence. Le tort même 
de Platon recouvre d’ailleurs une idée profonde : c’est 
que la logique, dans ses dernières profondeurs, doit 
s'identifier avec la métaphysique, au point que le vrai 
genre doit être pour ainsi dire plein de l’/dée. 

Malgré cela, le genre n'est qu'une hypothèse intermé- 
diaire (ὑπόθεσις), et Platon le considère comme tel. Les 
Idées mêmes sont des hypothèses tant qu’elles ne sont 
pas ramenées à leur principe inconditionnel, qui seul 
suffit à tout et à soi-même (τὸ ἱκανὸν χαὶ ἀνυπόθετον). 

De là une nouvelle critique d’Aristote. — La méthode 
inductive n’est qu'une série d’hypothèses : pour trouver 
le vrai, elle suppose le faux. S’autorisant de l'exemple de 
la géométrie, qui suppose afin de démontrer, elle veut 
tirer l’être du non-être. Mais le géomètre ne suppose pas 
la réalité de son hypothèse : ce n’est pour lui qu’une défi- 
nition, une thèse, dont il déduit les conséquences. Il ne 
prend donc pas le faux pour principe, mais bien le pos- 
sible ?, Que fait au contraire le dialecticien? Ou 11 pose 
son hypothèse comme réelle, et alors il prend le faux pour 


1. Mét., 1, 29; Eth. Eud., 1, vin; Mét., I, 6, 31; ΠΙ, 46. 


2. Mét., XIV, 294; XIII, 264; Anal. post., I, x. — Ravaisson, 
ib., 1, 285. 


10 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


point de départ; ou bien il la pose comme une simple 
hypothèse, et alors il aura beau remonter ou descendre, il 
ne sortira jamais du pur possible et de l’hypothétique : il 
ne fera qu'avancer ou reculer indéfiniment dans le champ 
d’une science idéale, sans pouvoir saisir l'être réel. 

Examinons, du point de vue platonicien, la valeur de 
cette objection. 

Premièrement, Platon suppose-t-1l le faux pour démon- 
trer le vrai, le non-être pour démontrer l'être? Prétendre 
que c’est là toute sa méthode, c’est oublier le sens relatif 
que Platon attache au non-être. La dialectique prend 
pour points d'appui (ἐπιῤάσεις τε καὶ δρμάς) : la sensation, 
qui est un non-étre; puis le genre, qui est encore un 
non-être; puis les Idées particulières, qui contiennent 
encore du non-être. Qu'est-ce à dire? qu'elle opère réel- 
lement sur des choses qui n’ont aucune existence? Pas le 
moins du monde. Ce que Platon appelle Le non-être, c’est 
encore l'être, mais borné sous certains rapports, et dans 
un état de particularité qui lui enlève sa valeur absolue : 
c’est le moindre être. Or, pour Platon, le moindre être, 
le contingent, le relatif, n'a pas l'être par lui-même; le 
moins implique le plus et en dérive. Il faut donc passer 
du phénomène à l'essence, du contingent à l'absolu, du 
conditionnel à l’inconditionnel ; de ce qui n'existe pas par 
soi-même il faut tirer ce qui existe absolument. Procéder 
de la sorte, est-ce tirer le vrai du faux et l’être du néant? 
C’est, selon Platon, aller de la vérité à la vérité, de l’être 
dérivé à l'être primitif, de la réalité sous forme particu- 
lière à la réalité sous forme universelle. L'induction, elle 
aussi, va du même au même, et elle ne donne l’universel 
à la fin de son opération que parce qu’elle le possédait 
dès le commencement, enveloppé dans le particulier. Ce 
que Platon appelle hypothèse dialectique n’est donc pas 
le faux, mais seulement le relatif. Le mot hypothétique 
est pour lui l'équivalent de ce que Kant appellera plus 
tard le conditionnel. 


LA SCIENCE, LA PHILOSOPHIE ai 


Soit, dira Aristote; mais comment sortir du condi- 
tionnel et de l’hypothétique pour s’élever à l’incondi- 
lionnel et à l'absolu? De principes purement idéaux il ne 
peut sortir qu’une science idéale. 

Platon répondrait sans doute que l'absolu est déjà 
donné avec le relatif lui-même. Le sensible n'existe que 
par l’intelligible auquel il participe, et il n’est conçu par 
l'intelligence que grâce à la conception de l’intelligible. Il . 
suffit donc d'éliminer le particulier, le variable, le relatif, 
pour trouver l’universel, l'immuable et l'absolu. Toute 
chose imparfaite, ne satisfaisant point entièrement la 
raison et ne lui apparaissant point comme nécessaire, ἃ un 
caractère hypothétique et conditionnel, résultat d’un reste 
d’indétermination. Mais, quand la pensée conçoit la déter- 
mination absolue, la perfection suprême, le souverain 
bien, est-il étonnant qu’elle soit satisfaite, qu’elle ne de- 
mande plus rien au delà, qu’elle considère tous les autres 
degrés de l'échelle dialectique comme des points d’appui 
provisoires, pour se fixer enfin au degré le plus élevé? 
Aristote ne remontera-t-il pas, lui aussi, du relatif à l'ab- 
solu, éliminant toute indétermination, toute puissance, 
toute matière, jusqu'à ce qu'il conçoive l'acte pur et la 
pure détermination ? Arrivé à cette hauteur, il dira comme 
Platon : « lei doit s’arrêler la pensée, ἀνάγχη στῆναι; 
tout le reste était provisoire et hypothétique; mais du 
sein même de la matière nous avons dégagé l'essence 
absolue, et nous sommes maintenant en présence du 
Bien, qui seul se suffit à lui-même. » 

3° Les deux grands procédés logiques de la dialectique 
platonicienne se résument dans la définition, qui est le 
but de la science. — D’après Aristote, Platon n’a fait 
que se servir de la méthode de définition inventée par So- 
crate, ou plutôt employée pour la première fois par lui 
d'une façon régulière. Or la définition est un excellent 
procédé de logique, mais ce n’est pas elle, à proprement 
parler, qui donne la science; elle n’est qu’une analyse de 


19 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


notions. La véritable essence lui échappe; elle n’atteint 
qu’une essence relative. Par exemple : — Le nombre 
impair est un nombre, elc.; — mais qu'est-ce qu’un 
nombre? L'esprit n’est satisfait que lorsqu'il arrive à un 
élément simple, indivisible, individuel. Toute définition 
porte sur une notion, et toute notion est générale; aucune 
ne peut constituer l’essence propre d’un être. La dernière 
. différence est indéfinissable, de même’ que le dernier 
genre. Aux deux extrémités de la science, la définition 
apparaît comme impuissante, et la notion (λόγος) fait 
place à l'intuition (νοῦς) ὁ. D'une part est l'intuition sen- 
sible; de l’autre, l'intuition intellectuelle; et entre ces 
deux termes immobiles se développe la logique discur- 
sive, avec ses procédés de division, d’induction et de défi- 
nilion. | 

Telle est la vraie théorie de la méthode qu’Aristote 
veut opposer à celle de Platon; mais, par un singulier 
malentendu, c’est la méthode de Platon lui-même. Le 
Théétète ne nous a-t-il pas démontré l'impuissance de la 
définition, pure analyse qui suppose des éléments simples, 
saisissables par une intuition simple? La République et 
le Parménide ne nous ont-ils pas fait comprendre que 
l’Universel et l’Un sont au-dessus de la définition et de la 
science même? Platon n’a-t-1l pas distingué profondément 
la raison discursive (διάνοιχ) de la raison intuitive (νόησις), 
et la région intermédiaire de la logique ou des mathéma- 
tiques, de la région du pur intelligible? N’a-t-il pas pensé 
que tout procédé logique se résout dans un procédé onto- 
logique, qui seul peut atteindre l'être? Ce qu’Aristole 
appelle l’acte de la pure intelligence saisissant le pur 
intelligible, n'est-ce pas la νόησις ou le νοῦς de Platon, la 
pure essence de la pensée saisissant la pure essence des 


1. Τῶν πρώτων ὅρων καὶ τῶν ἐσχάτων, νοῦς ἐστὶ χαὶ οὐ λόγος. 
Eth. Nic., VII, χαι. “Ὥσπερ γὰρ ἐν σώματι ψυχὴ; ἐν ψυχῇ νοῦς. 
Id., I, vu. 


LA SCIENCE, LA PHILOSOPHIE 13 


choses 1? Le nom mème est identique. Pourquoi donc 
Arisiote représente-t-il Platon comme un mathématicien 
ou logicien dont la méthode serait toute formelle et ne 
pourrait pénétrer jusqu'à l'être? S'il y a divergence entre 
le maître et le disciple quand il s’agit de la valeur des con- 
naissances expérimentales et des individus sensibles, il y 
a entre eux la plus parfaite harmonie quand il s’agit de la 
connaissance rationnelle et de cette intuition supérieure 
qui, selon eux, atteint l'intelligible ὃ. 


1. Phædo, p. 66. Voy. t. I. 
2. Voy. plus loin, ch. n1. 


CHAPITRE II 


LE SYSTÈME. — CRITIQUE DE LA THÉORIE 
DES IDÉES 


L’être n'est pas dans la matière. Réfutation du matérialisme. 
— L'être est dans la forme, d'après Platon et Aristote; 
mais, d’après ce dernier, la forme n'est point l’idée. Cri- 
tique des preuves de l'existence des Idées. — I. Preuve par 
les conditions de la science. Théorie de la science et de la 
connaissance qu’Aristote oppose à Platon. — 1° Théorie 
de la sensation. Comparaison avec celle du Théétète. — 
2e Théorie de l’entendement. — 3° Théorie de la raison. 
Unité suprême du sujet et de l’objet. — II. Réponse aux 
objections d’Arislote. En quoi il s'accorde avec Platon; en 
quoi il le contredit. Point de vue psychologique; point de 
vue ontologique. Comment Aristote refuse de transporter 
dans l’intelligible une multiplicité idéale ; comment il 
admet l’Idée sans admettre les Idées. Ù 


Ι. — CRITIQUE DE LA PREUVE PAR LES CONDITIONS 
DE LA SCIENCE. 


Platon avait distingué dans l’être, objet de la philoso- 
phie première, deux éléments principaux : l’indéterminé et 
la détermination, qui, en se réunissant, forment tous les 
êtres autres que ΤῊΝ premier. Aristote ne fait que suivre 
son maitre quand 1] établit en principe l'opposition de la 
matière et de la forme. La description même de la matière 
dans le Zimée est acceptée d’Aristote, sauf les passages 


CRITIQUE DE LA THÉORIE DES IDÉES 49 


qui semblent confondre la matière avec l’espace. Et 
encore, pour Aristote lui-même, la quantité ou l'étendue 
est la première forme de la matière, sinon la matière pro- 
prement dite. Peut-être Platon eut-il la même pensée : 
la matière indéfinie et l'espace indéfini lui semblèrent 
choses tellement voisines, qu’il ne les distingua pas dans 
l'exposition un peu exotérique du 7mée. La véritable ori- 
ginalilé d’Aristote est dans la conception de la matière 
comme simple puissance et de la forme comme acte. Ce 
n’est pas que Platon soit demeuré complètement étranger 
à cette notion de la virtualité et de la réalité. Nous avons 
trouvé dans le Sophiste une conception assez nette de la 
puissance, quoique moins large que celle d’Aristote !. 
Dans le Zimée, la matière est représentée comme n'ayant 
aucune forme et comme pouvant les recevoir toutes ; cette 
idée d’une réceptivité universelle, d’une chose indéter- 
minée en elle-même et déterminable par les autres, était 
bien voisine de l'idée de puissance. Démocrite semble 
aussi avoir eu une idée assez nette de la puissance d’après 
le témoignage d’Aristote lui-même ?, et l’école de Mégare 
a également connu l'opposition de la puissance et de 
l'acte ὃ. L'originalité d’Aristote n’en subsiste pas moins, 
parce qu’elle vient surtout de la manière dont 1] a conçu 
le second terme de cette grande opposition : l'acte. C’est 
sur ce point qu'éclatera la différence de Platon et d'Aris- 
tote. Sur la question de la puissance et de la matière, ils 
sont presque d'accord. 

Comme Platon, Aristote croit que l'être n’est point dans 
la matière, et 1] blâme les philosophes anciens qui avaient 
admis cette erreur. Qu’entendent-ils, en effet, par leur 
malière primitive? Est-ce l'air, l’eau, le feu? — Ce n’est 
point là de la matière pure. Le feu, l’air et l’eau ont des 


1, On trouve aussi dans le Théétète le mot δυνάμει employé 
dans le sens tout péripatéticien : en puissance, Théét., 157, 

2. Mét., XII, p. 241, L. 1. 

3. Mét., IX, nr. 


16 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


formes particulières : ils sont déjà déterminés, actuels, 
réalisés ; 115 appartiennent, dit Platon, au genre mixte; 
ils supposent au-dessous d'eux, dit Aristote, une autre 
matière comme support. — Les atomes, peut-être? — 
Mais l’atomisme ne fait que reculer la difficulté sans la 
résoudre. Les atomes ont encore des formes déterminées : 
il y ἃ en eux de l'acte, du particulier, du réel. L'existence 
des atomes est à elle seule aussi inexplicable que tout le 
reste de l’univers. Il est donc impossible au matérialisme 
de s'arrêter à ces prétendus éléments; il faut qu'il re- 
monte jusqu’à la vraie matière primitive, pure de toute 
forme et absolument indéterminée. La logique du système 
exige cetle conséquence; mais précisément cette consé- 
quence est la condamnation du système. Qu'est-ce en 
effet que cetle matière primitive? Tout en puissance, 
rien en acte, comme l'avoue Démocrite ! ; c’est une simple 
possibilité qui enveloppe les contraires. Pourquoi donc 
le possible passe-t-il à l'acte ? Voilà un effet sans raison. 
Enfermés dans la virtualité abstraite de leur matière pri- 
mitive, les Ioniens n'en peuvent sortir qu’en faisant 
venir l'être du néant par une contradiction ?. 

Loin de constituer l'être, la matière n’en est qu’une 
condition et encore cetle condition n’est point absolue, 
mais relative à l’imperfection des êtres contingents. La 
pensée humaine, par exemple, est en puissance avant 
d'être en acte ; elle ἃ l'existence matérielle avant d’avoir 
l'existence formelle ; mais ce qui la constitue à propre- 
ment parler, c’est son acte, non sa puissance. La puis- 
sance, ici, résulte de l'imperfection de l'acte; elle en est 
la limite et non le fond. Ce qui fait la pensée, c’est d’être 
essentiellement et actuellement pensée, et non d’avoir été 
en puissance avant d’être en acte. Ainsi donc, si la ma- 


1. Mék,, XII, P- 241, 1. 7. 
2. Mét., IX, p. 184, 1. 28. — Ravaisson, ibid., 389. Comparer 
la réfutation platonicienne du matérialisme, t. I, p. 65, 


CRITIQUE DE LA THÉORIE DES IDÉES 47 


ière est inséparable de la forme dans l'être sensible, il 
n’en faut pas conclure qu’elle soit une condition de l'être 
sensible en tant qu'éfre. C’est parce que l'être sensible 
est imparfait qu'il tient indissolublement à la matiere. 
L'être véritable, nous le verrons plus tard, est si peu sou- 
mis à la condition matérielle, qu'il n’est réellement pur et 
parfait que là où il est indépendant de toute matière. 

La forme, qui occupe seule le champ de la réalité, 
tombe seule aussi sous l'intuition. La matière ne se 
laisse pas connaitre en elle-même, dit Aristote d'accord 
avec Platon (ἢ δ᾽ ὕλη ἄγνωστον χαθ᾽ αὗτήν) !; elle ne se 
laisse pas voir, mais deviner; elle ne se révèle que dans 
le mouvement ?, c'est-à-dire au moment où elle cesse 
d'être elle-même pour arriver à l’être. Elle n’est cepen- 
dant pas — et Platon l'avait enseigné — le non-être 
absolu ; elle n’est le non-être, comme aussi elle n’est 
l'être, que d’une manière relative : non-être en acte, être 
en puissance. Le non-être en soi, c'est la privation ; 
l'être en soi, test la forme 3. 

C'est donc dans la forme, d’après Platon et Aristote, 
qu'il faut chercher les vrais principes des choses. 

Mais, d’après Platon, la forme essentielle des choses 
est l’Idée, et c’est ce que nie Aristote, dont la critique se 
ramène à deux chefs principaux : 

4° Les preuves de l'existence des Idées ne sont point 
concluantes ; 

20 Les Idées, une fois admises, n’expliquent pas les 
objets : elles ne peuvent être ni causes formelles, ni causes 
efficientes, ni causes finales, ni nombres intelligibles. 


A. Mét., VII, 249, 1. 9. 
2. Mét., 11, 39, 1. 8. 
ἃ. Ravaisson, zbid., 390. 


IT. — 9 


18 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


II. — CRITIQUE DES PREUVES DE L'EXISTENCE LES IDÉES. 


« Aucune des raisons sur lesquelles on appuie l’exis- 
tence des Idées n'a une valeur démonstrative. Plusieurs 
de ces raisons n'entrainent pas nécessairement la con- 
clusion qu’on en déduit. Les autres mènent à admettre 
des Idées d'objets pour lesquels la théorie ne reconnait 
pas qu'il yen ait!.» 

Aristote réduit les preuves de Platon à deux princi- 
pales, l’une tirée de la considération de la science, l’autre 
de l'unité dans ia multiplicité : [a première a rapport 
aux conditions de la pensée; la seconde, aux condilions 
de l’être. 


PREUVE PAR LES CONDITIONS DE LA SCIENCE. 
THÉORIE DE LA CONNAISSANCE. 


« La doctrine des Idées fut, chez ceux qui la procla- 
mèrent, la conséquence de ce principe d’Héraclite qu'ils 
avaient accepté comme vrai : « Toutes les choses sensibles 
« sont dans un flux perpétuel » ; principe d'où il suit que, 
s’il y a science et raison de quelque chose, il doit y avoir 
en dehors du monde sensible d’autres natures, des natures 
persistantes : car 1] n’y a pas de science de ce qui s’écoule 
perpétuellement ?. » — « Socrate avait eu le premier la 
pensée de donner des définitions. Platon, héritier de sa 
doctrine, habitué à la recherche du général, pensa que 
ces définitions devaient porter sur des êtres autres que 
les êtres sensibles; car comment donner une définition 
commune des objets sensibles, qui changent continuelle- 
ment *? Socrate n'accordait une existence séparée ni aux 
universaux ni aux définitions. Ceux qui vinrent ensuite 


4. Mét., XII, 1v. 
2. Mét., XI, 1v 
3. 1, vi. 


CRITIQUE DE LA THÉORIE DES IDÉES 49 


les séparèrent et donnèrent à cette sorte d’êtres le nom 
d'Idées {. » 

D'après Aristote, Platon a eu tort de faire cette sépara- 
tion, et sa démonstration des Idées n’est point concluante. 
— L'objet de la science, dit Platon, est l’universel, c’est- 
à-dire la nature de chaque être dépouillée de tout acci- 
dent particulier ou phénoménal, et élevée ainsi à son 
maximum de perfection ; or, l’objet de la science doit être 
quelque chose de parfaitement réel; donc l’universel, dé- 
pouillé de la particularité phénoménale, existe avec la réa- 
lité la plus parfaite ?. — Aristote accorde la première pro- 
position de ceraisonnement, àsavoir que l’universel, dégagé 
du particulier, est l’objet de la science. C’est là un prin- 
cipe commun à toutes les écoles sorties de Socrate. Kris. 
lote accorde de même que l’universel doit être quelque 
chose d’existant. Mais 1] reste à savoir quel est son mode 
d'existence. Pour Arisiote, qui ne distingue pas l’uni- 
versel du général, la question revient à la suivante : Le 
général est-il séparé ou non séparé du particulier? et si, 
en tant qu'objet de science, il en est séparé, a-t-on le 
droit de conclure que, dans son existence même, il est 
également isolé des individus sensibles ? — C’est là, selon 
Aristote, confondre les conditions de la science avec celles 
de l’existence. Une science peut considérer une chose 
sous un point de vue spécial, sans que celte chose ait 
autan! de sortes d’existences séparées qu’il y ἃ de points 
de vue différents. La physique spécule sur les êtres en 
tant que mobiles, indépendamment de leur nature et de 
leurs accidents, sans qu’il soit besoin de supposer des 
mobiles séparés des objets réels ὃ. L’oplique néglige la 
vue en elle-même pour ne traiter que des lignes, des 
nombres, etc. « Plus l’objet de la science est primitif 


4. Mét., XII, 1v. | 

2, Voy., sur ce sujet, Lefranc, Examen des objections d'Aris- 
lote. 

3. Mét., XIII, πὶ, 263. 


90 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


selon l'ordre logique, c’est-à-dire plus il est simple, plus 
aussi la science est exacte et rigoureuse {. » La science 
n'est pas pour cela dans le faux : « C’est sur des êtres 
que roulent les discussions des mathématiciens ; les ob- 
jets de leur science sont des êtres. C’est qu'il y a deux 
sortes d'êtres : l’être en puissance et l'être en acte ?. » 
Cette distinction si importante, Platon l'a méconnue. 
Les universaux existent, puisque l’objet de la science 
existe ; mais existent-ils en puissance ou en acte? Platon, 
d’après Aristote, n’a pas même posé cette question, qui 
est cependant capitale. Or, l’universel existe sans doute 
en acte dans les objets particuliers : le bien, le beau, le 
juste sont réalisés dans les objets bons ou beaux et dans 
les actions justes; mais, une fois séparé du particulier, 
l’universel est-il autre chose qu'un être en puissance, par 
exemple la possibilité du bien, du beau, du juste ? Ce qui 
est réel et actuel, n'est-ce pas seulement te/ objet beau ou 
bon, telle action juste? — Platon n’a pas aperçu cette 
difficulté : il s’est empressé de conclure du point de vue 
logique au point de vue ontologique; il a confondu l'être 
en puissance avec l'être en acte, et il a aussi confondu la 
séparation que la science opère entre ces deux choses 
avec une séparation réelle. 

Où est, d’après Aristole, l'origine de cette erreur? Dans 
une théorie inexacte de la connaissance, à laquelle manque 
toute la lumière qui provient de la distinction entre la 
puissance et l’acte. Platon n'a compris ni la véritable na- 
ture de la sensation ni celle de la pensée, et toute la 
théorie de la connaissance est à refaire. Voici comment 
Aristote la refait, et les conséquences qu'il en tire contre 
la doctrine des Idées. 


I. La sensibilité a deux manières d’être : en puissance, 
en acte. Par exemple, elle est en puissance dans l’homme 


1. Mét., 364, 1. 14. 
2. 1b., 265, 1. 8. 


CRITIQUE DE LA THÉORIE DES IDÉES 91 


qui dort, en acte dans l’homme qui veille ‘. Et comme 
elle a d’abord été en puissance, nous devons nous deman- 
der de quelle manière elle a pu passer à l’acte, de quelle 
manière la sensibilité ἃ pu devenir telle ou telle sen- 
sation. 

Considérée en elle-même, la sensibilité est une puis- 
sance indéterminée ; elle n’entrerait donc jamais en 
exercice sans une excitation venue du dehors. C’est ainsi 
que le combustible, sans le feu, ne brûlerait jamais. La 
pure intelligence, comme nous le verrons plus tard, peut 
penser spontanément, parce que son objet, qui est l’uni- 
versel, réside en elle-même ; mais l’objet de la sensation, 
savoir le particulier, est nécessairement extérieur ; aussi 
ne peut-on sentir spontanément. Impossible de voir sans 
un objet visible, de toucher sans un objet tangible, de 
sentir sans un objet sensible ?. 

Le passage de la sensibilité à l’acte sous l’influence des 
objets sensibles. constitue la sensation. La sensation est 
donc un moyen terme, destiné à mettre en rapport l'être 
qui sent et la chose sentie. Dans cet intermédiaire les 
deux autres termes s'unissent. Tant que l’œil ne voit 
pas les couleurs, il n’a la vue qu’en puissance; c’est une 
matière sans forme, un instrument sans usage; la cou- 
leur est donc ce qui rend la vue réelle et actuelle : elle 
est l'acte de la vue. D'autre part, la couleur n’est elle- 
même qu'en puissance lant qu'elle n’est pas vue par l'œil ; 
la vue est donc l'acte de la couleur. D'où il suit que la 
sensation est l’acte commun du sensible et du sentant, la 
forme où ils s'unissent. Je réalise les couleurs en les 
voyant, et les couleurs réalisent en moi la vision. Forme 
commune de deux matières différentes, la sensation est 
un milieu entre les deux extrêmes, et par là elle est éga- 
lement apte à juger les contraires, — le blanc et le noir, 


1. De An., II, v, 5. 
2. De Sensu, I, 61, a. 


22 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


le grave et l’aigu, le doux et l’amer ; — car elle est en 
puissance chacune de ces choses. Mais ce caractère même 
de moyen terme ne lui permet pas d'apprécier les excès 
dans les qualités sensibles. Une lumière trop vive ou 
trop faible empêche la vision; un son trop grave ou trop 
aigu échappe à l’ouie. C’est que la sensation est un rap- 
port : lorsque le mouvement imprimé à l'organe est trop 
violent, le rapport est détruit, et la sensation disparail. 
Ainsi s’évanouit l'harmonie d’une Iyre dès qu'on en tou- 
che trop rudement les cordes !. 

Cette théorie aristotélique rappelle, par beaucoup de 
traits, l’analyse déliée de la sensation que contient le 
Théétète d’après les principes des Ioniens et de Protago- 
ras. La sensation y est représentée comme un rapport 
entre un sujet qui ἃ la puissance de sentir et un objet qui 
peut être senti ?, La sensation résulte des mouvements 
ou changements corrélalifs du sujet et de l’objet. L'œil, 
en présence du visible, devient « non pas vision, mais 
œil voyant » ; c'est-à-dire que la puissance devient acte. 
Aristote semble s'être souvenu de ces pages du Théétèle, 
auxquelles il ἃ donné un développement admirable. 

Les Pythagoriciens et Empédocle avaient expliqué la 
sensation par l’action du semblable sur le semblable ; Hé- 
raclite et Anaxagore, par l’action du contraire sur son con- 
traire. Il y ἃ du vrai et du faux dans les deux systèmes. 
Platon lui-même les avait déjà en partie conciliés : il ad- 
mettait que toute connaissance suppose à la fois l'identité 
et la différence du sujet et de l’objet, mais surtout l’iden- 
tité %. On sait d’ailleurs que, d’après le Parménide, 
l'identité et la similitude supposent toujours la différence 
et la dissemblance, par cela même qu’elles sont des rela- 
tions et non l’unité absolue. Cette loi s’applique à la con- 


1. Δυνάμει, 167, sqq. 
2..Voy. le Timée. 
3. De Sensu, 11, xu, 23. 


CRITIQUE DE LA THÉORIE DES IDÉES 93 


naissance du monde extérieur et multiple, connaissance 
qui n’est possible que par une certaine multiplicité conte- 
nue dans l’âme : c’est par un cerele mobile que l’âme con- 
nait et parcourt le mobile; mais il est nécessaire qu’en 
même temps elle s'oppose à l'objet de sa connaissance par 
la partie immuable qui est en elle, par l’Idée dans laquelle 
la raison se repose. 

Aristote opère une conciliation semblable du sujet et de 
l'objet. Avant la sensation, l’objet est en acte, la sensibi- 
lité est en puissance : il y a donc entre l'objet et le sujet 
l'opposition de l'acte et de la puissance, et c’est cette 
différence qui fait que le second peut être modifié par le 
premier. Après la sensation, le sens est en acte comme 
l'objet, et ces deux actes n’en font qu’un : il y a donc sous 
ce rapport identité entre le sens et l’objet ; et la sensation, 
qui est leur acte commun, est cette identité même. 

Mais il faut bien comprendre cette identité. Est-ce à l’ob- 
jet sensible tout entier, matière et forme, que le sens est 
identique, ou seulement à la forme de l'objet? « Le sens 
n’est pas l’objet même (car la pierre, par exemple, n’est 
pas dans l’âme), mais la forme de l’objet. L'âme est donc 
comme la main : la main est l'instrument des instru- 
ments... et la sensibilité est la forme des choses sensi- 
bles ‘. » On peut encore comparer l'organe du sens à la 
.cire, qui reçoit la forme d’un anneau d’or ou de fer sans 
en recevoir la matière et sans devenir pour cela ni or ni 
fer. 

C’est cette identité du sujet sentant et de la forme 
sensible qui explique ce merveilleux phénomène de la 
conscience, par lequel nous sen{ons que nous sentons : 
puisque l'acte du sens est le même que l'acte de la chose 
sensible, en sentant la chose sensible 1] se sent nécessai- 
rement lui-même. 


1. De An., 11, v, 7, 14; Ibid., 111, vu, 2 : αἴσθησις εἶδος αἰσ- 
θητῶν. 


24 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


L'union intime du sujet et de l’objet dans la sensation 
rend impossible l'erreur du sens, tant qu'il s'applique à 
son objet propre !. Platon ἃ donc tort de mépriser les sens, 
de les accuser d'erreur, de les considérer, avec Protago- 
ras οἱ Héraclite, comme emportés par une mobilité perpé- 
tuelle ?. 

S1 les sens, que dédaigne Platon, venaient à nous man- 
quer, toute connaissance universelle périrait avec toute 
connaissance particulière. En effet, après la sensation, il 
reste dans l'esprit des formes sensibles sans matière, 
qu'on nomme images. Or, de même que les objets particu- 
liers enveloppent l’universel, de même les formes sensi- 
bles enveloppent les formes intelligibles. C’est seulement 
par son application aux images que l’entendement (4 διά- 
vorx, À διανοητιχὴ Ψυχή) pense l'intellisible, l’universel, le 
nécessaire. Impossible de penser sans image. Il arrive la 
même chose, quand on pense, que quand on trace une 
figure géométrique. Par exemple, quoique n'ayant pas 
besoin que la grandeur du triangle soit déterminée, cepen- 
dant nous en dessinons un d’une grandeur déterminée. 
« De même, celui qui pense, alors même qu’il ne pense 
pas à la grandeur, place cependant une grandeur devant 
ses yeux; seulement il ne pense pas à l’objet en tant que 
grand *. C’est donc dans les images que l’entendement 
pense les formes intelligibles, les idées ὁ. » Ce que la 
matière est à la forme sensible dans les corps, la forme 
sensible l’est à la forme intelligible dans les images ; les 
images sont done comme la matière des idées 5. 

Il y ἃ une facullé supérieure qui conçoit les formes in- 
telligibles sans leur matière : c’est l’intellect ou la raison. 


1. De An., 11, xu, 1; I, 15 HI, 1v, 48, 19. 

2. Mét., vi, 460, c, d. 

3. De Mem., I. 

4. De An., LI, vis. Τὰ μὲν οὖν εἴδη τὸ νοητικὸν ἐν τοῖς φαντάς- 
μᾶσι νοεῖ. 


5. Id., I, vis, 8. 


CRITIQUE DE LA THÉORIE DES IDÉES 25 


L’intellect, comme le sens, est iour à tour en puissance 
et en acte. : 

L’intellect en puissance doit réunir deux caractères. 

1° Puisqu'il conçoit. toutes choses, il doit être distinct 
de toutes choses, ou sans mélange, suivant l'expression 
d'Anaxagore (&uryñs). S’il était par lui-même telle ou telle 
forme, il serait incapable de recevoir les autres formes. 
L'intellect passif a donc le premier caractère de la puis- 
sance : l’indétermination . 

2 Puisque l’intellect conçoit toutes choses, ἢ] faut qu'il 
soit toutes choses en puissance. Tout à l'heure il apparais- 
sait comme opposé à ses objets; maintenant il nous appa- 
rait comme semblable à ces mêmes objets. Anaxagore a 
donc eu tort de croire que l’intellect n’a absolument rien 
de commun avec quoi que ce soit. S'il n’y avait nulle ana- 
logie entre l’intelligible et l’intellect, le premier ne pour- 
rait agir, et le second pâtlir ?. Mais 1l n’en est pas ainsi. 
Comme le sens, avant la sensation, est en puissance la 
forme sensible, moins la matière; ainsi l’intellect, avant 
l'intellection, est en puissance la forme intelligible, moins 
la forme sensible. « La nature propre de l’intellect, c’est 
donc d’être simplement possible ὃ. Ceux qui disent que 
l’âme est le lieu des idées (τόπος εἴδων) parlent fort bien; 
seulement cela est vrai non de l’âme tout entière, mais 
de l'intelligence ; et de plus les idées n’y sont pas en acte, 
mais en puissance ὁ. L'intelligence est comme une tablette 
sur laquelle rien n’est écrit actuellement 5 », mais où tout 
cst écrit en puissance. « Les universaux ne préexislent 


4. De An., HT, 1, 4. 
2. Id., 12. Ἢ γάρ τι χοινὸν ἀμφοῖν ὑπάρχει, τὸ μὲν ποιεῖν δοχεῖ, 
τὸ δὲ πάσχειν. 

3. Id., 3. 

4. Καὶ εὖ δὴ οἱ λέγοντες τὴν Ψυχὴν εἶνα: τόπον τῶν εἴδων, πλὴν 
οὔτε ὅλη, ἀλλ᾽ ἡ νοητιχὴν οὔτε ἐντελεχεία, ἀλλὰ δυνάμει τὰ εἴδη. 
Id., IV, 6. | 

5. “Ὥσπερ ἐν γραμματείῳ, ᾧ μηδὲν ὑπάρχει ἐντελεχείχ γεγραμ- 


μένον. ° 


96 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


pas en nous-mêmes déterminés à l'avance, et sous forme 
de conceptions actuelles ! » ; mais ce sont des dispositions 
prochaines, et comme des possessions ou habitudes (ëte:s) 
prêtes à l'acte. Aussi, lorsque l'intelligence applique les 
principes universels, il ne lui semble pas qu’elle apprenne, 
mais qu’elle reconnaisse : sa science lui semble réminis- 
cence. C’est là une simple analogie, que Platon prend pour 
une identité. Il est faux que la connaissance, d’une ma- 
nière absolue, ne soit que souvenir ?. Sans doute « il y ἃ 
des choses que nous savons immédiatement, par exemple 
que telle figure a ses angles égaux à deux droits, si nous 
savons que cetie figure est un triangle » ; mais précisé- 
ment il a fallu savoir d’abord qu’elle est un triangle, et 
pour cela faire usage de l'expérience. La raison ne fournit 
que le principe universel sans aucune des particularités. 
Ce principe, comme toute habitude, entre en acte dès que 
l'obstacle est levé; et, remarquons-le bien, cette entrée 
en acle n’est pas un mouvement, mais au contraire un 
repos qui succède aux agitations de la nature et des sens. 
« Les habitudes de la partie intellectuelle de l’âme ne sont 
point produites par génération. ; c’est parce que la pen- 
sée se calme et se fixe que nous disons qu’elle sait el 
pense. Or, il n’y a point de génération du mouvement au 
repos : le repos n'apparlient à aucune sorte de change- 
ment ?. » L'âme, sous le poids du corps au commence- 
ment de la vie, est ensevelie dans le sommeil : elle n’a 
qu’à s'éveiller. Comme un homme qui sort de l'ivresse, ou 
qui de la maladie revient à la santé, il ne s’agit pas pour 
elle de devenir autre qu’elle n’était et de changer, mais 
de redevenir elle-même par le repos *. La pensée a été 


1. Anal, post., II, χιχ. 

2. Οὐδαμοῦ γὰρ συμδαίνει προεπίστασθαι τὸ χαθέχαστον, ἀλλ᾽ ἅμα 
τῇ ἐπαγώγη λαμόάνειν τὴν τῶν κατὰ μέρος ἐπιστήμην, ὥσπερ ἀνα- 
γνωρίζοντας. Anal., 11, χχι. Cf. 1,1, Mag. mor, II, νι. 

3. Phys, VIL πὶ. 

4. Ravaisson, tbid. 


CRITIQUE DE LA THÉORIE DES IDÉES 97 


comme mise en déroute par l’action du monde extérieur ; 
elle se reforme par degrés. « A la guerre, un fuyard 
vient-il à s'arrêter, un autre s’arrêle aussi, puis un autre, 
puis un autre, et de ces individus tout à l'heure dispersés 
se forme une armée. De plusieurs sensations qui s'arrêtent 
et se rapprochent dans la mémoire se forme peu à peu une 
unité, c’est-à-dire un universel. La notion sensible de 
Callias est comme un point d’arrêt autour duquel viennent 
se rallier plusieurs notions sensibles de la même espèce, 
el de là résulte l’idée de l’homme en général. Telle est 
encore l’origine de l’idée d'animal en général, et de tous 
les universaux sans exception ?. » La science est donc un 
ordre qui se rétablit, un rapport sous lequel les termes 
reviennent se placer d'eux-mêmes. Toute science en effet, 
ainsi que toute vertu el en général toute habitude, est une 
disposition, un ordre, un rapport étranger au mouvement. 
Ainsi l’âme possède naturellement l’universel et n’a besoin, 
pour le concevoir, que du repos produit par les images 
qui se fixent dans la mémoire ?. 

Toutefois, ces images ne sont que la cause occasionnelle 
de la conception de l’intelligible ; elles n’en sont pas la cause 
réelle. 1] doit pourtant exister une cause qui explique l’ac- 
tualité de la raison dans l’âme humaine. Nous l’avons vu, 
l'intellect humain est par lui-même une puissance, et la 
puissance veut un principe qui la détermine et l’actualise ; 
comment se fait-il donc qu'au mouvement et au tumulte 
de la sensibilité succède (à l’occasion des images) ce repos 
qui fait l’actuolité de l'intelligence ? — Répondre à cette 
question par l'hypothèse d’une vie antérieure et d'un sou- 
venir de cette vie, c’est, dit Aristote, prendre des symboles 
pour des explications, des métaphores vaines pour des 
raisons. D'ailleurs , c'est reculer le problème sans le 
résoudre. | 


4. Anal. post., 11, xix. Cf. Mét., I. 
2, Ravaisson, ibid. 


ὧν us ΤΕΣ τε ΠΕ JE ἘΦ, ΠΥ 


At ste deb te nel “Mprenuire ἢ mature du 
2, ἐν Δ vUods ee Gale DLL + HOT L'YDADEIEr. 

Xcuu ete te nel. ['nivdisvhie est réel et 
met Giles + Lricuier. Jar Cute ie [inieliurenge. il 
Me Li UE CHINE πὸ ἀεὶ ptits πὰ eessint ètre 
“HAUT GS 6 Daruler. 48 À tent un ample ètre en 
pin. 

Xi “ururs. EH Ὁ Deile He. | DeLIIOSee R'exIs- 
Qi πὶ De: 4 ἢ “neevinc , intriiible comme 
Seoare LE curteLier, ae à jus le à puirssanee à l'ac- 
tuaste. La marge fe are oenes at eugie Je lintellisible 
soi ae rares [ie Cities L'inteilinble. en per- 
dant + a write fins sonate. à remiu Mntellience 
meme getuele. Cie ment p urraitAl ain lui communi- 
quer de la realite au moment prets où il perd sa réalité 
propre. si. à l'instant de so esatact avee l'intelligence, il 
n'avait pas une realite superieure? 

Au-dessus des objets particuliers. qui contiennent logi- 
quemeni lintellinible en puissanee avant de le contenir en 
acte. et au-dessus de l'intelligence passive. qui contient 
de mème l’intellinble en puissance avant de le contenir 
en acte, il faut nécessairement admettre un terme primitif 
où l’intelligible et l'intelligence sont éternellement actuels : 
car, en toutes choses, l’acte précède la puissance. « Il y 
a donc une intelligence capable de lout devenir, et une 
autre capable de tout faire; celle-ci est comme une habi- 
tue, et elle est analogue à la lumière: car la lumière 
fait exisier en acte les couleurs qui n’existaient qu’en 
puissance !, » Voilà la raison en acte, foyer nécessaire de 
toute raison humaine. Voilà celte raison supérieure, qui 
est à la fois ce que nous avons de plus intime et de plus 
étranger, innée en apparence et relativement au monde 
sousible, € venue pourtant du dehors, et seule divine ? ». 


A De Brun, DU, V, À 
Ὡς ἪὋ δὲ vos ἔοικεν ἐγγίνεσθαι, οὐσία τὶς οὗτα. De An., I, 1v, 


CRITIQUE DE LA THÉORIE DES IDÉES 90 


C’est de la vie divine que nous vivons.quand nous vivons 
de la vie raisonnable *. « Le principe de la raison n’est pas 
la raison même, mais quelque chose de meilleur; et que 
peut-il y avoir de meilleur que la science même, si ce n’est 
Dieu *? » 

Ainsi, l’entendement humain est une puissance passive 
qui peut prendre toutes les formes, recevoir toutes les 
idées : comme la matière première, c’est ce qui peut tout 
devenir; c’est la puissance universelle dans le monde des 
idées, comme la matière dans le monde de la réalité. 
L'intelligence absolue est l’activité créatrice qui fait venir 
à l’acte toute forme possible, et qui produit toute pensée ὃ. 
Cette intel'igence est en nous, et cependant elle n’est pas 
nous-mêmes. La lumière est dans nos yeux, elle n’est pas 
nos yeux. Cette pensée essentiellement active qui actua- 
lise notre pensée, celle cause première de la science, su- 
périeure à la science même, que serait-ce, encore une 
fois, sinon la pensée divine? 

Le caractère essentiel de cette pensée, c’est d’être toute 
en acte. En effet, si elle passait de la puissance à l’actua- 
lité, il faudrait une cause supérieure qui expliquât son 
développement, et de cause en cause on arriverait néces- 
sairement à une pensée immobile, toujours réelle et 
actuelle. 

Voici maintenant l’importante conséquence qui en ré- 
sulte. La pensée suprême étant un acte pur, 1] ne peut 
plus y avoir en elle l'opposition du sujet et de l’objet. 
D'où vient, en effet, que cette opposition se trouve dans 
la sensibilité et dans l’entendement humain? C’est qu'il y 


18. Λείπεται δὲ τὸν νοῦν μόνον θύραθεν ἐπεισιέναι, καὶ θεῖον et/ou 
μόνον. De An. gen., IT, ni. 

4. Ὃ χατὰ νοῦν Bios, θεῖος. Eth. Nicom., X, vi. 

2. Κινεῖ πως πάντα τὸ ἐν ἡμῖν θεῖον; λόγου δ᾽ ἀρχὴ οὐ λόγος, ᾿ 
ἀλλά τι χρεῖττον. τί οὖν ἄν χρεῖττον τῆς ἐπιστήμης εἴποι, πλὴν 
θεός; Eth. Eud., VII, χιν. 

ὃ. Ἔστιν ὁ μὲν τοιοῦτος νοῦς τῶ πάντα γίνεσθαι, ὁ δὲ τῷ πάντα 
ποιεῖν. De An., II, v. 


30 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


a dans ces facultés. et aussi dans leurs objels, une puis- 
sance distincte de l'acte. Telle sensation actuelle n'est pas 
la sensibilité tout entière, et de même toute forme sen- 
sible n'est pas l'objet tout entier. La sensation n'est donc 
ni tout le sujet ni tout l'objet ; elle est seulement le moyen 
lerme où sc réalisent en un seul et même acte, sans s’y 
épuiser jamais. leurs puissances contraires : c'est une 
forme commune à deux matières différentes. et par con- 
séquent c’est un simple point de contact entre deux choses 
qui restent distincles. De mème, dans l'entendement, le 
sujet est une puissance qui s'oppose elle-même à l'objet 
actuel de sa pensée, comme à une forme et à une limite 
où elle n’est pas contenue tout entière. Ici encore 1] reste 
une distinction entre le sujet et l'objet. Mais, dans cette 
raison supérieure où toute puissance ἃ disparu et qui a 
pour essence l'acte même de la pensée, on ne peut plus 
opposer le sujet et l’objet; car comment différeraient-ils ? 
L'intelligence est sans matière distincte de la forme, sans 
puissanee cachée sous l’action; elle est pure action et pure 
forme !. Et il en est de même de son objet; car, si l’intel- 
 ligible existait en puissance avant d'être en acte, il y 
aurait un moment où 1] ne serait pas saisi par l'intelli- 
gence, et par conséquent celle-ci ne serait pas toujours 
actuelle, ce qui est faux. L’acie pur est donc l'essence de 
l'intelligible comme il est l’essence de l'intelligence. De 
là résulte une complète identité entre le sujet et l’objet : 
l'intelligible, étant l'acte de l'intelligence, est l’intelli- 
gence même, puisque celle-ci n’est pas distincte de son 
acte. D'autre part, l'intelligence, étant l’acte de l’intelli- 
gible, est l’intelligible lui-même, puisqu'ici encore il n’y 
a pas autre chose qu’une pure actualité. Ainsi, dans le 
principe suprême de la connaissance, l'objet et le sujet 
sont ramenés à l’unité, et c’est ce qui rend possible toute 
connaissance. Si l'être tombe sous la pensée, et si la 


4. Ravaisson, ibid. 


CRITIQUE DE LA THÉORIE DES IDÉES 31 


pensée atteint l'être, c'est qu'il y ἃ un terme supérieur où 
la pensée et l'être, l’intelligence et l’intelligible, sont à 
jamais identifiés 1. 

C'est cette intelligence divine, identique à l’intelligi- 
ble, qui développe les puissances de l’entendement hu- 
main. Chaque espèce de sensation fait apparaître dans 
l'entendement une forme intelligible correspondante, qui 
n’est pas l’inteligible tout entier, mais seulement une de 
ses déterminations. Celte forme intelligible ou idée est un 
intermédiaire entre le pur sensible et le pur intelligible ; 
c’est l’intelligible restremt et comme mutilé. Platon en a 
fait un être; mais 1l n'y a point d’être de cette espèce. 
L’intelligible, en tant que borné, existe dans les objets 
particuliers et dans l’entendement humain. Mais dans la 
raison divine l’intelligible est pur et sans bornes, un, 
simple, sans distinction, sans opposition, sans diversité 
de formes, sans Îdées. Il n’y a nulle place pour la ma- 
tière οἱ la puissance dans l’acte de la pensée suprême, et 
par conséquent cette pensée ne peut penser que la pensée. 
Elle ne connaît pas le monde et les imperfections qui 
résultent du mélange de la puissance avec l'acte; elle ne 
connait pas les rapports qu'elle-même soutient avec la 
matière qu'elle actualise, et par conséquent elle ne ren- 
ferme pas les Idées. 

Où sont donc les Idées? Dans les choses finies, ct dans 
la pensée finie de l'homme; elles ne sont pas ailleurs, 
elles n’ont point d’existence séparée, elles ne sont point 
des réalités supérieures à la nature et à l’entendement. 
Dieu ne les constitue pas, et 1] ne les connait pas. Toute 
la doctrine de Platon est renversée, et les arguments qu’il 
veut tirer des conditions de la science n’aboutissent point 
au but qu’il s'était proposé. 


II. Telle est la théorie de la connaissance qu’Aristote 


4. Mét., ΧΙ, 249, 1. 40 


32 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


oppose à Platon. et qu'il semble considérer comme entié- 
reinent nouvelle. Ceries. on ne peut méconnaïitre l'origi- 
nalité d'Ansiote: mais comment ne pas avouer qu'au 
ruoment même où 1] combat son maïre. il entre plus 
profondément dans l'esprit du platonisme que ne l'ont 
jomais fai un Xénoerate ou un Speusippe ? Demandons- 
nous, en nous placant au point de vue de Platon, ce que 
le maître aurait pu répondre à l'argumentation de son 
disciple, ce qu'en résumé 1] aurait admis ou rejeté dans 
cette théorie de la connaissance. 

Le premier reproche d'Arisiote à Plalon, c'est que 
celui-ci a confondu l'ordre de la science avec l'ordre de 
l'existence, la séparation logique du particulier et de 
l'universel avec une séparalion réelle et métaphrsique. 

Platon aurait répondu que nous connaissons les choses 
par les nolions que nous en avons, et qu'il est légitime de 
considérer les lois de la pensée comme identiques aux 
lois des choses, pour peu que ces lois aient un caractère 
de nécessité οἱ d’universalité. Si donc il v a dans notre 
esprit une séparation οἱ même une opposition véritable 
entre le particulier et l'universel, la raison en doit être 
dans la nature des choses. Aristote lui-même n’admet-il 
pas, en définitive, l'identité de la pensée et de l'être? 
N'estce pas là le principe suprême de sa philosophie, 
comme de la philosophie platonicienne? Qui dit vraies 
lois de l'intelligence, dit lois de l'existence. C'est le ca- 
ractère propre de la raison , selon Aristote comme selon 
Platon, que de se considérer elle-même comme absolue, 
et d'imposer son essence à tout le resle comme un prin- 
cipe universel. La critique de Kant n'existe pas encore. 

Si donc on démontre que les Idées sont véritablement 
des lois essentielles et des formes absolues de la raison, 
on aura le droit, d’après le principe de la philosophie 
ancienne, de leur attribuer une réalité absolue. 

Ce caractère des Idées est précisément ce qu’Aristote 
conteste. Pour lui, les Idées ont un caraétère tout relatif 


ARISTOTE. CRITIQUE DE LA THÉORIE DES IDÉES 33 


et résident dans l’entendement ou la διάνοια, non dans la 
raison pure ou le νοῦς ; d’où résulte l'impossibilité de les 
transporter dans l'absolu de l'être et de la pensée. Toute 
la différence du maître et du disciple est en ce point. Les 
Idées sont-elles des abstractions de l’entendement dis- 
cursif, ou des objets réels de la pensée intuitive? Tel est 
le problème ontologique qui ne pouvait être résolu qu'après 
l'analyse psychologique des degrés de la connaissance. 

Le premier degré est la sensation. Platon ne l’a jamais 
rejetée, quoi qu'en dise Aristote. Platon dédaigne la sen- 
sation et s’en méfie, cela est vrai; mais il l’accepte cepen- 
dant comme la condition nécessaire de la science. S'il 
refuse de réduire, avec Protagoras, la science à la sen- 
sation, 1l ne refuse pas moins de la réduire, avec Parmé- 
nide et les Mégariques, à la pensée pure. N’a-t-il pas 
repoussé également les excès du sensualisme et ceux de 
l'idéalisme? S'il penche néanmoins de ce dernier côté, 
n'est-ce pas parce que la raison intelligible des principes 
et des causes lui paraît, après tout, supérieure en réalité 
à la région sensible des effets el des phénomènes ? Il eût 
repoussé l'accusation de pur idéalisme portée contre lui 
par Aristote, et il eût montré les pages du Phédon et de 
la République où 1] déclare que la sensation est pour 
l'homme la condition nécessaire de la réminiscence et de 
la science. Malgré cela, 1] y a souvent dans ses œuvres un 
excès de sévérité à l'égard des sens. 

Aristote considère la sensation comme l’état commun du 
sujet sentant et de l’objet sensible, et c’est là une de ses 
conceptions psychologiques les plus originales. Par là il 
perfectionne, nous l’avons vu, la doctrine de son maître, 
qui attribuait la sensation à une analogie entre le sujet et 
l'objet, résultat de l’action mutuelle des semblables au 
sein du dissemblable. Aristote reproche à Platon de ne 
pas avoir distingué nettement l’analogie formelle de l’ana- 
logie matérielle, et d’avoir fait entrer dans l'âme tous les 
éléments, afin qu’elle pût connaître toutes choses; il 

IUT. — ὃ 


34 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


rapproche la théorie platonicienne des théories matéria - 
listes les plus grossières !. Mais ne suffit-il pas de lire le 
Timée pour voir que les éléments de l'âme, d'après Pla- 
ion, sont purement idéaux? Le même, l’autre et l’es- 
sence intermédiaire ne ressemblent guère à l’eau, à 
l'air et au feu des loniens. L’analogie du sujet et de 
l'objet, dans la connaissance sensible, est donc pour Platon 
une analogie de forme. C’est, avons-nous dit, par le côté 
multiple et divers de son essence que l’âme est capable de 
connaître la mulliplicité et la diversité des objets sensi- 
bles; elle contient éminemment les formes de toutes 
choses, les /dées, et par là elle peut connaître toutes 
choses. Y a-t-il bien loin de cette théorie à celle d’Aris- 
tote, qui nous montre l’âme connaissant tout parce qu’elle 
est capable de recevoir toutes les formes, parce qu'elle 
est ainsi toutes choses en puissance, sinon en acte ? En 
définitive, Platon et Aristote expliquent également la con- 
naissance des objets matériels par la connaissance des 
formes et, dans ces formes, tous deux reconnaissent l’uni- 
versel et l’intelligible. La forme sensible et particulière, 
dit Aristote, enveloppe la forme intelligible et générale ; 
l'image contient l’idée, et en est comme la matière. De 
son côté, Platon considère la sensation comme produite 
par les nombres sensibles, imitation des nombres intelli- 
gibles. Les nombres désignent-ils autre chose que des 
formes, des rapports, tantôt concrets, tantôt absiraits, 
tantôt idéaux? Pour Aristote aussi la sensation résulte 
d'un rapport concret, d’une forme sensible. Ce que 
Platon exprimait symboliquement, Aristote l’exprime avec 
la précision d’une psychologie déjà scientifique. 
Au-dessus de la sensation et de l'opinion, Platon avait 
admis la raison discursive, de même qu’au-dessus des 
nombres sensibles, et au-dessous des Idées, il avait placé 
les nombres logiques et mathématiques. Aristote, entre la 


4. De Animi, loc. cit. 


ARISTOTE. CRITIQUE DE LA THÉORIE DES IDÉES 35 


sensibilité et la raison pure, place la pensée discursive ou 
entendement, qu’il appelle aussi διάνοια, et qui a pour 
objet les notions logiques ‘. Sensibilité, entendement, 
raison, voilà les trois degrés de la vie. L'animal vit de la 
vie sensible; l’homme ordinaire, de la vie de l’entende- 
ment; le sage, de la vie contemplative ou divine ?. Cette 
division psychologique est encore toute platonicienne. 
L’entendement, identique à l’intelleet passif, est d’abord 
une pure puissance, qui s’actualise par degrés ; c’est donc 
la région du mouvement et du progrès, le domaine de la 
dialectique et de la logique, dont le caractère est d’être 
essentiellement discursives. Les objets de l’entendement 
sont les genres et les espèces, qui, comme l’entendement 
lui-même, ne sont d’abord que des virtualilés. Un terme 
supérieur est nécessaire pour les réaliser dans la nature 
et dans l'esprit, et ce terme est la raison pure. A entendre 
Aristote, Platon aurait confondu l’entendement, qui a 
pour objet de simples abstractions, avec la raison, qui a 
pour objet la réalité suprême. Mais la distinction de la 
διάνοια et de la νόησις n'est-elle pas empruntée à Platon 
lui-même? Aristote ne nous apprend-1l pas que Platon éta- 
blissait la plus grande différence entre la conception des 
nombres mathématiques et celle des nombres idéaux! Qui 
a mieux décrit que Platon cette sphère de la science discur- 
sive, multiple et mobile, qui s'élève de degré en degré, 
de genre en genre, jusqu'à l’universalité absolue du Bien? 
Qui ἃ mieux posé la parfaite unité du premier principe, 
dont la connaissance rationnelle n’est plus un mouvement, 
mais un repos ? Simple en lui-même, Dieu est l’objet d’une 
intuition simple, semblable au regard immobile qui con- 
temple le soleil également immobile. Cette célèbre com- 
paraison de l’Idée de Dieu avec la lumière, on la retrouve 


1. Τὴν διανοίαν καὶ τὴν χοίνην αἴσθησιν. De part. an., IV, x. 
— Τῇ διανοντικῇ ψυχῇ τὰ φαντάσματα οἷον αἰσθήματα ὑπάρχει. 
2. Eth. Nic., 4 ICE 


36 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


dans Aristote, et sa théorie de la raison ressemble par la 
forme même et par les images à celle de Platon. L'œil, 
pour voir, a besoin de la lumière qui réalise les couleurs ; 
de même l’entendement humain, pure faculté, a besoin 
d’une raison active qui l'éclaire et qui est Dieu même. 
Ainsi parle Aristote, et ce sont presque les paroles de 
Platon dans la République. La vraie science est dans la 
pensée immuable qui a Dieu pour objet; c’est là le prin- 
cipe le plus élevé du platonisme comme de l’aristotélisme. 
Toute opération intellectuelle dans laquelle il reste du 
mouvement et de la multiplicité a un caractère provisoire, 
hypothétique et dépendant ; de là l’infériorité des mathé- 
matiques et de la logique. Platon l’a déclaré avec la plus 
grande clarté dans le septième livre de la République. 
Comment donc admettre les accusations d’Aristote, au 
moment même où 1l emprunte à son maître presque loute 
la théorie psychologique de la raison? 

Ce qui appartient en propre à Aristote, c’est la distinc- 
tion de la puissance et de l’acte dans les facultés et les 
opérations intellectuelles ; c'est surtout la conception de 
l'intelligence humaine comme d’une pure virtualité, que 
l'intelligence divine réalise. Mais pourquoi est-il si sévère 
contre la doctrine platonicienne de la réminiscence et de 
la maïeutique, qui est l’antécédent de la sienne? Notre 
âme, dit Platon, est grosse de la vérité ; elle possède toutes 
les Idées, mais comme on possède un souvenir. Y a-t-il si 
Join de cette doctrine socratique à la science virtuelle 
d’Arislote? Accoucher les esprits, n'est-ce pas produire 
au jour ce qu'ils renferment obscurément? n'est-ce pas 
les faire passer de la puissance à l'acte? Apprendre, c’est 
se souvenir, dit Platon ; pour avoir la théorie d’Aristote, 
il suffit de dire : apprendre est un acte analogue au sou- 
venir. La mémoire, en effet, conserve les idées à l’état 
virtuel et les actualise à un moment donné; de même, 
l'intelligence tout entière ne fait de progrès que par le 
développement de ce qu’elle enveloppe. Dans le Théé- 


ARISTOTE. CRITIQUE DE LA THÉORIE DES IDÉES 91 


tête, où Socrale expose sa méthode maïeutique, on 
trouve la distinction entre posséder el faire usage (ἕξις, 
χτῆσις) 1: de là aux expressions d’Aristote la distance 
n'est pas grande. 

Aristote avait le droit de reprocher à Platon ses sym- 
boles et ses mythes poétiques; mais Platon, à son tour, 
aurait pu lui reprocher de représenter comme entière- 
ment vides de sens des symboles dont il avait fort bien 
su, pour son propre comple, découvrir le sens profond. 

Concluons que l'accord est presque complet entre Pla- 
ion et Aristote en ce qui concerne les degrés de la con- 
naissance et la nature psychologique de nos diverses 
facultés intellectuelles. 

Où est donc leur opposition? — Elle n’est pas dans ce 
qu'on pourrait appeler le point de vue subjectif, mais 
dans la valeur essentielle qu’ils accordent aux objets de 
nos facultés. 

Ce qu’Aristote reproche à Platon, c’est d'avoir réalisé 
les genres. Il y a du vrai et du faux dans cette accusation. 
Il est faux que, pour Platon, le genre soit identique à 
l'Idée, le nombre intermédiaire au nombre suprême. 
Mais il est vrai que, d’après Platon, le genre a sa raison 
dans l’Idée, et la distinction des genres dans la distinction 
des Idées. D’où il suit que les notions logiques aboulis- 
sent en dernière analyse à quelque réalité métaphysique 
où elles ont leur fondement. Platon n’accorde pas à l’es- 
prit humain le pouvoir de rien créer. Quand l'esprit ne 
conçoit pas l’actuel, il faut qu’il conçoive au moins le 
possible, hormis quand sa pensée est absurde et contradic- 
toire, quand elle n’est pas une pensée. Or le possible, 
nous ne le faisons pas. Il a sa valeur indépendante de 
nous-mêmes ; il a son fondement dans quelque chose de 
supérieur à nous, et la possibilité logique repose sur une 
réalité métaphysique, sur une puissance active de l'ab- 


1. Voy. t. I, p. 253 et suiv. 


98 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


solu . Les genres ne sont donc pas notre œuvre. Ils ne 
sont pas non plus de pures abstractions ; ils correspondent 
à des réalités intelligibles, à des formes vivantes de la 
substance et de la pensée divine. Les nombres intermé- 
diaires ont leur origine dans les nombres idéaux; les 
distinctions de l’entendement supposent un principe de 
distinction dans la raison même. 

C'est là ce que nie Aristote. D’après lui, 1l n’y a pas de 
nombres idéaux. Ce qu’il rejette, à propremeut parler, 
ce n'est pas l'Idée, conçue comme réalité intelligible. Qui 
a plus nettement enseigné que lui l'existence d’un prin- 
cipe parfailement actuel et réel, quoique purement intel- 
ligible? Mais ce qu'il rejette formellement, ce sont 
LES /dées, c’est le monde intelligible, c’est la multiplicité 
idéale dans l'essence et dans la pensée divine. En dehors 
des genres, chose divisible et par là même abstraite, il n’y 
a pour lui que la simplicité absolue de l'individuel. On 
peut donc admettre les nombres mathématiques et logi- 
ques, comme conceptions de l’entendement ; et au-dessus, 
on doit placer l’Intclligible, mais non pas les entelligi- 
bles, les nombres idéaux. Le nombre ne peut pénétrer, 
même sous une forme éminente, dans l'unité parfaite- 
ment individuelle de la pensée pure. 

Aristote est donc d’aecord avec Speusippe pour rejeter 
les nombres idéaux; seulement, au lieu de prendre pour 
principe l'unité de la pure puissance, germe enveloppant 
tous les contraires, il prend pour principe l'unité de 
l'acte pur. Par là il demeure platonicien beaucoup plus 
que Speusippe, puisque le platonisme consiste essentiel- 
lement à admettre la réalité de l’intelligible ou de l'idéal, 
dût-on exclure la multiplicité des intelligibles. 

On voit sur quel point se concentre l'opposition de 
Platon et d’Aristote. De [a distinction des genres et des 
notions logiques, Platon conclut à une distinction d’es- 


4. Soph., loc. cit: 


ARISTOTE. CRITIQUE DE LA THÉORIE DES IDÉES 39 


sence, de pensée et de puissance dans le premier prin- 
cipe. Aristote, au contraire, enferme cette distinction dans 
les limites de l’entendement humain; il ne lui permet pas 
de franchir ces limites pour passer dans l’Intelligible même. 
Ce que Platon objective, Aristote le réduit à un phénomène 
tout subjectif de l'intelleet humain. Autre chose, dit-il, 
sont les conditions de la science discursive ; autre chose 
les conditions de l'existence. Encore une fois, tout le 
problème est là. Faut-il conclure des nécessités de nos 
conceptions logiques à une nécessité réelle et métaphy- 
sique, des nombres intermédiaires aux nombres idéaux ? 

Sur cetle question dernière et fondamentale, les objec- 
tions d’Aristote n'auraient certainement pu convaincre 
l'auteur du Parménide. — Dans le Premier Principe, eût 
répondu celui-ci, doit se trouver la raison intelligible et la 
puissance productive de toutes choses, sans aucune ex- 
ception; or, il y ἃ dans nos pensées et dans leurs objets 
un mélange de multiplicité et d'unité qui en fait quelque 
chose d’analogue aux nombres ; 1] doit done y avoir dans 
le Premier Principe, dans l’Intelligible suprême, non seu- 
lement une raison d'unité, mais aussi une raison de mul- 
tiplicité et de différence qui constitue l’/dée. Ce premier 
principe doit être tout à la fois un et tout, du moins émi- 
nemment ; en tant qu'un, il est individuel ; en tant que 
tout, il est universel. Il y a donc un principe intelligible 
de la multiplicité, en même temps que de l'unité. Il y ἃ 
dans l’Un une pluralité éminente de formes et de pensées 
qui se concilie avec la simplicité absolue de son être. L'un 
enveloppe les possibles dans son essence, il les connaît par 
sa pensée, il les réalise par la puissance motrice de l’âme, 
et forme le monde sensible sur le modèle d’un monde 
intelligible. 

De là la nécessité d'admettre tout à la fois l’Idée et Les 
Idées, ou, en une seule expression, l’Zdée des Idées. 
Supprimez cette pluralité éminente et intelligible des 
formes, et vous rendez inexplicable, selon Platon, la 


40 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


distinction des notions logiques dans l'esprit humain. 
Supprimez la réalité et l'individualité de l’universel, et 
vous rendez inexplicable la conception même des genres. 
La logique a donc sa raison dernière dans la métaphy- 
sique, avec laquelle elle finit par se confondre; et il faut 
admettre tout à la fois les nombres sensibles, qui existent 
dans les choses particulières; les nombres logiques, qui 
existent dans l’esprit de l’homme et ne sont d’ailleurs que 
de pures virtualités, et enfin les nombres métaphysiques, 
qui existent actuellement dans la substance et dans la 
pensée du premier principe. 

Telle est la réponse que Platon, en se maintenant à son 
point de vue propre, aurait pu faire aux objections d’Aris- 
tote tirées de la nature de la connaissance. 


CHAPITRE ΠῚ 


CRITIQUE DE LA PREUVE DES IDÉES TIRÉE DES 
CONDITIONS DE L’EXISTENCE 


I. Premier caractère de l’Idée : l’universalité. L’essence des 
choses peut-elle être un principe universel? — Que l'être 
est un. Deux espèces d’unité : individuelle et universelle. 
Comment Aristote place l’essence dans la forme indivi- 
duelle. — II. Comment, par une analyse plus approfondie 
de l’essence, Aristote revient à la pensée de Platon sur 16 
principe universel de notre être. — 1II. Deuxième caractère 
de l’Idée : la transcendance. Que l'essence des choses ne peut 
être un principe transcendant et séparé. Sens divers dans 
lesquels Platon et Aristote prennent le mot essence. Principe 
interne ou principe externe de l'être. — Comment l’oppo- 
sition de Platon et d’Aristote sur ce point se résout dans 
un accord final. 


L'Idée, d’après Platon, est le principe de l'existence 
comme elle est le principe de la connaissance ; elle est ce 
qui constitue l'être des choses, ou leur essence. Or, 
placer l'essence des choses dans l’Idée, c’est croire : 19 que 
l'essence est quelque chose d’universel; 2° qu’elle est en 
elle-même séparée des objets, χωριστόν, supérieure et 
extérieure à eux, ou transcendante. D'après Aristote, ces 
deux caractères de l’Idée platonicienne ne peuvent con- 
venir à la véritable essence des choses, qui doit être en 
premier lieu individuelle et en second lieu intérieure aux 
objets, ou immanente. 


42 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


I. C’est par « la considération de l’unité dans la plu- 
rahté » que Platon est amené à placer l’essence des 
choses dans un principe universel, ou Idée. Le multiple 
ne peut fournir la raison des choses, car il a lui-même 
besoin d’une raison qui l’explique en le ramenant à l’unité. 
Cela seul existe, qui est un ; et la pluralité n'existe que 
par l’unité qu'elle contient. L'unité est donc la même 
chose que l'être. — Sur ce premier point, Aristole est 
d'accord avec Platon. « Tout ce qui est, dit-il, est un; et 
tout ce qui est un, est. » Mais que faut-il entendre par 
cette unité qui constitue l’être? Ici recommence le dés- 
accord. | 

On appelle un ce dont la notion (λόγος) est une, en 
d’autres termes, l’objet d’une seule et même pensée. Or, 
il y a deux choses qui offrent ce caractère : 

4° L’indivisible en nombre, ou l'individu (τὸ καθ᾽ ἔχασ- 
τον); | 

2° L’indivisible en forme, ou l’universel (τὸ χαθόλου) ". 

D’après Platon, c’est l’universel qui est l’£'tre, l'Es- 
sence. « Mais il est impossible, dit Aristote, qu'aucun 
universel, quel qu'il soit, soit essence (οὐσία). Et d’abord, 
l'essence première d’un individu, c’est celle qui lui est 
propre, qui n’est point l'essence d’un autre; l’universel, 
au contraire, est commun à plusieurs êtres; car ce qu’on 
nomme universel, c’est ce qui se trouve, dans la nature, 
en un grand nombre d'êtres. De quoi l’universel sera-t-il 
donc essence? Il l’est de tous les individus, ou il ne l’est 
d'aucun; et qu’il le soit de tous, cela n’est pas possible. 
Mais, si l’universel était essence d’un individu, tous les 
autres seraient cet individu, car l'unité d'essence con- 
slitue l’unité d’être. D'ailleurs, l'essence, c’est ce qui n’est 
pas l’attribut d’un sujet ; or l’universel est toujours l’attri- 
but de quelque sujet ?. » Le véritable être n’est donc 


4. Mét., X. 
2, Mét., VII, ch. xs. 


ARISTOTE. CRITIQUE DE LA PREUVE DES IDÉES 43 


point quelque chose de général. Socrate est Socrate non 
par ce qu'il a de commun avec tous les hommes, mais 
par ce qu’il a de particulier. Il y a en lui quelque chose 
de simple et d’indivisible par où il s'oppose à tout le 
reste. Chaque être, chaque substance ἃ une manière 
d’être fondamentale et habituelle, qui est sa forme et son 
essence. Cette forme essentielle ou substantielle, Aristote 
l'appelle nature dans les êtres inférieurs ?, âme dans les 
plantes, les animaux et l’homme. Elle est l’objet d’une 
intuition immédiate, et, quoiqu'elle soit le but où tend la 
définition, elle échappe cependant par son caractère de 
simplicité à la définition et à la nofion, qui sont des nom- 
bres ὃ. Seulement, plus les opérations logiques se rap- 
procheront de ce terme, plus la définition sera voisine de 
la dernière d’fférence, et plus la science elle-même sera 
voisine de son objet, l'essence des choses. Or, la diffé- 
rence, par rapport au genre, constitue l'espèce; c’est 
donc l’espèce qui est l'élément essentiel de la définition. 
Pourtant, ne l’oublions pas, l'espèce n'est pas l’essence 
même, parce qu'elle contient encore de la généralité. 
Toute généralité est une puissance plus ou moins voisine 
de l’acte, mais qui n’est pas en acte. L'espèce est plus voi- 
sine de l'acte que le genre proprement dit, et voilà pour- 
quoi elle est l’objel principal de la science discursive ; mais 
elle n’est pas encore en acte, et elle: n’est pas l’objet de la 
science intuitive. L’essence d’une chose, c’est elle-même 
dans l’exercice de son activité propre: l'essence réelle 
n’est donc autre chose que l’individualité 3, En détermi- 
nant la forme spécifique, la définition, élevée par Platon 
au rang d'essence sous le nom d’Idée, ne détermine qu’une 


1. Τὴν γὰρ φύσιν μόνην ἐν τοῖς φθαρτοῖς ἄν τις θείη οὐσίαν. Mél., 
VIII, 469, 45. 

2. "O τε γὰρ ὁρισμὸς ἀριθμός τις (διαιρετός τε γὰρ καὶ εἰς διαί- 
pera). De part. an., VII, 169, 30. 

3. De gen. an., 11, 1. Ἧ γὰρ οὐσία τῶν ὄντων ἐν τῷ καθ᾽ 
ἕχαστον. Ravaisson, t. I, ch. ur, 


44 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


forme encore extérieure de l’essence ; elle ne détermime 
qu’un indéfini, une possibilité qui embrasse dans sa sphère 
l'existence, maïs ne la constitue pas, puisqu'elle embrasse 
aussi la non-existence. L’essence et l'existence ne se con- 
fondent que dans l’absolue indivisibilité de l'acte, et l'acte 
n’est pas l’objet des notions ni de la science ; c’est l’objet 
de l'expérience et de l’immédiate intuition !. 

En définitive, la forme est individuelle dans sa réalité, 
et ne devient générale qu'au point de vue logique de la 
virtualité. Elle est individuelle pour l'intuition et la sen- 
sation, générale pour la science et la définition. Quant à 
luniversalité dont parle Platon, ce n’est qu'une simple 
analogie entre les individus, un rapport extérieur el 
logique. 

Par cette conception aristotélique de l’essence, opposée 
à celle de Platon, l’être semble dispersé dans les individus 
comme dans autant d’atomes. Aristote ne pouvait être 
satisfait complètement de ce point de vue : 1] a toujours 
soin de s’y placer pour réfuter Platon, dont il considère 
les Zdées universelles comme des genres abstraits, malgré 
la distinction précise qu'il en a faite lui-même ?; mais, 


1. Τούτων δ᾽ οὐκ ἔστιν ὁρισμὸς. ἀλλὰ μετὰ νοήσεως ἣ αἰσθήσεως 
γνωρίζονται. 

2. Platon a distingué dans le Timée le sens large, indéfini 
et général du mot éfre, et son sens strict, défini, universel. 
Ce n’est point la généralité de l’être, mais la plénitude et la 
perfection de l'être, qu'il attribue au premier principe. L’uni- 
versalité ne consiste pas dans la seule généralité, mais dans 
la bonté. Ce n’est pas Platon, mais Speusippe, comme nous 
l’affirme Aristote lui-même, qui séparait l’unité du bien; et 
c’est encore Aristote qui nous apprend la distinction pro- 
fonde de l’Idée transcendante et du nombre mathématique 
ou logique, immanent aux choses. Τὰ εἴδη, μὴ ἐνυπάρχοντά γε 
τοῖς μετέχουσιν. Méf., I, 29. Οὐδὲ δὴ τὸ χοινὸν ἀγαθὸν ταὺτὸ τῇ 
ἰδέα, πᾶσι γὰρ ὑπάρχει χοινὸν. Eth. Eud., I, vui. « Le bien gé- 
néral n’est pas la même chose que l’{dée du Bien; car le bien 
général se trouve commun à tous les êtres {sans existence 
propre et séparée). » "Est δὲ παρὰ τὰ αἰσθητὰ καὶ τὰ εἴδη τὰ 
μαθηματικὰ τῶν πραγμάτων εἶναί φησ Ἰμεταξὺ, διαφέροντα τῶν 


ARISTOTE. CRITIQUE DE LA PREUVE DES IDÉES 45 


lorsqu'il pénètre dans toute la profondeur du grand pro- 
blème métaphysique : — qu'est-ce que l'essence? — les 
choses lui apparaissent sous un uspect entièrement nou- 
veau, et il rentre de plus en plus dans l'esprit du Pla- 
tonisme. 


IL. La définition des êtres naturels, c’est d’avoir en eux- 
mêmes le principe de leur mouvement. « Nous voyons 
évidemment qu'il existe des choses qui se meuvent elles- 
mêmes !. » « Vouloir prouver l'existence de la nature 
[c'est-à-dire du mouvement spontané, naturel], c’est chose 
ridicule ?. » Or, c’est par la fin où il tend que l’être se 
meut; il se meut en tant que puissance, et la fin de la 
puissance est l'acte. L’acte est donc la fin du mouvement 
naturel, et par là même il en est le principe, la cause effi- 
ciente. L'acte, étant la fin et le bien de l’être qui enve- 
loppe encore de la puissance, fait naître en lui un désir 
d'où résulte le mouvement; et c’est ce désir qui est l’es- 
sence même de l'être imparfait 3. 

Or, qu'est-ce que l'acte, principe, fin et essence du 
désir et du mouvement naturel ? 

Considéré en lui-même, Pacte d’une chose est la ner- 
fection et pour ainsi dire le maximum de cette chose. Par 
exemple, tant que la pensée demeure imparfaite, il reste 
en elle une possibilité de développement, une puissance : 
elle n’est pas pensée absolument et simplement, elle nc 
l'est qu'avec des restrictions et des limitations qui en fonl 
quelque chose de multiple et de divers. La pensée par- 
faile, au contraire, c'est l'acte même de la pensée, sans 
mélange de puissance. Or, toute pensée imparfaite ἃ son 
principe, sa fin, son essence dans l'acte de la pensér, οἱ 


μὲν αἰσθητῶν τῷ ἀΐδια καὶ ἀχινητὰ εἶναι, τῶν δ᾽ εἰδῶν τῷ τὰ μὲν 
πολλ᾽ ἅττα ὅμοια εἶναι, τὸ δὲ εἶδος αὐτὸ ἕν εκχαῦστον μόνον. Mél. 
I, 6. Cf. ἐ6., 1, 31,1. 98: IL, p. 46,1, 49, 24. 

1. Phys, VIIL 6. 

2. Id., 11, 1. 

3. Ravaisson, tbid., 11, 11. 


46 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


par conséquent dans la perfection de la pensée. Il en est 
ainsi de tout le reste, et on peut dire que chaque chose a 
son essence dans sa perfection même ou son acte {. 

À ce point de vue, l’acte est-il quelque chose d’indivi- 
duel? — Oui, sans doute; et on doit même dire que l'acte 
pur, la pure forme, c’est l’individualité absolue, l’absolue 
unité. Mais considérez l’acte par rapport aux puissances 
dont il est la fin et la forme : un même acte sera la fin 
d'une multitude de puissances. Par exemple, l’acte de la 
pensée sera l’essence de toutes les intelligences humaines, 
qui par elles-mêmes sont de pures virlualités. Cet acte, 
individuel en lui-même, n'appartiendra donc en propre à 
aucune individualité imparfaite : il sera le centre commun 
vers lequel les intelligences convergent, et où elles sont 
ramenées à l'unité. Il y a dans la nature une progression 
et une hiérarchie de formes, dans laquelle chaque terme 
est un acte par rapport au terme inférieur, et une puis- 
sance par rapport au terme supérieur: À mesure qu’on 
s'élève, la puissance est peu à peu éliminée, l’individua- 
lité est de plus en plus grande; οἱ au sommet de cette 
progression, la puissance disparait derrière l'acte pur, 
identique avec le Bien et avec la perfection. C’est là l’in- 
dividualité absolue, sans doute; mais en même temps 
n'est-ce pas l’universalité absolue, puisque la perfection 
est l'essence suprême de foutes choses? Le monde nous 
apparaît alors comme la manifestation de l’Acte parfait, 
« particularisé, multiplié, diversifié dans les puissances 
de la matière, un et indivisible en lui-même, semblable 
à la lumière qui, simple et une, produit la variété infinie 
des couleurs par son alliance avec tous les degrés de l’ob- 
scurité ? ». 

L'identité de l’individuel et de l’universel se réalise 
ainsi dans l’Acte pur, dans la forme parfaite. 


4. ΝΟΥ. plus loin de nouveaux détails sur ce sujet : Théo- 
dicée d'Aristote. 
2. Ravaisson, t. 1], 7. 


ARISTOTE. CRITIQUE DE LA PREUVE DES IDÉES 47 


Cette théorie de la forme, qu’Aristote oppose à la doc- 
trine de Platon, est-elle autre chose que le plus pur 
platonisme ? 

Aristote reprochait à Platon d’avoir voulu prouver 
l'existence des Idées en représentant l'unité comme con- 
dition d’existence pour la pluralité. — Sans doute, disait- 
il, l'unité est la condition nécessaire de l'être; mais il y a 
deux espèces d'unités, l’unité individuelle et l'unité uni- 
verselle. La première seule est essence, et Platon a eu 
tort de confondre l’essence avec la seconde. — Ainsi parle 
Aristote ; mais, quand il analyse à son tour cette notion 
de l’individualité sur laquelle repose tout son système, 
quand il élimine par une progression dialectique toutes 
les traces d’imperfection et de virtualité qui la restreignent 
et la bornent, arrivé enfin au terme de l'individualité 
absolue, il y retrouve l'unité de l’universel, l’essence 
infiniment simple présente à toutes les puissances de 
la matière, le Bien parfait qui se communique à toutes 
choses et se prodigue sans s’appauvrir. 

Son objection à Platon, faite d'un point de vue tout 
relatif, disparaît done quand il se place au point de vue 
de l'absolu. La notion d’individualité et celle d’universa- 
lité, d'abord ennemies, finissent par se réconcilier dans le 
premier principe des choses. — Mon être est individuel, 
dit Aristote, puisqu'il est mien. — Mon être n’est pas 
individuel, dit Platon, puisqu'il n'existe que par l’uni- 
versel; je ne le constitue pas, il m'est seulement commu- 
niqué, il n’est pas mien. — Or, Aristote arrive par l’ana- 
lyse métaphysique des principes au même résultat que 
Platon : l’être des individus sensibles a son principe dans 
l'individualité de l’Acte pur et intelligible ; il est donc 
communiqué, dépendant et relatif. À ce point de vue, 
l'imparfait a son principe dans le parfait, le sensible dans 
l'intelligible, l’individuel dans l’universel; Aristote et 
Platon s'accordent pour l’affirmer. Sans doute ils conçoi- 
vent toujours d’une manière différente notre être propre ; 


48 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


mais 115 conçoivent de la même manière le principe de 
notre être, l'existence parfaite à laquelle la nôtre est em- 
pruntée, le maximum dont elle est comme une diminu- 
üon, qu’il s'appelle Idée ou acte. 


III. Le second caractère de l’Idée est la transcendance. 
qui fait que, tout en se communiquant aux objets, elle 
existe à part en elle-même. Or ce caractère, d'après Aris- 
tote, ne peut pas plus convenir à l'essence que celui de 
l’'universalité. « Les idées ne sont point l'essence des 
objets, sinon elles seraient en eur... Il est impossible, ce 
semble, que l'essence soit séparée de ce dont elle est l’es- 
sence : comment donc les idées, qui sont l'essence des 
choses, pourraient-elles en être séparées 1? » 

Toute la difficulté roule sur le sens exact de ce mot si 
employé et si obscur : l'essence. 

Par essence (οὐσία), Platon entend ce qui existe par οὶ 
el ce par quoi tout le reste existe; Aristote entend ce qui 
existe en 801. 

Or, la nature individuelle n'existe pas par elle-même, 
et voilà pourquoi Platon refuse le nom d'essence à un être 
dérivé. | 

Mais la nature individuelle existe en elle-même, et rien 
n'existe en soi que ce qui est individuel; voilà pourquoi 
Aristote donne à l'individu le nom d'essence. 

L’essence de Platon est un absolu véritable, un prin- 
cipe vraiment premier au delà duquel on ne peut remon- 
ter ; et ce principe est extérieur aux individus sensibles, 
puisqu'ils n’ont pas en eux-mêmes la dernière raison de 
leur existence. En d’autres termes, l'essence de Platon 
est la substance nécessaire οἱ transcendante en elle-même. 

L’essence d’Aristote n'est pas absolue dans toute la 
force de ce mot. C’est la substance dérivée et contingente, 
première par rapport aux phénomènes et aux qualités qui 


ἃ, Ravaisson, t, II, 7; 


ARISTOTE. CRITIQUE DE LA PREUVE DES IDÉES 49 


en dérivent, mais seconde parce qu’elle a elle-même sa 
raison dans l'être nécessaire. C’est la substance première 
d'un être particulier, mais non la substance absolument 
première. C’est le terme auquel aboutit la pensée tant 
qu’elle ne sort pas de l'être particulier. Par exemple, il y 
a en moi quelque chose de premier, dont tout le reste est 
dépendant : c’est ma substance, au sens moderne de ce 
mot. Mais cette substance n’est pas première en elle- 
même : mon être est dérivé, il a son principe hors de lui- 
même, et c’est ce principe que Platon appelle l’essence. 

L'opposition d’Aristote et de Platon vient donc de ce 
que le premier considère le principe interne de l'être, le 
second, son principe externe. 

Mais, ici encore, après s'être séparés au début et placés 
comme aux deux pôles de la pensée, Platon et Aristote 
vont se rapprocher et se réconcilier dans une théorie moins 
exclusive. — Notre principe est extérieur à nous, disait 
Platon; mais Platon arrive à comprendre que ce principe 
est en même temps intérieur. —- Notre principe est interne, 
disait Aristote; mais, lui aussi, il va prouver que ce prin- 
cipe est tout à la fois en nous et hors de nous. . 

Les Idées sont séparées : tel est le point de départ de 
Platon. Mais est-ce une séparation complète, qui exeluc 
toute communication ? Platon, dans le Parménide, fail 
voir les absurdités qui résulteraient de cette hypothèse, el 
ce sont précisément celles qu'Aristote se plaît à montrer. 
J1 faut en conclure que les essences idéales existent toul 
à la fois en elles-mêmes et dans les objets auxquels elles 
se communiquent, mais surtout en elles-mêmes. L'Être, 
qui est en moi, est aussi hors de moi, parce qu’il est plus 
que moi. 

Mais alors, dit Aristote, comment l’essence peut-elle 
être tout à la fois en elle-même et en plusieurs? — Cetie 
objection, prévue et exprimée dans le Parménide !, repose 


1. Comme presque toutes les objections d’Aristote. 
Hi. »- ὦ 


50 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


sur une fausse analogie entre l’immatériel et le matériel. 
Les mois : en soi, hors de soi, qui établissent des rapports 
d'espace ou de temps entre les essences, sont des images 
inexactes. Assurément l'imagination ne peut concevoir 
qu’une chose soit en elle-même et hors d'elle-même ; mais 
la raison conçoit la nécessité d’un être qui se communique 
sans s’épuiser, qui existe en lui-même par l'unité de sa 
substance, hors de lui-même par l’universalité de son 
action féconde. Aristote triomphe d’une difficulté com- 
mune à tous les systèmes : le rapport de l’unité divine à 
la pluralité sensible. Il critique la solution platonicienne, 
et cependant il l’adopte dans le douzième livre de sa Mé- 
taphysique. Lui aussi, il aboutit à cette contradiction 
apparente : l’essence est intérieure aux objets, et pourtant 
elle leur est extérieure. 

En effet, la distinction, si nette au début de la Méta- 
physique, entre les principes internes et les principes 
externes des choses, s’efface peu à peu par le progrès de 
l'analyse aristotélique. 

L’essence est un principe interne, dit Aristote; mais 
l'essence est l'acte ; or, l'acte n’est pas seulement interne : 
en le considérant avec attention, nous avons vu qu'il 
dépasse les limites de l’individualité imparfaite, et qu’il 
est le principe même de la perfection, le bien. C’est même 
parce qu'il est le bien qu'il est la cause finale et la cause 
efficiente du mouvement naturel. La fin qui agit sur l’être 
et l’attire à elle fait tout son être et ne se distingue pas 
du désir qu’elle excite ‘. Le bien est donc tout à la fois 
cause formelle, finale et efficiente, principe interne et 
principe externe. 

Aristote le déclare formellement à la fin du douzième 
livre de la Métaphysique. « L'univers, dit-il, n’a pas son 
souverain bien en lui ni hors de lui simplement, mais de 
l’une et de l’autre manière à la fois, et surtout hors de 


À. Rävaigson, t. Il, ibid, 


ARISTOTE. CRITIQUE DE LA PREUVE DES IDÉES 0] 


lui. Le bien d’une armée est dans son ordre, mais surtout 
dans son chef; car c’est l’ordre qui est par le chef, et non 
le chef par l’ordre ?. » Platon dit-il autre chose? Le Bien, 
Idée des Idées, est dans le monde et surtout hors du 
monde ; il est près de nous, il est en nous, et cependant 
. il n’est pas nous-mêmes, car il nous dépasse de Pinfini. A 
ce sommet de la pensée, où brille l’unité féconde de l’Étre 
parfait, toute contradiction expire, et l'opposition de Platon 
et d’Aristote ne peut plus subsister. 

Ainsi Platon et Aristote nous donnent Le spectacle d’une 
évolution qui semble tenir à la nature de la pensée hu- 
maine. Approfondissez la notion de l’individuel, vous v 
retrouverez la notion de l’universel, et réciproquement. 
De même, approfondissez la notion de la substance imma- 
nente à l’être, et vous y retrouverez la notion de l’Être 
transcendant. Ici encore, 1] suffit de pousser les contraires 
jusqu’à l'absolu pour en concevoir l’unité. Comment 
le premier principe peut-il être en nous sans être nous; 
comment peut-il nous communiquer l'être sans perdre ce 
qu’il donne? L’entendement ne le comprend pas, mais la 
raison conçoit la nécessité de cet Être immanent et trans- 
cendant tout ensemble, de cette Idée intérieure aux choses 
et pourtant séparée. C’est ce que Platon a enseigné le 
premier dans le Parménide, et son disciple a fini par 
revenir à la même conception d’un principe intérieur el 
extérieur tout à la fois, cause universelle des diverses 
individualités, individuelle d’ailleurs en elle-même, syn- 
thèse des opposés qui est l'un et l’autre sans être ni l’un 
ni l’autre (ἀμφότερα καὶ οὐδέτερα). 


1. Mét., XII, 256. 


CHAPITRE IV 


CRITIQUE DES CONSÉQUENCES DE LA DOCTRINE 
DES IDÉES 


I. Y a-t-il des idées de toutes choses, même des simples qua- 
lités? — IL Comment peut-il y avoir des Idées des néga- 
tions? — II. Argument du troisième homme. — Réponses. 


I. « D’après les considérations tirées de la science, il y 
aura des idées de tous les objets dont il y a science... non 
seulement des essences, mais de beaucoup d’autres cho- 
ses : car il y a unité de pensée non seulement par rapport 
à l'essence, mais encore par rapport à loute espèce d’être ; 
les sciences ne portent pas uniquement sur l'essence, 
elles portent aussi sur d’autres choses. Mais, d’un autre 
côté, — et cela résulte même des opinions reçues sur les 
idées, — il est nécessaire, s’il y a participation des êtres 
avec les idées, qu’il y ait des idées seulement des essen- 
ces; car ce n’est point par l'accident qu'il y a participation 
avec elles : il ne doit y avoir participation d’un être avec 
les idées qu’en tant que cet être n'est pas l'attribut d'un 
sujet. Ainsi, si une chose participait du double .en soi, 
elle participerait en même temps de l'éternité; mais ce ne 
serait que par accident, car c’est accidentellement que le 
double est éternel. Donc, il n’y ἃ d'idées que de l'essence. 
Idée signifie donc essence et dans ce monde et dans le 
monde des idées ; autrement que signifierait cette propo- 


ARISTOTE. CONSÉQUENCES DE LA THÉORIE DES IDÉES 53 


sition : — L'unité dans la multiplicité est quelque chose 
en dehors des objets sensibles 1? » 

Platon eût parfaitement admis qu’il y a des Idées de 
tout ce dont il y a science, puisque pour lui toute connais- 
sance n’est pas science, mais seulement celle qui a pour 
objet l'essence. D'ailleurs les autres connaissances, telles 
que l’opinion et la raison discursive, ne sont possibles que 
par la science véritable, ou raison intuitive. Il est done 
vrai que toute connaissance se rapporte en définitive aux 
Idées. Aristote n’admet-il pas de même que toute connais- 
sance aboutit en dernière analyse à l’acte de la pensée? — 
Mais alors il y a des Idées de toutes choses? — Pourquoi 
non? répondra Platon. N'y a-t-1l pas de l'acte en toutes 
choses? pourquoi n'y aurait-il pas en toutes choses par- 
licipation à l’Idée, qui est le Bien réel, le Bien en acte? 

Cependant, objecte Aristote, 1] ne peut y avoir partici- 
pation que d’essence, puisque [65 Idées sont des essences. 
Une qualité, dans ce monde, ne peut donc pas corres- 
pondre à une essence dans le monde des Idées. Si les 
Idées sont des essences, leurs images ne peuvent pas être 
en parlie essence, en partie autre chose *. 

La pensée de Platon avait plus de profondeur qu’Aris- 
toile ne le suppose. Rien n’est, selon lui, pas même une 
qualité, que par participation à une essence. En premier 
lieu, une qualité même purement possible doit avoir le 
fondement de sa possibilité dans une réalité, qui est l’Es- 
sence et la Pensée divine. Est-ce Aristote qui devrait 
le contester, lui qui a soutenu l’antériorité nécessaire de 
l'acte par rapport à la puissance? — En second lieu, une 
qualité réelle et actuelle doit avoir, à plus forte raison, 
son fondement dans une essence réelle, dont elle n’est 
qu'une manifestation et comme une image. Aristote, lui 
aussi, a montré que toutes les catégories — qualité, 


1. Μόϊ., I, vu. 
2, Voy. Alex. d’Aph., Schol., 510. 


54 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


relation, quantilé, etc. — sont suspendues à la catégorie 
première de l'essence et n’existent que dans leur rapport 
avec elle. 

Donc la pensée, dit Platon, en remontant l'échelle dialec- 
tique, quel que soit le point de départ, aboutit à l’essence. 
En dehors de l'essence rien ne peut exister, et sans la 
pensée de l’essence aucune science n’est possible. Tout 
ce qui est qualité dans le relatif est essence dans l'absolu. 


IT. « D'après l'argument de l'unité dans la multipli- 
cité, 1l y aura des idées même des négations; et, en tant 
qu’on pense à ce qui a péri, 1] y aura des idées des objets 
qui ont péri, car nous pouvons nous en faire une image !. » 
Les arguments de Platon ne prouvent donc rien, ou prou- 
vent trop. — Sans doute on peut concevoir les qualités 
négatives sous la condition de l’unité, tout aussi bien que 
l'on conçoit, sous cette condition, des qualités positives. 
Mais, remarquons-le, les qualités, objets du jugement, 
sont les mêmes dans l'affirmation que dans la négation. 
Seulement, dans le premier cas, on les pose; dans le 
second, on les retire. À chaque opération positive de notre 
esprit correspond une opération négative, qui a lieu par 
l'exclusion de la première. Entre ces deux opérations, 1l y 
a une chose commune : l’unité par laquelle on conçoit les 
qualités diverses. L'unité sous laquelle on comprend une 
multiplicité négative n'est-elle pas la même unité qui existe 
entre les termes de la multiplicité positive ? IT en résulte, 
non pas qu’il existe des Idées vraiment négatives, mais que 
la même Idée positive subsiste devant l'esprit comme 
commune mesure entre des termes multiples, et reste 
invariable alors même que l'esprit fait évanouir ses termes. 
Tant est grande l’indépendance de l’Idée par rapport aux 
objets qui en participent ou n’en participent pas. 

Cet exercice négatif de la pensée doit avoir lui-même 


41. Mét., I, νι. 


ARISTOTE. CONSÉQUENCES DE LA THÉORIE DES IDÉES 55 


son principe dans quelque conception idéale. C’est ce que 
Platon reconnaît. Il y ἃ, dit-il, un non-être intelligible, 
qui n’est pas absolu, mais relatif a l'Être, et qui se mêle 
à toutes les Idées. C’est le principe de la multiplicité, de 
la relation, et par là même de la négation. Cette matière 
indéfinie, dont l’Idée suprême du Bien est seule affran- 
chie, est ce qui rend possible l'exercice négatif de la pen- 
sée, comme la privation dans l’être réel. La théorie d’Aris- 
lote est analogue sur ce point à celle de Platon. L'objet 
de la pensée, c’est l’êcte; mais l'acte peut être limité par 
la puissance, par la matière, et alors se produit la priva- 
lion, qui est une forme négalive. L'esprit peut conce- 
voir ces formes privatives ou négatives, bien que son 
objet propre soit la forme positive, l'acte. D'où vient ce 
pouvoir ? De la conception de la matière et de la puissance. 

Ici encore, c’est Aristote lui-même qui rétorque ses 
propres objections, en adoptant pour son compte la théorie 
qu'il attaque. 


ΠῚ. Si au-dessus de toute pluralité il faut une unité, on 
aboutit, d’après Aristote, à poser un troisième homme 
au-dessus de l’homme sensible et de l’homme en soi. 

Platon connaissait parfaitement cette objection, qu'il a 
exposée lui-même dans le Parménide avec beaucoup de 
force. Aristote la reprend. « Si les idées sont du même 
genre que les choses qui en participent, 1] y aura entre les 
idées et ces choses quelque rapport commun. Car pour- 
quoi l'unité, l'identité du caractère essentiel de la dyade 
exislerait-elle entre les dyades périssables et les dyades 
qui sont à la fois plusieurs et impérissables (nombres inter- 
médiaires), plutôt qu'entre la dyade idéale et la dyade par- 
liculière? S'il n’y ἃ pas communauté de genre. 1l n’y aura 
de commun que le nom; ce sera comme si l’on donnait le 
nom d'homme à Callias et à un morceau de bois, sans 
avoir remarqué aucun rapport entre eux 1. » 


1. Mét., ibid. 


a. 
M au à à 


56 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


Platon eût nié la valeur de cette conclusion. De ce que 
la dyade sensible et la dyade mathématique sont de même 
genre, il ne s'ensuit pas que la dyade sensible et la dyade 
idéale soient aussi de même genre. En effet, on dit que 
des êtres sont de même espèce ou de même genre lors- 
qu'ils sont tout à la fois indépendants les uns des autres et 
dépendants d’un principe commun. Ainsi les individus 
humains, séparés en tant qu'individus, relèvent également, 
selon Platon, du genre de l'humanité. La dyade concrète 
et la dyade abstraite sont deux espèces d’un même genre, 
et doivent avoir, selon Platon, un principe commun qui 
rende possible la dyade, soit concrète, soit abstraite. Ce 
principe, c’est la dyade idéale, qui n’est ni concrète à 
la manière de la dualité sensible, ni abstraite comme le 
nombre deux des mathémaliciens, et de laquelle dépen- 
dent toutes les dyades sensibles ou mathématiques. Or, si 
deux êtres existent dans de telles conditions l’un à l’égard 
de l’autre que le second tire son être du premier, on ne 
pourra plus dire qu'ils soient de la même espèce. C'est 
ce qui arrive quand on compare l'être absolu à l’être 
relatif, Le premier existe par lui-même, et le second 
existe par le premier. Chercher encore au delà un principe 
supérieur, c’est vouloir remonter au-dessus de l'absolu, 
comme si l'absolu n'était pas suffisant (ixavév) et pour 
lui-même et pour le relatif. Ce prétendu principe supé- 
rieur n'aurait ni plus d'extension ni plus: de compréhen- 
sion que le terme absolu, déjà posé. Il n'aurait pas plus 
d'extension, car le terme absolu est présent à tous les 
objets, réels ou possibles, qui en participent : ainsi l’in- 
telligence en soi est présente (Aristote lui-même l’admet) 
à toutes les intelligences réelles ou possibles. Il n'aurait 
pas plus de compréhension, car, en ajoutant au terme 
absolu le terme relatif, vous ne lui ajoutez réellement rien : 
vous faites seulement rentrer l'effet dans la cause, le phé- 
nomène contingent dans l'essence nécessaire. Ainsi, en 
ajoutant à l’immensité un espace fini, vous ne l’augmen- 


ARISTOTE. CONSÉQUENCES DE LA THÉORIE DES IDÉES 57 


teriez nullement. Il n’y a pas une troisième chose au-des- 
sus de l’immensité et de l’espace fini. Le nombre idéal et 
les nombres sensibles sont donc en quelque sorte incom- 
mensurables, et l'argument du troisième homme est un 
pur sophisme. On ne se perd pas plus dans l'indéfini en 
remontant d’/dée en Idée que d'acte en acte, et Platon a 
bien le droit de dire, comme Aristote, quand 1] se croit 
arrivé à l’absolu : Il faut s’arrêter, ἀνάγχη στῆναι, au lieu 
de demander encore un terme supérieur ‘. Au reste, 
nous avons vu que le Parménide tout entier a pour but de 
montrer l’impossibilité d'étendre au monde des idées les 
exclusions et limitations du monde sensible. 

Entre l’absolu et le relatif il y a, disons-nous, une dif- 
férence non pas seulement de degré et d'espèce, mais de 
nature. — Alors, objecte Aristote, pourquoi donner le 
même nom à des objets aussi différents? — Platon aurait 
pu répondre qu'en effet l'absolu et le relatif ne sont pas 
univoques, à parler rigoureusement, et que, cependant, il 
y ἃ quelque chose de légitime dans les noms que nous 
donnons aux racines des choses dans l'absolu. L’intelli- 
gence en soi n’est pas semblable à l'intelligence dérivée ; 
mais, comme elle en est le principe, elle mérite d'être 
appelée, soit une intelligence, soit quelque chose de supé- 
ricur à l'intelligence et qui la contient éminemment. Le 
langage de Platon est donc motivé, sinon par un rapport 
de genre, du moins par un rapport de causalité entre les 
idées parfaites et les choses imparfaites. 


4, Cf. t. I, livre IT. 


CHAPITRE V 


LES RAPPORTS DES IDÉES AUX OBJETS NE PEUVENT 
EXPLIQUER LA RÉALITÉ 


I. Les Idées ne sont point de vraies causes exemplaires; cri- 
tique de la participation. — Critique des différentes hypo- 
thèses par lesquelles Platon explique le rapport des Idées 
aux choses. — 1° Imitation. Principe d’Aristote : c’est le 
semblable ‘qui engendre le semblable. — 2° Participation. 
— 3° Mélange des Idées. — II. Les Idées ne sont point de 
véritables causes motrices. — IIT. Les Idées ne sont point de 
véritables causes finales. — IV. Critique de la théorie . des 
nombres. 


I. — LES IDÉES NE SONT POINT DE VRAIES CAUSES 
EXEMPLAIRES ; CRITIQUE DE LA PARTICIPATION. 


« Une des plus grandes difficultés à résoudre, ce serait 
de montrer à quoi servent les idées aux êtres sensibles 
éternels, ou à ceux qui naissent et périssent.... Elles 
ne sont d’aucun secours pour la connaissance des autres 


êtres. » 


I. D'abord, comment expliquer la communication de 
l'être universel à autre chose que lui-même? « On appelle, 
dit Aristote, les objets sensibles une 2mitation des êtres 
intelligibles; pour expliquer les êtres qui tombent sous 
nos sens, on introduit d’autres êtres en nombre égal; 


ARISTOTE. RAPPORTS DES IDÉES AUX OBJETS 59 


comme quelqu'un qui, voulant compter et n'ayant qu’un 
petit nombre d'objets, croirait l'opération impossible, et en 
augmenterait le nombre pour pouvoir compter ‘. » Les 
prétendues causes exemplaires des choses ne sont que des 
généralités suivies d’un mot, en soi (par exemple, l'animal 
en soi), comme ces dieux que le vulgaire se représente 
tout semblables à des hommes, mais à des hommes éter- 
nels ?. | 

Rien de plus injuste que cette critique d’Aristote. 
Platon ne se borne pas à doubler les objets sensibles, et 
n'admet pas une sorte de polythéisme métaphysique. Peu 
de philosophes ont été plus préoccupés que lui de l’unité, 
et Aristote ne manquera pas de le lui reprocher bientôt. 
La multiplicité des objets sensibles est réduite à l'unité 
par l’Idée, et la multiplicité des Idées est à son tour 
réduite à l'unité par l’Idée du Bien qui embrasse toutes 
les autres. Platon ne s’est donc pas borné à doubler le 
monde sensible ; 1] l’a rattaché à un principe unique. Mais 
il ἃ conçu en.même temps ce principe comme contenant en 
lui-même la racine de la diversité des choses contingentes. 
Est-ce donc là une erreur ridicule? Tout a sa raison dans 
l'Intelligible ; donc la multiplicité elle-même doit avoir sa 
raison dans l’Intelligible et doit s’y concilier avec l'unité. 
Telle est la doctrine platonicienne, vraie ou fausse, elle ne 
mérite pas les moqueries d’Aristote. 

— Les Idées, dit encore ce dernier, ne sont que des 
généralités (comme l’homme, l'animal) suivies du mot en 
soi (l’homme en βοΐ, l'animal en 801). — Mais ce mot, 
quoi qu’en dise Aristote, change complètement le sens 
de l’expression. Le mot en soi prouve que les Idées ne 
sont nullement de simples généralités, mais les principes 
réels et objectifs des genres, les causes exemplaires de ce 
qu'il y a de commun dans les êtres. L'homme sensible et 


1. Mét., À, vu. 
2. III, p. 41, 1. 19. 


60 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


l’homme en général diffèrent comme le concret de l’ab- 
strait; mais l’homme idéal est d’une tout autre nature : 
ce n’est pas l’homme, à proprement parler, mais la raison 
et le principe de l'humanité, la cause réelle, extérieure à 
notre esprit, qui en contient éminemment l'essence; en 
d’autres termes, c'est le principe universel en tant que 
principe du genre humain, qu’il enveloppe dans son 
essence et dans sa pensée. À ce point de vue, il n’y a plus 
rien d’absurde à se représenter les objets imparfaits 
comme des images et des copies de l’Être parfait complet, 
auquel ils ressemblent nécessairement par quelque côté. 
— Mais cette hypothèse de la μίμησις n’est qu’une méla- 
phore pythagoricienne, et non une explication scientifique. 
— Sans doute, et Platon, dans le Parménide, est le 
premier à montrer ce qu’il y ἃ d’inexact dans celte repré- 
sentation sensible du rapport de l’Un au monde; elle 
n'en contient pas moins à ses yeux quelque chose de vrai. 

C'est ce que nie énergiquement Aristote. D’après lui, 
il n'y aurait point de modèle idéal contemplé par Dieu, 
car Dieu ne connaît même pas le monde. Sans doute, la 
nature est constante dans ses opérations et se ressemble 
toujours à elle-même; mais cette ressemblance n'’exige 
point un type idéal sur lequel se façonnent les individus. 
C’est le semblable qui, sans le savoir, engendre son sem- 
blable ΄. « Il se peut, ou qu'il existe un être semblable à 
un autre sans avoir été modelé sur cet autre : ainsi, que 
Socrate existe ou non, 1] pourrait naître un homme tel 
que Socrate. Cela n’est pas moins évident quand même il 
existerait un Socrate éternel ?. » 

Toujours la même confusion des choses éternelles et 
des objets sensibles. Parce qu’un individu peut naître 
indépendamment d’un autre, dans tel point de l’espace et 


1. Mét., XII, 242, 1. 21. Φανερὸν δὴ ὅτι οὖθεν δεῖ διά γε ταῦτ᾽ 
εἶναι τὰς ἰδέας" ἄνθρωπον γὰρ ἄνθρωπον γεννᾷ, ὁ καθ᾽ ἕχαστον τόν 
τινα. ᾿ 


2, Mét., I, 30. 


ARISTOTE. RAPPORTS DES IDÉES AUX OBJETS 61 


du temps, Aristote en conclut qu'il pourrait naître aussi 
indépendamment du principe éternel d’où dérive le genre, 
l'ensemble des lois cosmiques aboutissant à la production 
de l’individu. La conclusion dépasse les prémisses. En 
outre, remarquons le soin que prend Aristote de choisir 
pour exemples des {dées d'individus, des individus éter- 
nels, comme Socrale ou Callias. Il est douteux que Platon 
admiît une Idée pour chaque individu ; et, s'il en admettait, 
il ne les considérait pas comme des individus éternels sé- 
parés les uns des autres et soumis aux mêmes conditions 
que les individus sensibles. L’argument d’Aristote lui 
eût donc paru sans valeur : l'indépendance mutuelle des 
individus ne prouve nullement leur indépendance par rap- 
port aux causes exemplaires, aux Idées qui les rendent 
possibles. 

Mais à quoi bon une cause exemplaire ? demande Aris- 
lote. C’est l'individu qui engendre l'individu. Voilà la 
véritable explication de la constance des genres. 

Cette explication, aurait répondu Platon, n’explique 
rien. Platon savait, tout comme Aristote, que l’homme 
engendre l’homme. Mais c'est précisément ce dont il fau- 
drait trouver la raison. Remonter d’individu en individu, 
c'est reculer indéfiniment le problème; ce n’est pas le 
résoudre. Aristote n'a-t-1] pas lui-même admis la né- 
cessité d’une cause première supérieure à la série indé- 
finie des causes secondes? C’est en vertu de ce principe 
que Platon pose la cause idéale au-dessus des individus 
sensibles ; et il la représente dans le Théétète comme une 
fin en vue de laquelle se produit la génération. Pour- 
quoi Aristote se refuse-t-1l à reconnaître dans Platon le 
germe de sa propre doctrine? : 

La seule différence essentielle entre ces deux théories, 
c'est que, pour Aristote, la cause finale attire le monde 
et par là lui donne une forme sans le savoir; tandis que 
Platon conçoit la cause formelle comme une cause qui 
forme le monde avec la conscience de ce qu’elle produit. 


63 LA PHILOSOPHIE DE ΡΙΑΤΟΝ 


— Quel est alors, demande Aristote, cet artiste qui a les 
veux fixés sur les Idées 17 Ce ne peut être la nature, qui 
ne délibère et ne raisonne pas. Faut-il donc prendre au 
sérieux les allégories du Zimée, et se représenter les 
dieux et les démons fabriquant, sur des types préexistants, 
les hommes, les animaux et les plantes *? — Oui, certes, 
il y a quelque chose de sérieux dans les allégories de 
Platon. Get artiste qui copie les Idées, c’est pour Platon 
Dieu même; Aristote ne l’ignore pas; mais, comme il re- 
fuse à Dieu la connaissance du monde, il n’a que du dé- 
dain pour la doctrine de Platon et ne parait même pas la 
comprendre. 

Les autres objections d’Aristote à l'hypothèse de la 
utunsts Offrent le même caractère superficiel, ou, pour 
parler comme lui, exotérique et logique. — Chaque être 
contient plusieurs éléments ou parties intelligibles : son 
espèce, son genre, sa différence spécifique : « Il y aurait 
donc plusieurs modèles pour un même être, et par 
suite plusieurs idées pour cet être; pour l'homme, par 
exemple, il y aurait tout à la fois l'animal (genre), le 
bipède (différence), et l'homme en soi (espèce) ὃ. » — 
Qu’y a-t-il d’étrange à concevoir un être comme par- 
ticipant à plusieurs déterminations de l'essence ou de la 
pensée éternelle, infiniment riche dans sa simplicité ? 

« De plus, ajoute encore Aristote, les idées ne seront 
point seulement les modèles des êtres sensibles, elles 
seront encore les modèles d’elles-mêmes; tel sera le 
genre, en tant que genre d'idées *; de sorte que la 
même chose sera à la fois modèle et copie 5. » Cette 


1, Τί γάρ ἐστι τὸ ἐργαξόμενος πρὸς τὰς ἰδέας ἀποθλέπων ; 

2. Voy. Ravaisson, id., I, 302. 

3. Mét., ibid. 

4, C'est-à-dire que l'espèce homme, contenant un genre et 
une différence, sera la copie de deux Idées, et par conséquent 
sera tout ensemble exemplaire et copie. 

5. Mét., 1, 31. 


ARISTOTE. RAPPORTS DES IDÉES AUX OBJETS 63 


difficulté n’est pas sérieuse. Platon représente lui-même 
chaque Idée comme contenant des Idées inférieures et 
contenue dans une Idée supérieure; mais il nous avertit 
que c’est là une pure apparence pour l’entendement 
humain. Il n’y a pas entre les Idées de précession et de 
succession réelles, comme si elles étaient dans l’espace el 
le temps; il n'y a que des rapports idéaux, qui n’en ont 
pas moins leur valeur parce qu'ils expriment les lois éter- 
nelles de l'être et de la pensée. 


IT. Après l'hypothèse de la μίμησις, plus pythagori- 
cienne que platonicienne, Aristote fait la critique de la 
participation (μέθεξ ι(). « Les pythagoriciens disent que 
les êtres sont à l’imitation des nombres; Platon, qu'ils 
sont par participation avec eux... Le seul changement 
qu'il ait introduit dans la science, c’est ce mot de par- 
ticipation ἡ. » Or, dire que les choses participent des 
Idées, « c’est se payer de mots vides de sens, et faire 
des métaphores poétiques ἢ». Cette fiction vaine suc- 
combe, d’après ÂAristote, sous les mêmes critiques que 
celle de la αίμησις. Si l’homme participe à plusieurs Idées, 
comme celle de l’animal et du bipède, « qu'est-ce donc 
qui fait l'unité de l’homme, et pourquoi est-il un, et 
non multiple? Dans l'hypothèse dont nous parlons, 
l’homme ne peut absolument pas être un : il est plu- 
sieurs, animal et bipède. » L’Idée elle-même, qui devrait 
être une, sera multiple, participant à plusieurs Idées. 
Toute chose est done formée d’une pluralité d'éléments 
incompatible avec l’unité de l'essence. 

Ici encore, Aristote fait jouer aux Idées un rôle ana- 


1. Mét., 1, νι. — Remarquons en passant l'injustice de cette 
appréciation. Tout le platonisme consisterait dans un nom 
de changé! — Aristote se réfute lui-même quelques lignes 
plus loin en exposant la théorie capitale « des trois nombres 
platoniciens, et de lIdée séparée. 

2, 14., Ï, vir. 


θά LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


logue à celui des éléments matériels que séparent l’espace 
et le temps. (δ n’est point là la vraie pensée de Platon, 
comme le disent expressément le Timée et le Parménide : 
Platon conçoit la perfection comme une en elle-même, 
parce qu'aucune détermination ne lui manque, et qu’au- 
cune opposition ne peut exister dans ce qui réunit toutes 
les perfections au degré suprême; mais la perfection 
renferme éminemment la diversité, en ce qu'elle contient 
des déterminalions de toutes sortes. Un être peut parti- 
ciper à ces diverses perfections, et en particulier à l’unité 
et à la diversité. Par là, il sera un et divers comme le 
Bien même, quoique à un degré inférieur. L'homme 
renfermera la diversité de la différence, du genre et de 
l'espèce, dans l'unité de l'individu; il sera un et plu- 
sieurs tout à la fois et sous des rapports différents. 

— La participation, dit encore Aristote, est inventée 
pour expliquer l'essence, mais elle la suppose au lieu de 
l'expliquer. En effet, c’est seulement par son essence que 
l'objet peut participer de l’Idée; s’il en participait en tant 
que sujet (τό ὑποχείμενον), les Idées deviendraient de 
simples attributs, tandis qu'elles doivent demeurer des 
essences. Or, d’après la participation, 1] faut supposer un 
sujet qui participe des Idées et les reçoive; donc les Idées 
sont de simples attributs !. L'objection, cette fois, est sé- 
rieuse ; mais Platon eût répondu que la matière est in/for- 
mée par les Idées et en reçoit l'essence, de la même façon 
que la puissance d’Arisiote est informée par l'acte et en 
recoit l'essence. L’idee n’est pas pour cela attribut, pas 
plus que l’acte; la doctrine de Platon et celle d’Aristote 
sont analogues sur ce point. Quant à déterminer la nature 
de ce sujet indéterminé qui reçoit les Idées ou qui s’ac- 
tualise sous l’influence de la forme, c’est ce qu'Aristote 


1. “Αμά δὲ δῆλον χαὶ ὅτι, εἴπερ εἰσὶν αἱ ἰδέαι οἵας τινές φασιν, 
oùx ἐσται τὸ ὑποχείμενον οὐσία (le sujet ne sera essence, étre, 
à aucun titre). Ταυτὰς γὰρ οὐσίας μὲν ἀνάγκαιον εἶναι, μὴ καθ᾽ 
ὑποκειμένον δέ" ἔσονται γὰρ χἀτὰ μέθεξιν, 16ϊά. 


ARISTOTE. RAPPORTS DES IDÉES AUX OBJETS 65 


n’a pas fait plus que Platon. Ni l’un ni l’autre, ni per- 
sonne, n'ont expliqué le comment de la production du 
monde. 


11. Si la participation, d’après Aristote, suppose l’es- 
sence, qu'elle seule devrait donner, il ne reste plus à 
Platon, pour expliquer les objets sensibles, qu'à les 
résoudre dans les Idées mêmes par le mélange des Idées. 
Plus de sujet réel pour recevoir l'empreinte du type idéal, 
ou pour y participer. Il faut donc mettre les Idées en 
commerce immédiat les unes avec les autres, et faire 
résulter de leur mélange toute réalité. On se souvient que 
ce fut l'objet du Parménide, qui explique la participa- 
tion des choses aux Idées par leur présence (παρουσία), el 
cette présence même, dans la seconde partie du Parmé- 
nide, par le mélange des Idées, par leur mutuelle parti- 
cipalion (συγκεραννυσθαι). Telle est, d’après Aristote, la 
dernière forme à laquelle doit se réduire le système pla- 
tonicien, et dont toutes les autres ne sont que les enve- 
loppes. Platon fait consister le monde intelligible, en 
dernière analyse, dans les proportions de l'union des 
Idées ; connaître ces proportions est l’œuvre de la vraie 
musique, de la philosophie, de la dialectique. Au con- 
traire, le monde sensible est le mélange violent et irrégu- 
lier des Idées opposées, de la grandeur et de la pelitesse, 
de la mollesse et de la dureté, de la légèreté et de la 
pesanteur. La sensation les confond, la pensée seule les 
distingue ?. « Ainsi le système platonicien se résout tout 
entier dans une théorie de mélange. Il en arrive de l'Idée 
comme du nombre pythagoricien : c'était d’abord la forme 
des choses, et, en définilive, ce n’en est que la matière ?. » 

Une fois qu’Aristote ἃ ainsi réduit les idées au rôle 


4, Met., VII, p. 158, 1. 9; XIII, 288, 1. 21; XIV, 293, 1, 9; I, 
29, 1. 34. 
9, Ravaisson, 16., t. I, p. 306. 


111. — D 


66 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


d'éléments, il lui est facile d’accumuler toutes les consé- 
quences contradictoires qui résultent de l'hypothèse. 

Chaque Idée devrait être une unité essentielle, absolue. 
Or, si l’Idée de l'espèce est mêlée des Idées du genre et 
de la différence, que devient sen unité? « Il est impossible 
que la substance soit un composé de substances qu'elle 
contiendrait en acte. Deux êtres en acte ne deviendront 
jamais un seul être en acte. Si les deux êtres n'étaient 
qu'en puissance, alors seulement 11 pourrait y avoir 
unité. L'acte divise. Puisque la substance est une, elle 
ne peut être un produit de substances intégrantes et, 
de cette manière, l'expression dont se sert Démocrite 
est exacte : — Il est impossible, dit-il, que l’unité vienne 
de deux, ou deux de l'unité *. » 

La théorie du mélange n’explique point l'être; elle 
explique encore moins la pensée. Si tout ce qui existe se 
réduit à des éléments intelligibles, toute connaissance doit 
pareillement se réduire àl’intelligence ; si les choses sen- 
sibles ne sont pas autre chose qu’une confusion d'Idées, 
la sensation est une pensée confuse. « Comment con- 
naître, sans la sensation, ce dont il y a sensation? Il le 
faut pourtant, si les Idées sont les éléments constitutifs 
de toutes choses, comme les sons simples sont les élé- 
ments des sons composés ?. » 

Mais la science elle-même, la science rationnelle dans 
laquelle la sensation vient se résoudre, est aussi impos- 
sible que la sensation. Car la science ne connaît que le 
général ; et, si les Idées sont des éléments, elles sont des 
choses individuelles ; elles échappent donc à la science *. 
Parti de la généralité et de la notion scientifique, le Pla- 
tonisme aboutit à l’absorption de toute généralité dans 
l'individualité des Idées ὁ, 

1. Mét., ὙΠ, 156, 1. 98. 

2. Mét., 1, 34, 1. 20. Allusion à la théorie du Sophiste, 253, Ὁ. 

3. XIII, 288, 1. 10. "Er δὲ οὐχ ἐπιστητὰ τὰ στοιχεῖα: οὐ γὰρ 


χαθόλου, n δ᾽ ἐπιστήμη τῶν χαθόλου. 
4. Ravaisson, ibid. 


ARISTOTE. RAPPORTS DES IDÉES AUX OBJETS 61 


Celle critique d’Aristote suppose deux choses : 

4° Que les Idées sont des individus ; 

2° Que Platon explique tout par le mélange de ces 
éléments individuels, de ces atomes intelligibles. 

Sur le premier point, Aristote semble interpréter avec 
inexactitude ces expressions de Platon : L’Idée existe »» 
soi et à part. Si l’idée est séparée, c’est seulement (lu 
monde sensible : par rapport à la matière relative, l'lilee 
existe en soi et absolument. Mais les Idées ne sont puiul 
séparées les unes des autres comme des individualilé: 
distinctes. Loin de là, Platon les résout toujours l'une 
dans l’autre, et finit par les absorber toutes dans l'Ile 
du Bien. Le Bien, un en soi, paraît multiple par son 
rapport aux objets !. C'est donc au Bien seulement qu'a: 
partient l’individualité ; les Idées, qui existent en e//es- 
mêmes par rapport au monde, existent réellement dans 
le Bien. Elles ne sont donc point des atomes intelligihles. 
mais des perfections divines, parfaitement réelles d'ail- 
leurs, ὄντως ὄντα, puisque tout est réel et en acte dans le 
Bien suprême. 

Le mélange des Idées, comme nous l'ont montré le 
Sophiste et le Parménide, ne peut nullement être con- 
sidéré comme un mélange matériel et mécanique. 1: 
comparaison des Idées avec les sons que le musicien cou: 
bine est une de ces images familières à Platon qu’Arislule 
a soin de prendre dans un sens littéral pour le besoin ile 
sa cause. On n’a pas le droit d’en conclure que le Pluli- 
nisme soit une sorte d’atomisme métaphysique, quoiqu'il 
ait pu le devenir entre les mains d’un pythagoricien, (lis- 
ciple de Platon, Eudoxus ?, chez qui la théorie des Idévs 
semble avoir pris la forme d’une physique mécaniste. 

Néanmoins, il y a quelque chose de profond dans [Ὁ 
critique d’Aristote : c'est le reproche qu'il adresse à son 


1, Rép., NI. 
2. Mét., I, 29, 1. 31. 


68 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


maître d’avoir semblé compromettre par la théorie du 
mélange, comme par celles de la participation et de l’imi- 
tation, l’unité essentielle de l'individu, et d’avoir presque 
entièrement réduit le monde sensible au monde intelli- 
gible. Pourtant, la notion de la force individuelle, de la 
substance active qui se meut elle-même, n'est pas 
absente dans Platon. Si ce dernier voit partout l’Idée, 
partout aussi il voit l'âme, c'est-à-dire, en dernière ana- 
lyse, la raison intelligible jointe à la puissance intelligente 
et active ‘. Malgré cela, c’est surtout Aristote qui a fait 
rentrer dans la philosophie l’idée dynamique, amoindrie 
par les tendances idéalistes des Pythagoriciens, des Éléates 
et des Platoniciens ; et avec elle revient la notion de l'in- 
dividualité, qui en est inséparable. De là l'opposition 
d’Aristote et de Platon en ce qui concerne le principe de 
la forme ou de l’essence. Aristote est dans le vrai lors- 
qu’il constate chez son maître une tendance de jour en 
jour plus grande à l'absorption du sensible dans l’intelli- 
gible, tendance à laquelle il est d’ailleurs difficile d’échap- 
per quand on approfondit ce sujet. Platon n'aurait pu re- 
pousser les objections d’Aristote qu'en prenant lui-même 
l'offensive et en montrant dans les dernières conclusions 
de la métaphysique péripatéticienne un idéalisme analogue 
au sien. Nous verrons bientôt que, si Platon n’a pas expli- 
qué le rapport des objels à la cause première, Aristote n’a 
guère mieux réussi à pénétrer un mystère qui dépasse la 
portée de l'intelligence humaine. | 


II. — LES IDÉES NE SONT POINT DE VRAIES 
CAUSES MOTRICES. 


« Les partisans des Idées ne les regardent ni comme la 
matière des objets sensibles, ni comme les principes du 


1. Dans le Sophiste, surtout, Platon représente les Idées 
comme des puissances actives; dans le Théétète, il reconnaît 
l'unité à laquelle se réduisent les sensations, et qui distingue 
l'individu animé des collections matérielles et mécaniques. 


ΑἈΙΘΊΤΟΤΕ. RAPPORTS DES IDÉES AUX OBJETS 69 


mouvement. Elles sont, suivant eux, plutôt des principes 
de permanence et d’immobilité ". — On nous dit, dans le 
Phédon, que les Idées sont les causes de l'être et du de- 
venir; et cependant, même en admettant les Idées, les 
êtres qui en participent ne se produiront pas s’il n’y a pas 
de moteur ?. » | 

C'est ainsi qu'Aristole accuse Platon d’avoir méconnu 
l'idée de cause efficiente, et d’avoir oublié le moteur du 
monde. Pour réfuter celte accusation vraiment étrange, 
il suffit de rappeler : 1° le 7imée, où se trouve exprimé 
nettement le principe de causalité, et où Dieu est repré- 
senté comme l’auteur et le formateur du monde; % le 
dixième livre des Lois, où se trouve la preuve de l’exis- 
tence de Dieu par la nécessité d’un premier moteur; 8 le 
Philebe, où le genre de la cause est déclaré analogue à 
l'intelligence, qui réside toujours en une âme ; 4° la réfu- 
lation, dans le Sophiste, des idées inertes sans puissance 
motrice, admises par les Mégariques ; 5° la troisième thèse 
du Parménide sur le mouvement perpétuel produit par 
l'âme; 6° les pages du Phédon sur la pérennité de l’âme 
comme cause motrice et sur l’analogie de l’âme avec les 
Idées. 

Les partisans d’Aristole pourront répondre qu’en effet 
la cause motrice est indiquée dans Platon, mais que la 
véritable question est de savoir si cette notion peut se 
concilier avec la théorie des Idées 5. Les Idées sont immo- 
biles, dit Aristote; elles doivent donc être des causes 
d'immobilité 5. 

Cette objection est d'autant plus surprenante qu’Aris- 
lote lui-même a soutenu la nécessité d’un moteur immo- 
bile. — Mais, dira-t-on, ce sont les Platoniciens qui re- 


1. Mét., 1, 38,1. 2. 

2. Id., 30, 1. 22. | 

3. Voy. Vacherot, t. I; Henne, Ecole de Mégare, Conclusion. 

4. "Ὥστ᾽ ἐν τοῖς ἀχινητοῖς οὐχ ἄν ἐνδέχοιτο ταύτην εἶναι τὴν 
ἀρχὴν οὐδ᾽ εἶναι τι αὐτὸ ἀγαθόν. Méé., III, p. 43, 1. 12. 


10 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


présentent les Idées comme des causes de permanence et 
d'identité. — Sans doute; mais ils les représentent aussi, 
de l’aveu même d’Aristole, comme les causes de l'être et 
du devenir. — Alors, il y a contradiction. Nullement. Les 
Idées sont causes de changement sous un rapport, et, sous 
un autre rapport, causes de permanence. Elles produisent 
le changement, parce que le devenir ne peut avoir lieu 
qu'en vue de l'être ! : ce qui devient tend à l'être, ce qui 
change tend au repos. Supprimez l'être et l'immobilité 
des Idées, rien, selon Platon, ne sollicite plus la matière au 
mouvement et au développement. D'autre part, si l’'Idée 
produit le mouvement, elle produit aussi la loi qui le dirige. 
Le mouvement vers l'Idée, but fixe et déterminé, ne peut 
être déréglé et sans ordre ; il doit offrir, dans le sein même 
de la variété, une image de l’unité. Cette image, c'est la 
constance des rapports, la généralité des lois, la perma- 
nence des individus mêmes dans la parlie supérieure de 
leur être, l'âme *?. Les Idées sont donc tout ensemble la 
cause du mouvement et la cause de ce qu'il y a de cons- 
tant dans le mouvement même. Elles doivent ce double 
caractère à leur perfection, grâce à laquelle elles contien- 
nent sous une forme éminente le mouvement et le repos, 
la multiplicité et l'unité ὁ. La nature les imite par cette 
identité dans le changement qui constitue le mouvement 
réglé, la tendance au bien, le progrès. 

La vérité est que Platon ἃ résolu le problème du mou- 
vement de la même manière qu’Aristote. Pour le maître 
et pour le disciple, la cause suprême du mouvement est la 
cause finale, le Bien; et la cause proprement efficiente, 
sujelte elle-même à la mobilité, est l'âme. Malgré cela, 
Arisiole accuse Platon de n'avoir pas fait à l'âme une 
place dans son système. « Platon, dit-il, ne peut pas 


1. γον. le Philébe, et ἰ. 1. ibid. 
2. γον. le Théétète. 
3. Voy. le Parménide. 


ARISTOTE. RAPPORTS DES IDÉES AUX OBJET=E 7| 


établir comme eause motrice ce qu'il regarde paurluis 
comme un principe, à savoir l'être qui se meul si- 
même ; car l’âme, d’après lui, est née ultérieurement «1 
en même temps que le monde. » — Oui, sans doute. 
l’âme du monde. Et encore il est clair qu’il ne faut ja: 
prendre au pied de la lettre les métaphores du 77)... 
puisque le Phèdre représente toute âme comme «li 

nelle. L'âme divine, universel moteur, ἃ certaine! 
un caractère d’éternité, comme le prouve le X° livre: le- 


Lots. 


III. — LES IDÉES NE SONT POINT DE VÉRITABLIS 
CAUSES FINALES. 


« En ce qui concerne la cause finale des actes, des clin 
gements, des mouvements, nos devanciers parlent bien εἰ" 
quelque cause de ce genre; mais ils ne lui donnent pu- le 
même nom que nous, le Bien, et ne disent pas en (ui 
elle consiste ?. » | 

Aristote laisse entendre qu'il est le premier philosohili 
qui ait conçu et nommé le Bien. C’est faire trop bon nr 
ché de Socrate et de Platon. La preuve de l'existence il: 
Dieu par les causes finales joue le principal rôle dan: le: 
Entretiens de Xénophon ὃ. Dans le Phédon, les Lili: 
sont représentées comme les vraies causes finales de [0}}}:’- 
choses. Dans le Timée, Dieu fait tout conformément 1 
bien et en vue du bien. Dans le Philèbe, Platon oppo- : 
ce qui devient ce qui esl et en vue de quoi tout le 11"-}: 
devient , et il montre que la vraie cause du mouvemiil 
est le but que le mobile poursuit. Dans la Républi;n, 
enfin, Platon nomme le Bien la cause de l'être et ile lu 


1. Met., XII, 247, 1. 5. Cf. De An., I, 1. 
2. Mét., I, 1v. 

3. Voy. notre Philosophie de Socrate. 
4. To οὗ evexa. 


72 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


vérité, de l’essence et de la connaissance. S'il est un prin- 
cipe qui domine la philosophie de Platon et auquel se 
rapporte toute la doctrine des Idées, c’est précisément ce 
principe du Bien. Aristote devait le savoir, lui qui a résumé 
les lecons de son maître dans un livre ayant pour titre : 
Περὶ τἀγαθοῦ. 

Comment done expliquer cet étonnant reproche que 
contient la Métaphysique? — C'est que, d’après Aristote, 
le bien suppose le mouvement, l’action et le progrès; il 
n'a pas de rôle à jouer dans les mathématiques, il n’en ἃ 
pas à jouer dans le monde immuable des Idées. Dans la 
sphère des abstractions et des formes logiques, il ne peut 
être question que d'ordre et de symétrie, non pas de mou- 
vement et de vie; le bien n’a rien à y faire, mais unique- 
ment la beauté ?. — Platon eût répondu que, si le mou- 
vement et laction supposent le b'en, le bien ne suppose 
pas pour cela le mouvement, et se suffit à lui-même. 
L’immobilité de l’Idée, loin d’être contradictoire avec le 
bien et avec la vraic puissance active, est au contraire, 
pour Platon, la condition essentielle de la perfection et de 
l’activité, comme le soutient aussi le XIT livre de la Méta- 
physique. Aristote se place donc volontairement, pour cri- 
liïquer le Platonisme, à un point de vue inférieur, el ne 
considère le Bien que dans sa relation au mouvement, au 
licu de le considérer dans sa perfection intrinsèque el dans 
sa nature immuable. 


IV. — CRITIQUE DE LA THÉORIE DES NOMBRES. 


Le principal vice du Platonisme, d’après Aristote, c'est 
l'abstraction logique, si voisine de l’abstraction mathéma- 
lique. La méthode platonicienne roule tout entière sur 


1. Mét., XI, 212,1. 12. Τοῦτο (τἀγαθόν) ἕν τοῖς πραχτοῖς ὑπάρχει 
χαὶ τοῖς οὖσιν ἐν κινήσει... τὸ δὲ πρῶτον χινῆσαν οὐχ ἔστιν ἐν τοῖς 
ἀκινητοῖς. Cf. Μσί., ΠῚ, 43,1. 42. 14., ΧΙ], 968,1. 40. Ravais- 
son, 910. 


ARISTOTE. RAPPORTS DES IDÉES AUX OBJETS 73 


les formes, mais sur des formes extérieures, sur des qua- 
lilés *. Or les qualités ont toutes leurs contraires. La «liu- 
lectique ne pouvait manquer de ramener avec elle la théo- 
rie de l'opposition des principes, familière aux anciens 
philosophes ? et surtout aux Pythagoriciens ὃ. Les contrai- 
res devenant les éléments des choses, tout se résout dans 
un mélange de formes οἱ d’Idées. Dès lors, les différences 
des choses ne peuvent avoir leur raison que dans les raj- 
ports des Idées et les proportions de leur mélange. La 
qualité, où l'on cherchait l’être, disparait dans la quan- 
té; et la philosophie, reculant jusqu’au Pythagorisme, 
va se perdre dans les mathématiques ὁ. 

Aristote, pour réfuter le Platonisme numérique, éxu- 
mine les nombres idéaux dans leur nature, leurs espèce», 
leur origine et leur fin. 

1° Le nombre idéal a les mêmes éléments et la même 
nalure que le nombre mathématique, dont on veut le sépr1- 
rer. Il est le produit de l'infini et de l’unité, de la quani- 
lilé illimitée et d’un principe de limitation ὃ, 

Pour distinguer le nombre idéal du nombre mathéma- 
lique, Platon est forcé d’avoir recours à des hypothèscs 
contradictoires. En effet, le nombre idéal étant un étre, 
une unilé réelle, il ne peut contenir en lui-même d’autres 
nombres, ce qui détruirait l’unité de son essence ὃ. Il fau! 
done bien que la dyade ne contienne pas l’unité, ni lu 
triade la dyade, ni aucun nombre idéal les nombres qui le 
précèdent. Or, qu'est-ce que des nombres qui diffèrent les 
uns des autres par autre chose que par le nombre méme 
de leurs unités, dont le plus grand ne contient pas le plus 


1. Mét., VIT, 156, 1. 25. Οὐθὲν σημαίνει τῶν χοινῇ xarnyopuu- 
μένων τόδε τι (l'essence), ἀλλά τοιόνδε (la qualité). 

2, XIV, 289,1. 21. 

3. XII, 256, 1. 20. Πάντες γὰρ ἐξ ἐναντίων ποιοῦσι πάντα. 
4. Ravaisson, ἐδιεῖ., et suiv. 
5, Mét., XIV, 299, 1. 17. 
6. XII, 283, L. 28. 


74 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


pelit, qui ne s’ajoutent ni ne se retranchent, ne se mulli- 
plient ni ne se divisent? Le nombre idéal n’est pas un 
nombre ἢ. 

2° Les nombres idéaux sont des choses en soi et des 
essences réelles ; 1] faut par conséquent que ces essences 
soient finies quant au nombre (car un nombre infini de 
choses réelles est impossible) *. Aussi Platon divise les 
nombres idéaux en dix espèces, en dix nombres premiers 
qui forment la décade. Mais pourquoi dix plutôt qu’onze? 
C’est là un choix arbitraire. 

D'ailleurs, ces dix nombres seront insuffisants pour 
expliquer la variété des espèces sensibles, à moins qu'on 
n’efface toutes les différences des êtres à force de généra- 
lisation. « Il faudra donc identifier une foule de choses, et 
poser le même nombre idéal pour des choses différentes ὃ.» 

3° L'origine des nombres idéaux est incompréhensible. 
Les nombres mathématiques se forment par l'addition suc- 
cessive des unités ; à l'addition on substitue, pour les nom- 
bres idéaux, une génération chimérique ὁ. Du commerce 
de l'unité avec la dyade indéfinie naît la dyade définie, le 
deux en soi; du commerce de la dyade définie avec l’indé- 
finie naît la tétrade, etc. Mais que signifie la génération, 
la naissance, quand il s’agit de choses éternelles et im- 
muables 5? En admettant même cette généralion, l’origine 
des nombres est inexplicable; car la dyade génératrice ne 
pouvant que doubler, tous les nombres devront être les 
multiples de deux. 

4° Les nombres idéaux ne peuvent expliquer ni les 
nombres mathématiques ni les nombres sensibles. Tout 
nombre est l'unité de plusieurs éléments qui sont eux- 


1. Mét., 276, 1. 6. — Ravaisson, ibid. 

2. 280, 1. 3. 

3. XIV, 395, 1, 5. ᾿Ανάγχη πολλὰ συμθαίνειν τὰ ὄντα, καὶ ἀριθ- 
μὸν τὸν αὐτὸν τῷδε χαὶ ὄλλῳ. Cf. 1, 24. Πρῶτον μὲν ταχὺ ἐπιλείψει 
κὰ εἴδη. 

4. Mél., 273, 1. 30. 

5. Mét., XIV, 300, 1. 4. 


ARISTOTE. RAPPORTS DES IDÉES AUX OBJETS 178 


mêmes des unités. D'où vient donc l’unité de ces éle- 
ments? du nombre idéal. Mais le nombre idéal est une 
unité réelle et essentielle, dans laquelle il ne peut y avoir 
de multiplicité ni de nombre !. Même impuissance quand 
i s’agit d'expliquer l'étendue. Si le nombre idéal de la 
solidité ne contient pas celui de la superficie, et ce dernier 
celui de la longueur, il en résulte que le corps ne contient 
pas de surface, ni la surface de lignes. La longueur est- 
elle au contraire le genre de la largeur, et celle-ci de la 
profondeur, le corps devient une espèce de la surface, et 
la surface une espèce de la ligne. Absurdilé égale des 
deux parts *. La théorie platonicienne prend pour élé- 
ments des êtres leurs limites à. 

L'infini, pour être le genre de toutes les étendues, doit 
être l'étendue en général, l’espace, comme Platon semble 
lui-même le dire. Mais, si l'infini est l’espace, il y a de 
l'étendue dans les Idées.et les nombres, dont il est la ma- 
tière ; les Idées et les nombres se trouvent dans l’espace . 
Qu'est-ce qui les distingue alors du nombre sensible? Le 
monde intelligible et le monde visible, étant formés des 
mêmes principes, se confondent l’un avec l’autre. 

ὃ. Platon dit que les nombres idéaux tendent à l’unité 
comme à leur bien, et la désirent. Qu'est-ce qu’une ten- 
dance, un désir, un mouvement, dans le grand et le petit, 
dans la dyade de l'infini, dans des nombres sans vie ? 
Platon aura beau combiner des abstractions, il n’arrivera 
jamais à expliquer le mouvement, la réalité; car les nom- 
bres ne sont que des limitalions ou des abstractions suc- 
cessives de cette réalité même. 

« Tout cela arrive aux Platoniciens parce qu’ils ramè- 
nent toute espèce de principe à l'élément, parce qu'ils 
prennent pour principes les contraires, parce qu'ils font 


1. 300, 1. 1; 280, 1. 16; 275, L. 40. 
2. 281, 1. 23; 289, L. 4. 

8.1, 32, L. 41: XII, 283, L. 19. 
4.1, 33,1. 6. 


70 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


de PUn un principe, parce qu'ils font des nombres les 
premières essences, des essences séparées, des idées !. » 
Ces erreurs radicales ont une racine commune : la con- 
fusion de l’ordre logique avec l’ordre de l'être et, par 
une suite inévitable, des causes réelles de l'être, avec les 
principes formels de la science. « Tout ce qui est premier 
par la notion n’est pas pour cela premier par l'être *. » 

À cette critique profonde des nombres idéaux, Platon 
aurait pu précisément répondre qu’elle montre combien 
il est faux de prendre les Idées pour des nombres, au 
sens propre de ce mot. La tactique d’Aristole, c’est de 
traiter les Idées comme des nombres mathématiques, et 
d'en déduire une foule de conséquences mathématique- 
ment absurdes. Mais n'est-ce pas oublier cette distinction 
primordiale de l’'Idée et du nombre proprement dit #, de 
l'essence métaphysique et de la quantité mathématique ? 
Aristote prouve avec une rigueur incontestable que les 
Idées ne peuvent être des: nombres, puisque de l’aveu de 
Platon elles ne se combinent pas, ne s'ajoutent pas, ne 
se retranchent pas, et n'ont aucune des propriétés numé- 
riques. Or, en croyant par là réfuter Platon, Aristote ne 
détruit que l'expression de nombres idéaux ; 1] ne détruit 
pas vraiment les Idées. Platon a eu tort d’abuser des sym- 
boles mathématiques ; 1] a fini par les prendre au sérieux, 
il ἃ joué avec les abstraclions; mais c’est là une erreur 
qui ne porte cependant pas sur le fond de sa vraie doc- 
trine, sur la doctrine des Idées comme raison éternelle 
de la pluralité dans l’unité première. Le Pythagorisme de 
Platon est chimérique ; le Platonisme véritable n’est pas 
détruit par la critique d’Aristote. Quand Platon retourne à 
Pythagore, il est dans le faux. Aristote néglige le vrai ou 
se l’approprie, et ne laisse à son maître que les erreurs. 


1. Phys., IV, πὸ: IL, 1v. 

2. Met., XIV, 302, 1. 49. 

3. XIII, 262, 1. 26. ᾿Αλλ’ οὐ πάντα τὰ τῷ λόγῳ πρότερα, καὶ τῇ 
οὐσίχ πρότερα. 


CHAPITRE VI 


THÉODICÉE D’ARISTOTE. SES RAPPORTS AVEC CELLI 
DE PLATON 


Ϊ. La dialectique d’Aristote comparée à celle de Platon, La 
loi de continuité et le progrès des êtres. Le mouvement. 
En quel sens une série infinie de causes est impossible. Le 
moteur dans Platon et dans Aristote. Immobilité du pre- 
mier moteur. Comment il meut le monde. Ce que devient! 
dans Aristote la théorie platonicienne de l'amour. La cause 
finale. Dieu est-il un idéal sans réalité? Identité de l'inlel- 
ligence actuelle et de l’intelligible actuel. Antériorilé «le 
l'acte; part de Platon dans cette théorie. — II. Sur (jui 
porte le désaccord de Platon et d’Aristote. Comment Ari:- 
tote refuse à Dieu la connaissance du monde. Suppression 
des Idées. Comment Aristote s'arrête à l’Intelligence, sans 
placer au-dessus le Bien-un. Comment il attribue à Lieu 
l'individualité absolue, et exclut de son essence lunivcr- 
galité, 


I. Aristote, comme Platon, a sa dialectique, par laquelle 
il s'élève du monde à Dieu; seulement, à l'échelle plato- 
nicienne des formes supra-naturelles, il substitue la série 
des formes naturelles, des divers degrés de l’acte. La dlia- 
lectique de Platon est une progression logique et méla- 
physique tout ensemble, qui dépouille les choses, pur 
l'élimination du multiple, de leur caractère borné ὁ] de 
leur mode d’existence particulière, pour les ramener aux 
puissances intelligibles et actives dont elles dérivent, aux 
Lypes immuables et vivants qu’enferme l’Être universe! οἱ 


78 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


éternel. La dialectique d’Aristote est une progression à la 
fois physique et métaphysique, qui remonte de chaque 
réulilé individuelle à une réalité plus spécifiée encore et 
nlus individualisée, éliminant ainsi, par une abstraction 
nulurelle qui reproduit le progrès même des choses dans 
le onde, l’élément inférieur de la matière passive et de 
la simple possibilité, jusqu’à ce qu’elle ait atteint l’acte pur 
où réside la suprême Zndividualité. Mais, si les deux dia- 
leeliques se séparent dans leur marche, elles n’en parvien- 
nent pas moins au même but : c’est l’Etre parfait que 
Pluton atteint en cherchant dans la pensée l’universel ; 
«est encore l’Etre parfait que trouve Aristole en poursui- 
vant dans les choses l’individualité absolue. 

Entre les termes de la progression dialectique Platon 
aime à établir le rapport logique de l'espèce au genre ; 
Arislole les relie par un lien vivant et réel, le mouve- 
ent, à travers lequel la puissance passe à l'acte, la vir- 
lnalilé à la réalité. Le rapport logique des espèces aux 
“enres, objet de la science discursive, est étranger à 
l'ospace-et au temps; la notion, λόγος, est un lien immo- 
hile, car il n’y a pas de mouvement dans la catégorie de 
la relation ἡ. La logique est tout entière dans le repos ; la 
nilure, au contraire, objet de la physique, est tout entière 
dans le mouvement : elle se développe à travers le temps 
el l'espace. C'est dans les notions logiques, dans la sphère 
le la science (διάνοια), que Platon cherchait surtout 
l'image de la pensée suprême et de l’Idée; Aristote s’ef- 
lurce de saisir cette pensée même dans la nature, où 
elle est présente : 1] veut la voir à l’œuvre et la prendre 
pour ainsi dire sur le fait, dans le secret de son action 
ciernellement féconde. 

l'oute progression est discrèle ou continue. La progres- 
sion logique des espèces et des genres, des types et des 
copies, est une collection d'éléments indépendants les uns 


1. Met, XI, 236, 22. 


THÉODICÉE D'ARISTOTE 79 


des autres; un tout composé de parties hétérogènes, liées, 
dit Aristote, par de simples analogies ; une classification 
fondée sur des ressemblances ou des différences, en 
d’autres termes, une proportion discrète *, qui ne trouve 
son unité que dans un terme supérieur, la pensée uni- 
verselle. La progression physique est une série con- 
üinue d'éléments subordonnés les uns aux autres, et dont 
chaque terme contient tous les termes qui le précèdent ?, : 
La différence et la ressemblance trouvent leur conciliation 
dans cette loi de continuité, car chaque terme ressemble 
aux termes précédents en ce qu’il les résume, et il en 
diffère en ce qu’il les perfectionne, les complète, les met 
au service d’une âme et d’une activité supérieure. C’est 
que tout terme naturel est le résultat du passage successif 
d'une puissance par toutes les formes des termes infé- 
rieurs ; et la série entière représente les différentes épo- 
ques d’un seul et même mouvement, les différents degrés 
du progrès de la nature de l’imperfection à la perfection. 
Aristote et ses disciples 3 excellent à décrire ce mouve- 
ment de la nature par lequel elle passe sans cesse à des 
déterminations nouvelles et de plus en plus riches, ce 
progrès de l'être sortant par degrés de la stupeur et du 
sommeil ὁ, et s’élevant d'organisation en organisation, 
d'âme en âme, jusqu’au point culminant de la pensée 
pure. À la simplicité des corps élémentaires succède la 
combinaison, puis l’organisation et la vie. La première 
forme du principe vital, de l’âme, c’est la végétation. Le 
végétal se nourrit, se reproduit et meurt 5, car tout ce 
qui est né doit périr : la puissance ou matière, qui enve- 
loppe les contraires, renferme un germe nécessaire de 


4. De An., 11. ur. Mél., LIL, p. 50, 1. 12. 

2. ᾿Αεὶ γὰρ ἐν τῷ ἐφεξῆς ὑπάςχει δυνάμει τὸ πρότερον, ἐπί τε τῶν 
σχημάτων χαὶ τῶν ἐμψύχων. De An., Il, πι. 

3. Voy. Ravaisson, ibid., I, 422. 

4. Hist. an., VI, 1. 

5. De An., Il, 1v. 


᾿ς 80 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


destruction. L'unité et l’individualité, encore peu pro- 
noncée dans le végétal, se précise dans l’être sensible, 
dans l’animal. Toute organisation compliquée, dont les 
proportions définies ne peuvent varier beaucoup sans en- 
trainer la mort, a besoin des avertissements continuels de 
la sensation. Au-dessus de la sensation est la pensée, qui 
apparaît chez l’homme. Résumant en lui les formes infé- 
rieures pour y ajouter des perfections nouvelles, l’homme 
vit de la vie végétative dans le sein de sa mère, de la vie 
animale dans son enfance, de la vie intellectuelle quand 
il est parvenu à l’âge de raison. Ainsi la nature, à chaque 
pas qu’elle fait, à chaque degré qu’elle monte, s'explique 
mieux, se fait mieux entendre, montre mieux le sens de 
son être : elle est de plus en plus intelligible à mesure 
qu’elle est davantage intelligence et pensée {. 

Quel est donc le sens de cette universelle progression 
des choses et de ce mouvement sans repos qui entraîne la 
nature ? 

Tout mouvement part d’un moteur et se transmet à un 
mobile ; mais, de moteur en moteur, ne faut-il pas arriver 
à une cause première de tous les mouvements? La série 
des causes, nous l'avons vu, ne peut être infinie. Compre- 
nons bien cependant de quelles causes il s’agit. On peut 
concevoir comme infinie la série des événements et même 
des causes homogènes (comme l’homme engendrant 
l’homme), à la condition qu'il y ait un terme supérieur 
dont l’éternelle action produise cette éternelle série d’ef- 
fets. Les causes secondes dont l’ensemble constitue l’uni- 
vers peuvent être sans commencement ni fin *; elles sont 
alors infinies dans le sens de la longueur; mais elles ne 
peuvent l'être, pour ainsi dire, dans le sens de la hau- 
teur, et une série même infinie de causes secondes aurait 
encore besoin, selon Aristote, d'être soutenue par une 


1, Ravaisson, ibid. 
2. Phys., VII, vr, vn. 


\ 


THÉODICÉE D'ARISTOTE 81 


cause première placée au-dessus d'elle; celte série, se 
développant dans le temps, serait ce que Platon appelle 
l'image mobile de l’immobile éternité. 

Platon, comme Aristote, avait formulé le principe ile 
. causalité, et conçu la cause première non comme un pre- 
mier anneau de [ἃ chaine, mais comme un terme en quel- 
que sorte transcendant ; le Zimée en est la preuve ‘. Dans 
le troisième livre des Lois, Platon distingue les trois 
sortes de mouvements et les rattache tous à un principe 
commun, à un premier moteur ; mais ce moleur est l’äme 
qui se meut éternellement elle-même, et par conséqueul 
c'est un moteur mobile. Un tel moteur ne peut suffire à 
Aristote. Ce dernier, parvenu au terme où Platon s’arril 
dans le Zimée et dans les Lois, le franchit pour s'élever 
plus haut. 

Si le premier moteur se mouvait lui-même tout entier, 
il donnerait et recevrait à la fois le mouvement, il ferait 
et souffrirait en même temps la même chose. Ce seraienl 
les contraires, et par conséquent les contradictoires, 
réunis à la fois en un seul et même sujet ?. Dans lr: 
choses qui semblent se mouvoir elles-mêmes, il y a tou- 
jours une partie qui est mue, l’autre qui meut, et celle-ci 
est immobile. Si elle n'était pas par elle-même, et ile 
toute éternité, et toujours semblable à elle-mème, 1] lui 
faudrait une cause; si elle existait en puissance avaril 
d'exister en acte, si elle contenait dans son sein un reslc 
de puissance non actualisée, un reste de matière, elle 
serait mobile et aurait besoin d’un moteur. On ne peu 
donc s'arrêter, selon Aristote, à l'âme universelle, qui se 
meut elle-même en mouvant tout le reste. 

Maintenant est-il vrai de dire que Platon ait considére 
l'âme comme le premier principe? Au-dessus de l’äme 
n’a-t-il pas placé l'intelligence ? au-dessus de l'intelligence 


1. Cf. Leibnitz, Monadologie. 
2. Phys., ibid. 


11. — 6 


PORC OETTEER EL =. 


89 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


même, le Bien? Ce ne sont pas là, dira-t-on, de vraies 


causes motrices. Assurément; mais la cause première . 
d’Aristote n’est pas plus motrice que celle de Platon; ou, 
si elle meut, elle meut par son caractère de perfection 
idéale, de fin suprême, de suprême bonté tout comme le 
Bien de Platon. 

En paraissant réfuter Platon, Aristole est d'accord avec 
lui; en paraissant le dépasser, il ne fait que le suivre; et 
encore il ne le suit pas jusqu'au bout, car il s'arrête 
à l'intelligence, tandis que Platon conçoit au-dessus de 
l'intelligence le Bien. C’est donc à Platon qu’'appartient 
tout entière la preuve classique de l'existence de Dieu 
par la cause motrice, subordonnée elle-même à la cause 
finale. 

Cependant Aristote retrouve son originalité non seule- 
ment dans les détails de cette doctrine, inais encore dans 
la conception de la Pensée suprême qui meut tout le 
monde. 

Nous n’avons encore atleint le premier moteur que 
d'une manière indirecte : nous savons seulement qu’il 
meut toutes choses du sein de son éternelle immobilité. 
Mais comment les meut-il, et qu'est-il en lui-même ὃ 

Le mouvement par impulsion suppose l’action du mo- 
teur et la réaction du mobile; par conséquent, comme 
Platon l'avait déjà montré dans le Sophiste, l’action sup- 
pose la passion réciproque, et la passion est un mouve- 
ment {. Or, le premier moteur est absolument immobile ; 
il ne meut donc pas par impulsion. Où trouver quelque 
analogie qui nous fasse comprendre comment l'éternel 
moteur met en mouvement le monde? — C’est en nous- 
mêmes que nous en apercevons le mieux l’image. Qu’est- 
ce que le désir, sinon un mouvement de l’âme vers le 
beau ou le bien? Et l'objet de ce désir, comment meut-il 
l'âme? Sans être mû lui-même ; il la touche sans en être 


4. Phys. IL τι. 


ΠΉΒΕΝΝΗΝ 


THÉODICÉE D'ARISTOTE 83 


touché. Tel est le premier moteur : immobile, il meut le 
monde par l’irrésistible attrait de sa beauté 1. 

Dans cette grande doctrine d’Aristote, qui pourrait ne 
pas reconnaître celle de Platon sur l'amour et la beauté? 
L'objet de l'amour dans Platon, c’est l'Idée, bien immo- 
bile, beauté toujours identique à elle-même, qui se révèle 
à l’âme par la pensée et lui inspire un insatiable désir. 
Aristote emprunte à Platon sa théorie de l’amour, telle 
que le Banquet l'expose,et montre après lui que l'amour 
est le roi de la nature comme de l’humanité, le génie 
qui relie la terre au ciel, la cause de toute fécondité et 
dé toute immortalité. Le mouvement de la nature est un 
désir, et le terme auquel elle tend, c’est le suprème 
intelligible, c'est l’Idée de Platon. Aristote croyait avoir 
exclu l’Idée de sa philosophie ; 1] lui faisait le reproche 
d'immobilité et conséquemment d'impuissance, 1] l’accu- 
sait de ne pouvoir être ni une cause motrice ni une cause 
finale ; et voilà qu'il la place à son tour au sommet de la 
nature, en dehors de la nature même; lui aussi, 1] sépare 
l'intelligible du monde qu'il anime, et il en fait le su- 
prême Désirable, la fin dernière de tout mouvement. 
Comme Platon, il l'appelle le Bien, — « ce bien que tout 
âme désire », suivant l'expression de la République, et 
d'où dérivent la pensée, l'être et la vie. 

Ainsi le premier moteur, dans Aristote comme dans 
Platon, s’identifie avec la fin dernière, avec « le bien en 
vue duquel toutes choses se font * ». La série descen- 
dante des causes efficientes se renverse en quelque sorte, 
et se convertit en une série ascendante de causes finales. 
Si la nature descend d'effet en effet, c’est qu’elle remonte 
de fin en fin. Chaque chose s’explique par le bien auquel 
elle tend : ce bien, c’est sa forme dernière, sa perfection, 
objet de son désir, cause de son mouvement, Il y a done 


1. De Gen. et Corr., I, vi. 
2. Phileb., loc. cit. 


+ ht 


. 
DRE ἂς ΜῸ ΜῈ ἘΠ 
Η «τοῦ " eo os ΕΝ " 


. __ 


δά LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


un dernier terme auquel est suspendu tout le reste, et qui 
est en même temps le premier, car 1] est éternel. 

Ce principe suprême du désir doit être en communics- 
tion quelconque avec l'intelligence, car tout désir enve- 
loppe une connaissance plus ou moins confuse de l'objet 
désirable. Voilà pourquoi Platon croyait à quelque com- 
munication primitive de l'âme avec le Bien. Aristote sourit 
de ces poétiques symboles, mais 1l ἃ soin d'en extraire le 
sens profond. Le principe du désir, dit-il, est tantôt la 
sensation, tantôt la pensée, le bien senti, le bien concu. 
Or, le premier moteur est nécessairement séparé de toute 
matière : ce n’est point un objet de sensation, mais de 
pensée ! ; le suprême Désirable est le suprême Intelligible. 
Encore une fois, n'est-ce pas là l’Idée de Platon, n'est-ce 
pas cette Beauté éternelle et non engendrée que le Ban- 
quet décrit en termes enthousiastes, comme l’objet de 
l'amour universel ? | 

Mais, si le bien est une Idée, ne serait-ce point par là 
même une notion sans réalité, une abstraction sublime 
qui n'aurait d'existence que dans la pensée de l’homme, 
— Dieu purement idéal qui n’habitcrait d’autre ciel que 
notre intelligence? Le monde a-t-il en partage la réalité 
avec l’action, el la cause du monde, l’idéalité pure? Le 
Bien est-il l’objet suprême de la pensée, en un mol, 
sans être lui-même un sujet pensant ?? 

Une simple idée logique, produit tardif de l’entende- 
ment, ne pourrait mettre en mouvement le monde; el 
c'est parce qu’Aristote confondait l’Idée de Platon avec 
la notion logique qu'il la déclarait à jamais stérile. Et en 
effet, comment une notion, pure puissance, agirait-elle si 
elle n’était déjà actualisée ? Cette idée même, comment 
aurait-elle pu être conçue? Le premier objet de l’intelli- 


1. Mét., XII, 248. 
2. Voy. Ravaisson, t. 1, p. 512; Vacherot, la Mélaphysique 
et la Science, t. II, Théologie. 


THÉODICÉE D'ARISTOTE 85 


gence ne peut être une abstraction; c’est nécessairement 
un être réel qui agil par son être même sur l'intelligence 
qui le contemple. La première pensée ne peut être une 
création de l'esprit, car elle supposerait une pensée anté- 
rieure, et on irait ainsi à l'infini. « La réflexion ne peul 
commencer par la réflexion 1. » 

Le point de départ, ce n’est donc pas la pensée refle- 
chie, la notion logique; c’est le sentiment d’un être reel. 
c'est la vivante intuition. En tout, le réel précède l'idial, 
sion entend par là l'idéal abstrait : en d’autres termes, 
l'acte est antérieur à la puissance ; 1] lui est antérieur 
dans le temps, dans l’ordre réel et même dans l'orilre 
logique, car pour concevoir la possibilité d’une chose il 
faut déjà connaître cette chose en elle-même « Si done le 
possible était antérieur à l'acte, tout pourrait être et rien 
ne serait... Ce n’est pas la nuit, le chaos, la confusion 
primitive, le non-être, qui est le premier principe. 1Π 
faut que l'acte soit éternel *. » 

Cette grande conception de l’antériorité de l'actuel sur 
le possible, du nécessaire sur le contingent, du parlail 
sur l’imparfait, nous l’avons déjà trouvée dans la théorie 
des Idées, dont elle fait le fond. La possibilité éternelle 
des choses finies, dit Platon, doit avoir sa raison non 51|- 
lement dans une pure abstraction, mais dans une réalilé 
éternelle qui, par cela même qu’elle fonde tous les possi- 
bles, peut aussi être appelée l'éternel idéal. 

Cette identité platonicienne de l'idéal et du réel, Aris- 
tote ne la comprend pas, quoiqu'il l’admette sous d'aulres 
termes, en reconnaissant l’acle pur comme l'identilé ile 
la pensée et de l'être. Par une singulière illusion, que 
motive l’abus des mathématiques et de la logique ilans 
l'École de l’Académie, Aristote confond l'Idée avec la 
notion, le Dieu de Platon avec le genre logique de l'élre 


4, Eth. Eud., VII, x1v, 
ὃ, Mét., XII, tbid: 


86 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


ou de l'unité. Ce Dieu sans vie, sans pensée, sans action, 
analogue à celui des Mégariques. n'est point le Dieu véri- 
table ; il n’est pas non plus le Dieu de Socrate et de Pla- 
ton. Platon n'a point retiré à Dieu la pensée : 1] ἃ été au 
contraire le devancier d'Aristole dans la conception de 
l'intelligence divine identique à la vérité intelligible. 

Le premier principe. étant tout en acte el par consé- 
quent sans matière. ne peut être, nous l'avons vu, un 
objet de sensation, maïs un objet de pensée pure. Or, 
par où la forme sensible, objet de la sensation, difière- 
t-elle et de cette sensation même et de l'âme qui en est le 
sujet? Par la matière seule où elle réside. Sans la ma- 
tière, tout se trouvant réduit à la forme, les objets de la 
connaissance, l'âme qui les connait, et la connaissance 
elle-même ne seraient qu’une seule chose. Dans le monde 
de l'entendement, l'objet de la pensée est une forme 
immatérielle; mais le sujet qui le pense et l’abstrait n'est 
lui-même séparé qu'incomplètement de l'imagination el 
des sens. [οἱ l'intelligible et l'intelligence, enveloppant 
encore la puissance et la matière, ne sont qu'imparfaite- 
ment et relativement identifiés 1. Mais, pour les choses 
absolument exemptes de matière, ce qui est pensé n'a 
pas une existence différente de ce qui pense : il ya 
identité ?, « et la pensée ne fait qu’un avec ce qui est 
pensé ». 

La science discursive consiste dans la combinaison et la 
division des idées de l’entendement, sur le modèle des 
objets ὃ. Le simple, au contraire, est un d’une indivisible 
unité; ce n'est donc plus un objet d'affirmation et de 
négation, de raisonnement, ni même de proposition. Dans 
cetie intuition simple il n’y a plus de place pour la vérité 
logique et pour l'erreur : « La vérité, c’est de voir et de 


4. Mét., X1I, 249. — Ravaisson, t. 1, 518. 
2. Mét., ibid. I, 40. 
3. Mét., VI, 127, -- Ravaisson, ibid.,.p. 519. 


THÉODICÉE D’ARISTOTE 87 


toucher; l'erreur, de ne pas voir et de ne pas toucher !. » 
Aussi « toute raison est infaillible ? », comme le sens dans 
le jugement de son objet propre. Dans la pensée pure, 
l'objet et le sujet qui le touche sont également inilivi- 
sibles : ce sont comme deux points qui ne peuvent se 
toucher sans se confondre ἢ. « L'intelligence se pense 
elle-même en saisissant l’intelligible : car elle devil 
elle-même intelligible à ce contact, à ce penser. Il y a donc 
identité entre l'intelligence et l’intelligible : car la faculle 
de percevoir l'intelligible et l'essence, voilà l'intelligence : 
et l’actualité de l'intelligence, c’est la possession de l'in- 
telligible ; ce caractère divin de l'intelligence se trouve 
donc au plus haut degré dans l'intelligence divine *, » 
‘âme humaine est une chose qui pense, en qui l'aelr 
et la faculté de penser sont distincts, parce que l’âme es1. 
jusqu'à un cerlain point, en un sujet matériel où il \ : 
toujours de la puissance qui n’est pas encore venur à 
l'acte. Dieu est une intelligence qui se contemple étern:l- 
lement elle-même, et qui ne diffère en rien de Pacle dde 
sa contemplation; Dieu n’est done pas une chose (qui 
pense, mais un acte simple de pensée, qui est à Lui seul 
son propre objet : sa pensée est la pensée de la penser ἡ 
« Tel est le principe auquel sont suspendus le ciel «1 
toute la nature. Ce n'est que pendant quelques inslanls 
que nous pouvons jouir de la félicité parfaite. Il la jus- 
sède éternellement, ce qui nous est impossible. La joui: 
sance, pour lui, c'est son acte même. C’est parce qu'elles 
sont des acles que la veille, la sensation, la pensée, son 
nos plus grandes jouissances ; l’espoir οἱ le souvenir nr 
sont des jouissances que par leurs rapports avec celles-l1. 
Or la pensée en soi est la pensée de ce qu'il y a de 


Mét., 1X, p. 190, 1. 91. 
. De An., 111]. xnr. 

. Mét., XIT, p. 249, 1. 8. 
. Mét., XII, p. 249. 

. Mét., ibid. 


St à © 10 


LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


meilleur, et la pensée par excellence est la pensée de ce 
qui est le bien par excellence. La contemplation de (οἱ 
objet est la jouissance suprême et le souverain bonheur !. » 

Speusippe avait concu Dieu comme un principe sans 
félicité et sans vie actuelles, qui ne contient la perfection 
qu’en puissance. « La vie est en Dieu, répond Aristole ; 
car l’action de l'intelligence est une vie, et Dieu est 
l'actualité même de l'intelligence ; cette actualité prise en 
soi, telle est sa vie parfaite, éternelle. Mais nous appelons 


Dieu un vivant éternel et parfait. La vie continue et la 


durée éternelle appartiennent done à Dieu; car cela 
même, c’est Dieu ?. » 

Speusippe et les disciples infidèles de Platon, revenant 
au Pythagorisme, avaient placé l’imperfection du germe 
primitif avant la perfection actuelle de l’être développé ; 
ils avaient abandonné le grand principe du Platonisme : 
l'antériorité du parfait, de l'idéal réel, sur l’imparfait, sur 
l'idéal incomplètement réalisé. Mais le principe platoni- 
cien revit dans Aristote ; son Dieu est un acte, une réa- 


lité, et non une simple puissance ; c’est un Dieu intelli- 


gent et vivant. — Nous persuadera-t-on aisément, disait 
Platon, que la penséeet la vie n'appartiennent pas à 
l'être, qu'il ne participe pas à l’auguste et sainte intelli- 
gence, τὸν ἄγιον χαὶ σεμνὸν νοῦν -— L'intelligence, dit à 
son tour Aristote, est la plus divine des choses que nous 
connaissons. Mais, pour être telle en eflet, quel doit être 
son état habituel? Si elle ne pensait pas, si elle était 
comme un homme endormi, où serait son auguste di- 
gnilé? Εἴτε γὰρ μηθὲν vost, τί ἂν εἴη τὸ seuvév ὃ. 

En outre, quel est l’objet de cette intelligence réelle et 
actuelle? Platon avait répondu : c’est l’intelligible, c’est 
la vérité en soi, c’est le Bien. « La science en soi, disait- 


1. Mét., XII, 249. 
2. Mét., ibid. 
3. Mét., ΧΙ, 254, 


THÉODICÉE D’ARISTOTE 89 


il, est la science de la vérité en soi !. » Écoutons main- 
tenant Aristote : « La pensée en soi cst la pensée de ce 
qu'il a y de meilleur, et la pensée par excellence est la 
pensée de ce qui est le bien par excellence ?. » Pour 
Platon, la science en soi est identique à l'essence dans 
l'unité du Bien qui les enveloppe toutes les deux : le 
Bien pensant et le Bien pensé ne sont qu’un seul el 
même principe. Cette doctrine platonicienne de l'iden- 
tité du sujet et de l’objet, abandonnée par Speusipipe 
et l’Académie, domine toute la philosophie d’Arislole. 
L'intelligible, rejeté au second rang par les disciples de 
Platon, reparait au premier dans Aristote; et ce n'esl 
pas un intelligible abstrait, mais un intelligible vivant 0 
intelligent, comme le Bien de Platon, père de la vérilé «| 
de la science. 

Speusippe avait mal compris la pensée de son mailre : 
Dieu est supérieur à l'intelligence et à l'essence, disail 
Platon. Mais on peut concevoir de deux manières evlle 
supériorité. Dieu est-il au-dessus de la vérité el de 
l'être parce qu'il les enveloppe dans une puissance non 
développée ; est-il au-dessus de la pensée parce qu'il nc 
pense pas encore, de l’être parce qu'il n’est pas encurr? 
— Speusippe s'était arrêté à cette solution incomplète el 
avait reculé jusqu'à Pythagore, jusqu'aux loniens eux- 
mêmes, en déifiant la puissance pure. Ce n’était pas là lu 
pensée de Platon : pour lui la puissance pure est la ma- 
üère, et non Dieu; si Dieu est au-dessus de la pensée el 
de l'essence, c’est parce qu'il y a en lui, non pas moins 
que la pensée, moins que l'essence, mais beaucoup plus 
que l’essence et la pensée, qualités encore incomplètes qui 
n'épuisent pas la perfection du Bien*. Dieu est différent (le 


1. Voy. t. I, analyse du Parménide. 

2. Mét., ibid. 

3. On se rappelle la République, où Platon dit formelle- 
ment que le Bien est au-dessus de l’assence et de Pintolli- 
gence: 


90 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


la science et de l'essence parce qu'il est la réalité su- 
prême. Aristote, tout en essayant d'attribuer à Platon 
l'erreur de ses disciples ou de ses devanciers, lui em- 
prunte sa vraie doctrine, et fait de Dieu un terme diffé- 
rent de toutes les choses imparfaites non parce qu'il est 
la puissance, mais parce qu'il est l'acte pur. 

Où donc est le véritable Platonisme? Est-ce dans 
l’Académie, où l’on vénère Platon sans le comprendre? 
N'est-ce pas plutôt dans le Lycée, où Platon est attaqué, 
mais où triomphent ses doctrines les plus essentielles Ὁ 

Il est un point cependant où Aristote est infidèle à son 
maitre, et c'est ce premier désaccord qui ἃ causé toute 
l'opposition de Platon et d’Aristote. Au moment même 
où le disciple entre avec le plus de profondeur dans la 
pensée de son maître, il ne s’en rapproche que pour s’en 
séparer. 


II. La science en soi, avait dit Platon dans le Par:- 
ménide, est la science des choses en soi. Mais alors 
s'élève une des plus graves difficultés de la philoso- 
phie : comment la science en soi peut-elle atteindre autre 
chose que la pure essence, comment peul-elle connaître 
le monde, séjour de la multiplicité et de l’imperfeetion ? 

Le rapport du monde à Dieu est déjà tout entier dans 
la solution de ce grand problème; et le Parménide 
de Platon n’a été écrit que pour faire entrevoir celte 
solution dans la théorie des Idées. Platon ἃ mesuré 
toute la profondeur du mystère : il semble même avoir 
hésité un instant devant les obscurités de la question; 
mais la foi aux Idées l’a emporté sur le doute, et il a 
donné à Dieu la connaissance du monde. Aristote, arrivé 
en présence du même mystère, trouve infranchissable 
l'intervalle qui sépare le monde imparfait de la pensée 
parfaite, et il ne place dans cette pensée qu’une connais- 
sance, qui est la connaissance d’elle-même. Cette pensée 
en acte est encore l'/dée, mais ce n’est plus l’Idée des 


THÉODICÉE D’ARISTOTE (}| 


Idées. Aristote accusait Platon de s’être perdu dans l'unité 
de l’universalité absolue ; 1l va se perdre à son tour clans 
l'unité de l’individualité absolue, 

« Ou l'intelligence se pense elle-même, ou bien elle 
pense quelque autre objet. Et si elle pense un aulre 
objet, ou bien c’est toujours le même, ou bien son ohjel 
varie. Importe-t-il done, oui ou non, que l’objet de la 
pensée soit le bien, ou la première chose venue? ou plu- 
tôt ne serait-il pas absurde que telles ou telles choses 
fussent l'objet de la pensée? ! » Aristote semble ici faire 
allusion à l'intelligence du démiurge platonicien qui 
pense à telles et telles choses, puisqu'elle ἃ pour objet 
une mulliplicité d'Idées. Une telle pensée semble d'iscur- 
sive à Aristote, par cela même qu'elle est multiple: οἱ le 
but de la Métaphysique est d'établir la nécessité d'une 
pensée absolument une, d'une pensée sans idées. Intru- 
duisez dans cette unité une pluralité quelconque, el par 
là même vous y faites rentrer la puissance, le mouve- 
ment et l’imperfection : « 11 est clair que la pensée pense 
ce qu'il y a de plus divin et de plus excellent, et qu'elle 
ne change pas d'objet; car changer ce serait passer du 
mieux au pire, ce serait déjà un mouvement. De plus, si 
la pensée n'était pas l’acte de penser, mais une simple 
puissance, il est probable que la continuité de la pensee 
serait pour elle une fatigue. Ensuite il est évident qu'il Ὁ 
aurait quelque chose de plus excellent que la pensée, à 
savoir son objet ?. » En effet, l’objet de la pensée agiruil, 
et la pensée subirait l'action. Or, tout bien, toule perlec- 
lion , comme aussi toute félicité, est dans l’aclion, 
non dans la passion; c’est pour cela qu'il est meilleur el 
plus doux d'aimer que d’être aimé, meilleur détre le 
sujet que l'objet de la pensée ὃ, meilleur, en un mu, 


1. Mét., XIT, 249. 
2. Ibid., 255. 
3. Magn. Mor., 11, τι. Βέλτιον γνωρίζειν à γνωρίζεσθαι. 


92 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


d'exercer que de subir l'action !. Si done la pensée ἃ 
besoin de l’objet pour passer à l'acte, elle sera inférieure 
à cet objet, fût-il 16 plus vil; car l’objet le plus vil de la 
pensée aurait encore le privilège de produire l’action de 
penser et la pensée ?. « C’est là ce qu'il faut éviter; il 
est des choses qu'il vaut mieux ne pas voir que de les 
voir ; sinon la pensée ne serait pas ce qu'il y a de plus 
excellent. L'intelligence se pense donc elle-même, puis- 
qu’elle est ce qu'il v a de plus parfait, et la pensée est la 
pensée de la pensée ὃ. » 

Dans cet acte indivisible de l'intelligence, il n’y ἃ plus 
aucune place pour la multiplicité des Idées. « Si l'objet 
de la pensée était composé, dans ce cas l'intelligence 
changerait, car elle parcourrait les parties de l’ensemble; 
mais tout ce qui n’a pas de matière est indivisible. Il en 
est éternellement de la pensée comme 1] en est, dans 
quelques instants fugitifs, de l'intelligence humaine et de 
toute intelligence dont les objets sont composés. Ce n’est 
pas toujours successivement que l'intelligence humaine 
saisit le bien : c'est dans un instant indivisible qu'elle 
saisit son bien suprême. Mais son sujet n’est pas elle- 
même ; tandis que la pensée éternelle, qui saisit aussi son 
objet dans un instant indivisible, se pense elle-même 
durant toute l'éternité. » 

Ainsi, admettre les Idées dans la pensée divine, ce se- 
rait introduire dans la raison intuitive ou νόησις la raison 
discursive ou διάνοια ; et en y introduisant la pluralité et 
le mouvement, c'est le mal qu’on y introduirait. Tout 
autre objet que l’intelligence même participerait néces- 
sairement des régions inférieures de la contingence el 
de la possibilité, et l'intelligence ne pourrait l’atieindre 
qu'en descendant de la hauteur de son activité pure pour 


1, Τιμιώτερον τὸ ποιοῦν τοῦ πάσχοντος. De An., IL, v. 
2. Mét., ΧΙ, 255, 1. 10, 11, 12, 13, Cf, Ravaisson, ibid., I, 584. 
d, Mét., XIT, 255, 1, 413: 


THÉODICÉE D’ARISTOTE 93 


recevoir dans son sein le mal et l’imperfeclion. Non; 
mieux vaut ne point voir ce qu'on verrait « au préjudice 
de sa dignilé et de sa perfection ! » ; mieux vaut ne pas 
connaitre le monde, si le monde est au-dessous de Dieu. 

Que deviennent donc les Idées de Platon ἢ Déchues 
pour ainsi dire de leur dignité, elles tombent des sphures 
de la pensée intuitive dans celle de la pensée discursive, 
et par conséquent de l’entendement humain. Il n’y ἃ ja: 
d'Idées dans l'essence de Dieu, parce que la pluralité «les 
Idées détruirait l’individualité absolue de l'acte pur: il 
n'y a pas d'Idées dans l'intelligence de Dieu, parce que 
la multiplicité des objets, même idéale, serait incomu- 
tible avec la perfection indivisible de la Pensée. Mais il : 
a des idées dans l’entendement humain, parce que l'en- 
tendement, pure puissance, ne devenant jamais enlicrc- 
ment actuel sous l’action de la raison divine, se mulli- 
plie, se divise, se fractionne en une pluralité de nolions: 
et ces notions sont ses idées. Les idées ne sont réelles que 
dans l’entendement humain ou dans les objets extérieur, 
qui sont des puissances incomplètement actualisées et par 
là même multiples ?. Mais les idées ne forment point un 
monde intelligible qu’envelopperait à jamais dans sa cou- 
templation l’Intelligence divine, que porterait éternelle- 
ment dans son sein la perfection essentielle de Dieu. si 
l'on veut absolument qu'il y ait des idées, il faut dire 
alors qu'il n’y en ἃ qu’une seule, dans laquelle s'idenli- 
fient l’Intelligible et l’Intelligence. 

— Sans doute, aurait pu répondre Platon, 1] n'y ἃ \e- 
rilablement qu’une Idée, et la dialectique tout entière nn 
pour but que de ramener toutes les choses et toutes le: 
Idées à l’unité divine. Mais cette unité, étant celle ile 
l'Universel, n’est point exclusive de la pluralité, qu'elle 
renferme éminemment dans une sorte de puissance 


4. Mét., ib. — Ravaisson, 585. 
2. De An., 11, 1v, v, vi 


94 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


active, supérieure tout à la fois à la puissance passive de 
la matière et à l'incomplète activité des êtres multiples. 
S'il est impossible de comprendre comment Dieu peut 
connaître ce qui est au-dessous de lui!, il est encore plus 
difficile de comprendre comment une chose pourrait être 
ou réelle ou possible, lui füt-elle infiniment inférieure, 
sans lui devoir et sa réalité et sa possibilité même. Après 
tout, quelque méprisable que le monde paraisse, surtout 
au point de vue restreint de l’expérience, il n’en est pas 
moins un bien communicable et communiqué; si donc 
Dieu ne l’a pas porté d’abord dans son essence et dans sa 
pensée avant de le produire, il existe un bien qui ne 
repose pas dans son sein et que ne contemple pas son 
intelligence, un bien qui s’est produit en dehors de lui, 
dont il serait plutôt le témoin que la cause, et dont il 
n’est pas même le témoin, puisqu'il ne le connaît pas. 
Non, 1] n'y aurait point de monde sensible s’il n’y avait 
pas de monde intelligible, de bien engendré sans un bien 
wénérateur dont les Idées sont les puissances éternelle- 
ment fécondes. Il est des choses, dites-vous, qu’il vaut 
mieux ne pas voir que de les voir. Non, il vaut mieux 
voir l'imperfection et la pauvreté, pour lui accorder un 
regard d'amour, l’attirer à soi, l’absorber dans son sein et 
la remplir de sa richesse. 

Aristote refuse obstinément d’attribuer à Dieu cette 
compréhension et cette fécondité de l’Universel, où tout 
est en germe parce que tout y est déjà développé, en 
germe pour autrui, développé pour soi, virtuel dans les 
effets et actuel dans la cause, multiple dans ses puis- 
sances et simple dans sa réalité. Aristote regarde toute 
multiplicité de ce genre comme incompatible avec l’in- 
dividualité véritable; il recule devant cette apparente 
contradiction, qui trouble l’entendement, mais que, selon 
le Parménide, la raison réclame : — le Bien un et mul- 


1. Voy. t. 1 οἱ la Conclusion critique, 


THÉODICÉE D’ARISTOTE 95 


liple, un en lui-même et multiple par les biens qu'il peut 
communiquer à autrui. Platon, au contraire, averti par 
les excès de Parménide, avait compris la nécessité de 
concilier dans un principe suprême l’universalité, qui 
rend possible le monde, et l’individualité, qui fait de Dieu 
un être réel. C’est dans l’Idée, forme commune de l’es- 
sence, de l'intelligence et de la puissance, qu'il avail cru 
trouver la solution du problème; mais sa doctrine élail 
encore vague, et aucun de ses disciples, pas même Aris- 
lote, ne la comprit entièrement. Rejetant la considéralion 
de l’Universel, qui lui semblait aboutir nécessairemeni à 
l'Unité de Parménide, Aristote se renferme dans la consi- 
dération de l’Individuel. C'était là un point de vue aussi 
exclusif que celui de Parménide, et, par un étrange phé- 
nomène, Aristote, parti du pôle opposé à celui du philo- 
sophe éléate, finit par s’absorber comme lui dans une 
unité dont aucune pluralité ne peut sortir ; seulement, à 
l'unité de l'être universel il substitue l'unité de l'ëlre 
absolument et exclusivement individuel. 

Aristote n'a point voulu suivre Platon jusqu’au loul 
dans sa marche dialectique. Au-dessus de l'âme, il ἢ 
vu l'intelligence; mais, au-dessus dé l'intelligence, il « 
ru que rien ne pouvait exister, et il ἃ établi une idenlilé 
absolue entre l'intelligence et le bien. L'intelligence, sous 
la forme d’une conscience éternelle, lui paraissant üvec 
raison le degré suprême de l’individualité, il s’est arrété 
là sans éprouver le besoin d’un principe supérieur; el le 
bien universel, source intarissable de l'être, de la pensée 
et de la vie, supérieur lui-même à l'essence, à l’inlelli- 
gence et à l'âme, lui a semblé une abstraction incomré- 
hensible. 

Pour Platon l'objet de l'intelligence, le bien, esi au- 
dessus de l'intelligence même parce qu'il la rend possible 
et en renferme la raison. Sans doute le bien et l’inlelli- 
gence ne sont qu’un seul et même être: mais dans l’unile 
de cet être il y a cependant une sorte de procession idéale, 


96 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


et comme une antériorilé métaphysique de l’intelligible 
sur l’éternelle intelligence. Avant toute chose est le Bien, 
enveloppant dans sa perfection l'essence qui devient 
vérité au contact de l'intelligence, et l'intelligence qui 
devient pensée au contact de la vérité. Platon a conçu ce 
terme suprême comme étant l’universalité absolue, parce 
qu'il renferme toutes choses, même les opposées, dans 
l'unité de sa perfection; en même temps, par la cons- 
cience qu’il a de lui-même, Dieu est l’individualité abso- 
lue ; enfin, par sa puissance communicable et expansive, 
il fait participer toutes choses à son double caractère 
d'individualité et d’universalité, car il met en chaque 
chose une âme et soumet tout à la loi commune de l’Idée. 

Pour Aristote, 1l y a contradiction entre l’universel et le 
réel, parce qu'Aristote confond l’universel avec le général. 
Le Bien-un de Platon ne lui apparaît que comme un 
genre qui réunit en lui toutes choses par des analogies 
extérieures, non par un lien intime et réel. Voyant que, 
dans le monde sensible, l’universalité incomplète des 
genres est en opposition avec l'individualité également 
incomplète des êtres, il ne se demande pas si l'opposition 
n'expire point au sommet de la dialectique. L’universel 
demeure exclu pour lui de la catégorie de l’essence et 
confiné dans celle de la relation; car l’universalité n’est à 
ses yeux qu'une analogie extérieure, tandis qu'elle est 
pour Platon un principe réel, intérieur et substantiel. 
Dieu n’est donc plus le Bien-un, où coïncident les oppo- 
sés, en particulier l’universalité et l’individualité, et qui, 
par cela même, peut se communiquer toujours sans s’ap- 
pauvrir jamais ; il est l'intelligence à jamais retirée et 
absorbée dans la conscience d’elle-même. Ce n’est pas la 
pensée d’un être, mais la pensée d’une pensée. Un tel 
principe, n’ayant que l’individualité sans avoir l’univer- 
salité, sera aussi infécond que le Dieu de Parménide, qui 
avait l’universalilé sans avoir l’individualité. 

La pensée exprimée par Platon dans le livre VI de la 


THÉODICÉE D’'ARISTOTE 97 


République n’est donc comprise qu’à moitié par Aristote ; 
celui-ci n’a pas vu, au de'à de l'intelligence, celui que 
Platon appelait le père de l'intelligence : il s'est repose 
dans la contemplation du fils, parce que là seulement il 
trouvait la lumière et la clarté. Le premier Principe de 
Platon était obscur et incompréhensible de sa nalure : 
Aristote recula devant lui, confondant avec les ténébres de 
la matière et du non-être la elarté trop éblouissante. la 
clarté obscure de l’Être parfait. 

En résumé, la suppression des Idées était la conséquence 


logique de la théodicée d’Aristote. L’être universel étant 
relégué parmi les absiractions, Dieu n’était plus un étre 
compréhensif de toutes les déterminations possibles, mais 
un être sans autre détermination que la pensée de lui- 
même. Dieu, au lieu d’embrasser éminemment loules 


choses, ne renfermait plus qu’une seule chose, li pensée; 
et, dans cette simplicité absolument indivisible, la plura- 
lité idéale, les Zdées, ne pouvaient trouver aucune place. 

En même temps que les Idées et l’universalilé, lou 
moyen terme entre Dieu et le monde va être supprime 
par Aristote dans la substance et dans la pensée divines. 


ii, = ἢ 


CHAPITRE VII 


RAPPORTS DE DIEU AU MONDE 


Ι. Rapport de la pensée divine avec l'ordre du monde. Com- 
ment Dieu est Providence sans le savoir. Optimisme d’Aris- 
lote, La Nature substituée au Démiurge de Platon. — IT. Rap- 
port de la pensée divine avec l'exislence du monde. Com- 
ment Aristote réfute le dualisme. A-t-il conçu le rapport 
de la puissance à l'acte de manière à maintenir tout à la 
fois l'unité du premier principe et la diversité des exis- 
lences? Comparaison de l’Idée et de l'acte. Conséquences de 
la suppression des Idées. Impossibilité de rattacher la puis- 
sance à l’acte, et d’attribuer à Dieu la puissance active. 


I. Quel est le rapport de la pensée divine, d’abord avec 
l'ordre du monde, puis avec la substance même du 
monde ? 

On peut dire que le Dieu d’Aristole est une providence, 
avec cette restriction capitale qu'il est providence sans le 
savoir. Quoique Dieu ignore l'univers, 1] n’en est pas 
moins le principe de tout ordre et de tout bien; car le 
monde le connait et subit son contact bienfaisant : le 
monde tressaille éternellement à la présence de l'objet 
aimé‘, Dieu, quoique distinct du monde et par sa pensée, 
qui n'a d'autre objet qu’elle-même, et par son essence, 
qui est identique à sa pensée, n’est cependant pas séparé 


1, Met, XII, 248, Eth. Eud., VI, 1x, 


RAPPORTS DE DIEU AU MONDE 99 


du monde comme un lointain objet de désir. Sans en être 
touché 1] le touche et, éveillant le désir de la Nature, il 
en développe toutes les puissances, il produit en elle 
l'ordre et la beauté. « Du sein de l’indétermination et du 
possible, la Nature s’élève par degrés vers la fin qui l’at- 
üre, et à mesure qu'elle en approche, à mesure domine 
en elle l’être sur le non-être, l’acte sur la puissance, le 
bien sur le mal. Le côté négatif de la double série des 
contraires descend de plus en plus dans l'ombre; l’autre 
brille de plus en plus de la lumière divine de l’être et du 
“bien absolu *. » 

Le progrès est la loi universelle. D'où vient done le 
mal? De la puissance, qui, enveloppant les contraires, 
enveloppe par là même l’imperfection. Le mal ne se ma- 
nifeste que dans le développement de l'opposition qui fait 
Je fond de la matière; c’est la privation du bien, et par 
suile « le bien même en puissance ? ». Α l’imitation de 
Platon, Aristote considère le mal comme un terme relatif 
qui ne subsiste pas par lui-même. Le mal n’est pas un 
être, « il n’a pas d’existence indépendamment des choses; 
il est de sa nature inférieur à la puissance même. Il n'y ἃ 
donc dans les principes, dans les êtres éternels, ni mal, 
ni faute, ni destruction, car la destruction compte elle- 
même au nombre des maux ?. » Le mal est, comme l’in- 
fini, ce qui n’est pas encore, mais peut venir à l'être : c’est 
l'imperfection, le défaut, l'impuissance qui résulle de la 
puissance même, et dont celle-ci aspire à se dégager ἡ. 
L'opposition du bien et du mal, et en général l'opposition 
des contraires, ne dépasse donc point le monde de la 
contingence et du changement. Le bien absolu, l'acte pur, 
n'a pas de contraire: car la matière n'est pas le contraire 
du bien, la puissance n’est pas le contraire de l’acte : elle 


1. Ravaisson, 1bid., t. I, p. 591. 

2. Mét., XIV, 302. To xaxdv ἔσται αὐτὸ τὸ δυνάμει ἀγαθόν. 
3. Mét., 1X, 189. 

k, Ravaisson, tbëid., 692, 


RE 


100 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


n’est que la coexistence virtuelle des opposés. « Ce qui 
est premier n'a pas de contraire ‘. » 

Le mal n’est pas par lui-même, et 1] n’est pas non plus 
par Dieu. Dieu est la raison unique de tout ce qu'il y a 
de bien en tout être, car le bien d’une chose est sa fin, et 
il n'y a de bien que dans la fin. Chaque être reçoit de 
Dieu selon son pouvoir l’étre avec la vie ?, et par consé- 
quent le bien. Mais cette participation au bien est inégale, 
plus faible chez les uns, plus complète chez les autres ὃ: 
et la raison en est dans la nécessité mvincible et la fatalité 
de la matière, c'est-à-dire de la puissance qui enveloppe 
l'impuissance et l’imperfection. Pouvoir, c'est aussi ne 
pouvoir pas; nous ne dirons pas de Dieu qu'il peut le 
bien, mais qu'il est le bien même. Le possible est en 
dehors de lui et, en enveloppant le bien, manifeste aussi 
le mal. 

Malgré cette nécessité de la matière, le monde, tel 
qu'il est, est le meilleur des mondes possibles ὁ; non 
qu'il soit actuellement parfait, mais parce que tout aspire 
à la perfection et y marche sans cesse, et que sans cesse 
le mal est vaincu par le bien. Cependant, ce n’est pas 
Dieu qui ordonne toutes choses en vue de lui-même. 
Dieu ne descend point à gouverner les choses : c’est à la 
Nature qu'appartient l'architectonique du monde; c’est 
en elle que réside la pensée artiste, la raison pratique, 
tandis que la Pensée pure se repose dans son immobilité. 
« Dieu n’est pas celui qui commande et dispose, mais il 
est ce en vue de quoi la raison pratique ordonne tout ὅ. » 
L'action providentielle appartient donc à la Nature 
« c’est elle qui, en toutes choses, aspire au mieux 6 ». 


. Mét., 1X, 255. 

. De Cœl., 1, 1x. — Τὸ εἶναί τε nai ζῆν. 

. Phys., NII, vus. De Gen. et Corr., KE, x. 
. Phys., VIIL, vrr. 

. Eth. Eud., VII, xv. 

. De Gen. et Corr., 11, x. 


O Et À ἐδ τὸ > 


RAPPORTS DE DIEU AU MONDE 101 


« En toutes choses nous la voyons faire ce qui est le 
meilleur parmi les possibles ‘. » Ce qu'elle perd d'un 
côté, elle le reprend d’un autre; ce qu’elle enlève δὶ, 6110 
l’ajoute là *. Ce qui surabonde, elle l’emploie à suppléer 
ce qui manque. Elle rétablit l'équilibre, répare le désor- 
dre, guérit la maladie. Toujours elle travaille la masse 
inerte du corps, la façonne et la transforme. « Enfin e//e 
ne fait rien en vain ὃ, elle est la cause de tout ordre, 
partout elle met et conserve la proportion et la beaulé *. » 

Ainsi se retrouve dans Aristote l’optimisme de Socrale 
et de Platon. Mais le rôle attribué à la pensée divine «lans 
le Timée n’est plus attribué par Aristote qu'à la Nature. 
principe inférieur, qui est divin, mais qui n’est pas Dieu. 
Le démiurge éternel, Partiste toujours en travail, c'est la 
vie universelle, l’âme universelle, c'est la Nature. Maïs li 
Nature ne se règle pas sur les Idées, comme le démiurye 
de Platon. Les Idées ne sont conçues que par la raison 
réfléchie de l’homme, et non par la raison spontanée de la 
Nature. La Nature tend de toutes parts au bien sans le voir 
au-dessus d’elle « comme un lointain idéal © », mais sou: 
limmédiate influence du désir. Son élan vers le bien esl 
spontané, inconscient et par conséquent aveugle ; et cepen- 
dant il produit et ordonne toutes choses comme le ferait le 
Calcul abstrait d’une réflexion prévoyante 5. C’est que la 
raison, pour être spontanée, n’en est pas moins la raison : 
ce qui fait la vie de la Nature, c’est la pensée; la Nalure 
ne peut rien produire qui ne porte la marque de la pun- 
sée, qui ne soit intelligible, rationnel, beau et bon. 


IL. L'ordre du monde ἃ sa cause dans l’attraclion 
exercée par l’acte divin sur la puissance matérielle. Mais 


1. De Vild et Morte, IN. 
2. De Gen. an., IN, τ. 

3. De An. inc., II. 

4 Phys, ΤΙ, τ. 

5. Voy, Ravaisson, p. 394. 
6. Phys., Il, VILL. 


102 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


où est la cause de l’existence même du monde? Quel est 
le caractère définitif de la métaphysique péripatéticienne ? 
est-ce le dualisme, est-ce l’unité”? et, si c’est l’unité, Aris- 
tote est-il parvenu à expliquer l'origine du multiple? 

Ce qui frappe au premier abord dans Aristote, c’est un 
sentiment profond de l’individualité, par conséquent de 
la différence et de la distinction dans les êtres. Sa ten- 
dance est moins de généraliser que de spécifier et de dé- 
finir. L’essence, la substance de chaque être, c’est un acte 
spécial, caractéristique de sa nature, forme propre à sa 
matière, fin déterminée à laquelle tendent ses puissances. 
Si Aristote ἃ vu partout des individus, faut-il donc dire 
que le monde soit pour lui une série d'êtres particuliers, 
reliés l’un à l’autre par de simples analogies, et à l’indi- 
vidualité suprême de l’acte pur par un rapport extérieur ? 
S'il en était ainsi, l’être serait pour ainsi dire dispersé et 
éparpillé, dans la philosophie d’Aristote, et ce système 
d'individus indépendants formerait un véritable atomisme 
spirituel. 

C'est là, en effet, le premier aspect sous lequel se 
montre la doctrine d’Aristote; et plusieurs historiens de 
la philosophie se sont arrêtés à ce point de vue exotérique 
et superficiel. Aristote motive lui-même jusqu'à un cer- 
tain point cette interprétation, en répélant sans cesse que 
l’universel est une simple analogie entre les êtres, et par 
conséquent un rapport extérieur. S'il demeurait fidèle à 
ce principe, il aboutirait logiquement à une multiplicité 
indéfinie d'individus sans lien substantiel, et le monde 
serait une anarchie dans ses substances, sinon dans ses 
harmonies et dans son ordre. 

Mais, nous en avons déjà eu plusieurs preuves, l’adver- 
saire de Platon, en creusant de plus en plus cette notion 
d'individualité à laquelle 1] s’attache si fortement, devait 
rencontrer à son tour la notion de l’universel. 

Tout en combattant Platon, Aristote aspire à l’unité 
autant que lui; un esprit aussi profond n'aurait pu se 


RAPPORTS DE DIEU AU MONDE 103 


contenter de l’atomisme spirituel, lui qui repousse avec 
tant d'énergie l’atomisme matériel de Démoecrite et le 
prétendu atomisme mathématique de Platon. On sait 
avec quelle grave éloquence il réfute le système de Speu- 
sippe, qui lui semblait aboutir à une multiplicité infinie : 
« Ceux qui prennent pour principe le nombre mathéma- 
lique, et qui admettent ainsi une suite infinie d’essences 
et des principes différents pour les différentes essences, 
ceux-là font de l’essence de l'univers une collection d’épi- 
sodes ; car qu'importe alors à une essence qu'une autre 
essence existe ou n'existe pas? De plus, ils ont une mul- 
ütude de principes; mais les êtres ne veulent pas être 
mal gouvernés : 1 n’est pas bon qu'il y ait plusieurs 
chefs, un seul suffit ‘. » 

« Ceux qui reconnaissent deux principes, dit-il encore, 
doivent admettre un autre principe supérieur. » Il en est 
ainsi de tous ceux qui posent pour principes des contrai- 
res, comme l’Amitié et la Discorde, l'Intelligence et le 
Chaos, le Jour et la Nuit. Aristote reproche à Platon lui- 
même d’avoir pris des contraires pour principes, l'unité οἱ 
la pluralité, et d’avoir ainsi conservé une sorte de dua- 
lisme dans la philosophie. « Les partisans des Idées doi- 
vent admettre un principe supérieur aux Idées; car, en 
vertu de quoi y a-t-il eu et y a-t-il encore participation 
des choses aux Idées? » Les choses et les Idées sont deux 
termes différents, qui impliquent un terme plus élevé, 
capable de les mettre en rapport. À en croire Aristote, 
Platon a eu le tort de poser la Matière et l'Unité comme 
deux contraires, sans s’apercevoir que deux principes 
coéternels, par cela même qu'ils sont deux, ne peuvent 
être des principes. La vérité, selon lui, c’est que le prin- 
cipe premier n’a pas de contraire. La matière, en effel, 
n’est pas le contraire de la forme, puisqu'elle la contient en 
puissance ; de même elle n’est pas le contraire de la pri- 


1. Afét., XIE, loc. cul. 


104 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


vation : « elle n’est le contraire de rien ! », parce qu'elle 
est tout en puissance, et, au lieu de l'appeler un contraire, 
il faut plutôt l'appeler l’ensemble de tous les contraires. 
Aussi tout acte qui n’est pas entièrement exempt de ma- 
tière a son opposé; et réciproquement tout ce qui a un 
opposé est par là même matériel à quelque degré. Du 
haut de cette théorie, Aristote regarde avec dédain tous 
les systèmes qui roulent sur l'opposition, et prennent par 
conséquent pour principe la matière. Il met le Platonisme 
au nombre de ces systèmes : « Nos devanciers, dit:il, 
sont forcés de donner un contraire à l’Intelligence et à 
la Science par excellence, tandis que nous, nous ne le 
sommes pas : il n’y a point de contraire à ce qui est pre- 
mier, car les contraires ont une matière dans la puissance 
de laquelle ils sontidentiques. L'ignorance, pour être le con- 
traire de la science, impliquerait un objet contraire à celui 
de la science. Ce qui est premier n’a pas de contraire ?.» 

On ne saurait trop remarquer l’insistance d’Aristote à | 
placer le premier principe au-dessus de toute opposition, 
dans l'Unité absolue. « Comment les choses où se trou- 
vent les opposés pourraient-elles provenir de leurs oppo- 
sés? Les contraires n'ont pas d'action les uns sur les 
autres. Pour nous, nous levons rationnellement la diffi- 
culté, en établissant l'existence d’un troisième terme ὃ. » 
Ce troisième terme est le sujet des contraires, la matière 
où ils existent en puissance. Mais la matière à son tour, 
n'étant qu'une pure puissance, implique un terme nou- 
veau, l'acte pur. Le système d’Aristote se résume donc, en 
définitive, dans les termes suivants : 

1° Terme inférieur : la matière, sujet des contraires 
en puissance ; 


4. « Il en est qui font de la matière même un des deux con- 
traires : ainsi ceux qui opposent l’inégal à l’égal, la pluralité 
à l’unité... » 16. 

2. Ibid., X1, 2517. 

ὃ. 1bid., 544. 


RAPPORTS DE DIEU AU MONDE 105 


2° Terme mixte : les formes postiives et privalives, 
où se manifeste l'opposition des contraires par le passage 
de la puissance à l'acte; 

3° Terme supérieur : l’acte pur, qui domine toute 
opposition. | 

La dualité des contraires n’est ainsi, pour Aristote, 
qu’un point de vue relatif qui suppose, au-dessous des 
contraires, l'unité de la puissance, et, au-dessus, lunité 
de l’acte. Puissance et acte, — tels sont les deux termes 
qui demeurent en présence et dans lesquels se résolvent 
nécessairement tous les autres. 

En admettant ces deux termes, Aristote ne croit nulle- 
ment conserver le dualisme dans sa philosophie, et nous 
avons vu pourquoi : la puissance n'étant point le contraire 
de l’acte, mais un simple corrélatif, on ne peut reconnaitre 
dans ces deux choses une dualité de principes véritable. 
Au fond, il n’y ἃ qu’un seul principe réel : l’unité 
acluelle de la Pensée. 

Aristole a-t-1l cependant conçu le rapport de la puis- 
sance à l’acte de manière à sauver tout à la fois l'unité 
du premier principe et la diversité des existences? Son 
point de départ était la multiplicité des actes indi- 
viduels, son point d'arrivée est l’unité de l’individualité 
absolue. Examinons de nouveau comment il parvient à ce 
terme. 

L'acte, au premier abord, divise et distingue les êtres ; 
il les oppose les uns aux autres et accuse les individualités. 
Néanmoins, pour une réflexion plus attentive, l’acle réunit 
et rapproche les êtres encore plus qu'il ne les sépare. 
L'acte d’une chose, en effet, c’est la réalité complète de 
cette chose, son achevement (τελειότης) ; c’est done moins 
ce qu’elle est que ce qu’elle doit étre et s’efforce d’être ; 
c'est la perfection de telle ou telle chose particulière.” 
L'acte est une fin à laquelle tend l'être, et cette fin fait 
toute sa réalité; car la réalité d’une chose est dans sa 


% 


tendance au bien, et cette tendance, à son tour, n’est 


106 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


réelle que par le bien qui la produit. Ainsi, dans la na- 
ture, la fin qui agit sur l’être et qui l’attire à elle fait tout 
son êlre, et ne se distingue pas du désir qu'elle excite. 
La réalité, l'actualité de la nature est dans son mouve- 
ment, la réalité du mouvement dans la tendance ou Ie 
désir, la réalité du désir dans la fin qui le détermine. 
Cette fin est le bien, ou la perfection. Elle est un aspect 
de cet Intelligible, dans lequel Platon concentrait la réa- 
lité absolue; et l’Idée rentre ainsi dans le système d’Aris- 
tote avec le principe de la forme et de l’acte. 

Comme l'Idée, l'acte rapproche les êtres, dont 1] fait 
l'essence et la réalité par la détermination qu'il y intro- 
duit. Faites abstraction de la puissance ou de la matière, 
dans la doctrine d’Aristote, et vous verrez toutes choses 
se réduire à l'acte pur. L'âme humaine ne fait qu’un, 
dans son intelligence pure, avec l'intelligence divine; car 
la raison en acte est complètement immatérielle et, où 
il n'y a point de matière, il n’y ἃ point de pluralité. La 
raison pure est donc tout à la fois personnelle et imper- 
sonnelle, personnelle par la matière où elle se manifeste, 
impersonnelle dans son essence. Par la raison l’âme s’unit 
à la pensée divine; elle vit avec elle, en elle, au-dessus 
de la nature; elle y vit immobile, impassible, immor- 
telle *. Maintenant, le principe sensitif, dans l’homme, 
n'est-il pas au fond le même être que le principe intelli- 
gent et raisonnable? — « L'intelligence juge le sens, en 
le comparant à elle-même, et par conséquent elle le con- 
tient dans une même conscience. Elle n’en diffère donc 
point, si ce n’est par la manière d’être, comme une courbe 
diffère d'elle-même après avoir élé rectifiée, comme dans 
une même courbe diffèrent le convexe et le concave ἦ. 
C'est une même chose dans deux différentes conditions 


4. Voy. Ravaisson, IE, 19. 

2. De An., III, 2. Eth. Nic., I, 13. Averroës, In libros de An., 
opp. VI, fo 167, b. Cesalpini, Quæst. perip., fo 44 (Venet., 1593, 
in-#). 


1 
1 


RAPPORTS DE DIEU AU MONDE 107 


d'existence. Enfin, la végétation n’implique-t-elle pas une 
tendance perpétuelle à un but, une sorte d’appétit? et 
l'appétit n'est-il pas inséparable de quelque sens du 
bien et du mal *, si obscur et si faible qu'il puisse être ? 
Bien plus, l'appétit et le sens ne sont qu'un même prin- 
cipe, considéré dans deux conditions différentes, comme 
l'entendement et la volonté *. Intelligence, sensibilile, 
vie végétalive, puissances de divers ordres d’une seule 
et même âme, ce n’est done qu’un même principe, le 
principe immortel, immatériel et divin de la pensée, plus 
ou moins différent et distingué de lui-même, selon lc 
degré auquel est parvenue la réceptivité de l'organisme *. » 
— On peut donc dire que l’essence de la matière seconde 
est le mouvement ; l’essence du mouvement, la tendance, 
la force, le désir; l’essence du désir, l'âme; l'essence de 
l'âme, la pensée; l'essence de la pensée, la pensée en 
801, l’acte pur de la pensée. N'est-ce pas là une véritable 
dialectique, qui s’élève, elle aussi, de forme en forme, ile 
perfection en perfection, el par conséquent d’Idée en Id: ? 
Sans doute les degrés de cette dialectique ne sont plus 
des universaux, et le but semble moins être l’univer:el 
que l'individualité absolue. Mais cette individualilr. 
remarquons-le bien, fait l'essence de toutes choses ; n'es 

elle pas par là un véritable principe universel? 

« Essence de toutes les intelligences, dans lesquelles vlc 
se multiplie sans rien perdre de son unité, l'intelligence 
suprême est par cela même l'essence, la forme 811}0- 
rieure, l’être absolu des âmes humaines tout entiëres, 
dans toutes les puissances différentes qu'elles contiennenl. 
Or, ce qu’elle est à la nature humaine, comment ne le 
serait-elle pas à toute la nature, dont l'humanité est à |: 
fois le résumé et le but? Et qu'est-ce alors que le monde. 


1. De An., LE, ὑ, 7, 10. 
2. 1b., ΠΙ, 7. 
3. Ravaisson, 1], 19. 


108 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


selon la Métaphysique d’Aristote, si ce n’est la manifes- 
tation de la pensée divine, particularisée, multipliée, 
diversifiée dans les puissances de la matière, plus ou 
moins transformée en son action; en acte dans soi seule, 
et dans les pures intelligences où elle se réfléchit, en 
puissance plus ou moins proche de l'acte dans tout le 
reste; réunissant enfin, avec la multiplicité indivisible 
dans l'acte, la multiplicité indéfinie dans les puissances 
qui tendent de toutes parts à arriver en elle à l’acle et à 
la réalité? Ainsi naît la variété infinie des couleurs de 
l'alliance de la lumière, simple et une, avec tous les degrés 
de l'obscurité ‘. » — Platon n’eût-il pas reconnu sa 
propre doctrine dans cette manifestation, dans celte 
réflexion de l'Intelligence au sein de la matière, dans 
cette pensée une en elle-même, mais qui se particularise, 
se multiplie, se diversifie par son rapport aux choses 
sensibles? « L'Idée, une en 801, paraît multiple à cause 
de son rapport avec les choses ?. » Cependant, s’il faut 
en croire l'historien dont nous venons de citer les pages 
éloquentes, le principe d’Aristote diffère essentiellement 
du principe de Platon : « Ce n’est plus, comme dans la 
dialectique platonicienne, une idée générale, commune 
à tous les êtres, mais qui n'a de réalité qu'en eux ὃ. » 
— Nous savons, et M. Ravaisson l'avoue ailleurs ἢ, 


1, Ravaisson, ibid., 20. Sur la lumière et les couleurs, voy. 
De An., Il, vu; De Sensu, 3. Cette théorie ἃ été remise en 
honneur dans ce siècle par Gœthe. 

2. De Rep., VI. 

3. Ravaisson, 16., p. 21. 

&. « L'Idée n’est pas seulement ce qui se trouve de commun 
dans une pluralité d’existences individuelles, mais le principe 
auquel elles participent toutes ensemble, d’où elles tiennent 
leur ressemblance les unes avec les autres, et dont elles re- 
coivent le nom. Elle n’est donc pas dispersée dans les indi- 
vidus; elle n’est pas le simple attribut qui est tout entier dans 
les sujets particuliers : elle subsiste par elle-même et en 
elle-même, d’une manière indépendante et absolue. » Ravais- 
son, t. 1, p. 291. 


RAPPORTS DE DIEU AU MONDE 109 


que l’Idée n’est point une notion générale; s’il est une 
chose certaine, c’est que l’Idée platonicienne est reelle en 
soi; et les autres choses ne sont réelles que dans l'/dée 
ou par l’Idée. C’est Aristote qui considère l'universel 
comme n'’existant que dans le particulier; mais Plalon 
répèle sans cesse le contraire. — Le premier Principe 
d'Aristote, continue son savant interprète, « c’est la pensée 
substantielle, dans toute la réalité de l’action la plus par- 
faite, indépendante de tout et se suffisant à elle-méme ὁ 
(ce sont là aussi les caractères de l’Idée), « mais ile 
laquelle tout dépend, à laquelle tout se rapporte. pré- 
sente à tout comme chaque âme l’est à tout son corps, 
inégalement, diversement, et selon que chaque chose la 
peut porter ; pour mieux dire encore, la pensée absolument 
active et pensante en elle-même, diversement et inégale- 
ment dans les choses, selon toutes les différences du pus- 
sible . » — On en peut dire autant de l’/dée; seulement 
le principe d’Aristote est en quelque sorte un Indivilu- 
universel, tandis que le principe de Platon est μ᾽ 0} un 
Universel-individuel et personnel. Les deux dialecliques, 
platonicienne et aristotélique, n'en arrivent pas moins 
également à poser l’un en face de l'autre deux lermes 
dont il s'agissait de déterminer exactement le rapport : la 
matière et l’Idée, ou la matière et la Pensée. Remarquons 
premièrement que ces deux termes sont les mêmes dans 
Platon et dans Aristote. L'Idée, avons-nous dit, est l'Uni- 
versel-individuel, la Pensée est l’Individu-universel ; mais 
Platon et Aristote admettent également la réalité absolue 
de ce principe ; tous deux même le regardent comme la 
seule réalité véritable. Quant à la matière, elle est la 
même dans Platon et dans Aristote, quoi qu'en ilise ce 
dernier ; car Platon regarde la matière comme un ὑπ ΟἹ 
un non-être relatif, qui n’est rien et peut tout devenir. 
Ainsi, par la dualité de la matière et de Dieu, Plalon 


1. Ravaisson, tb. 


10 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


et Aristote entendent également deux termes dont l'un 
n'existe que par rapport à l’autre; conséquemment, la 
matière et Dieu ne sont pas des principes contraires de 
même valeur et comme parallèles. De plus, la matière 
est relative, Dieu est absolu; la matière, par elle-même, 
n'est pas; Dieu, par lui-même, est. La matière, qui n’est 
pas, peut devenir et participer à l'être : elle s’idéalise 
suivant Platon, elle se réalise suivant Aristote; mais le 
résultat est le même. La réalisation ou idéalisation de la 
matière est une manifestation de l’Ünité divine dans les 
choses, diversement et inégalement, selon les différences 
du possible. C’est encore là un principe commun aux 
deux philosophes. La comparaison même de Dieu avee 
la lumière productrice des couleurs rappelle une com- 
paraison analogue du Parménide et de la République. 
L’Idée, comme la lumière, est présente à toutes choses, 
et révèle toutes les formes, quoique simple dans son 
essence. 

Mais la pensée de Platon et celle d’Aristote se troublent 
et s’obscurcissent également quand il s’agit de déterminer 
avec précision la nature de cette matière, qui n’est rien 
et devient tout. C’est ici que le maitre et le disciple se 
séparent. Platon admet les Idées; Aristote, l'Idée, l’Intel- 
ligible. Tout est là. En effet, les Idées résultent de la 
dyade ou matière et de l’unité; or, les Idées sont en 
Dieu ; il faut donc en conclure que la matière est d’une 
certaine façon en Dieu, et que le second terme du pro- 
blème métaphysique exprime, comme le premier, une 
perfection de l’essence et de la pensée divines. Platon n’a 
pas conçu ce rapport avec assez de netteté, mais il l’a 
concu. Ne représente-t-il pas la matière comme iden- 
tique à l’Idée du non-être ou de l'autre, ou à la Dyade 
idéale? N'y a-t-1l pas dans les dialogues les plus méta- 
physiques de Platon une tendance à réduire l'élément 
matériel à un élément intelligible, subsistant dans l’es- 
sence, dans la pensée dans l’activité de Dieu? Encore 


RAPPORTS DE DIEU AU MONDE 111 


une fois, on ne peut admettre les Idées sans admettre une 
pluralité éminente dans l’unité du Bien. Le Dieu de 
Platon est donc un être parfait, enveloppant dans son 
unité l’infinité des déterminations ou perfections partici- 
pables, et en ayant la conscience éternelle. La consé- 
quence de cette doctrine, c’est que le monde a en Dieu la 
raison non seulement de son existence, mais même de sa 
possibilité, de sa puissance, de sa matière; que l’unité du 
Bien, supérieure à l’essence et à l'intelligence, est telle- 
ment une sous tous les rapports, par son individualité et 
son universalité, qu’elle enveloppe le principe de la plu- 
ralité même dans son sein fécond. Cependant, quoique 
cette pensée fasse le fond du Platonisme, elle y est encore 
obscure et confuse; souvent même elle se voile sous un 
dualisme plus ou moins symbolique. Les philosophes de 
l’Académie ne surent tirer de cette conceplion qu’un pan- 
théisme pythagoricien et, par une réaction inévitable, 
Aristote, se plaçant tout d’abord au pôle opposé à celui de 
Platon, dans la notion de l’individualité, proscrivit entiè- 
rement, sinon l’Idée, du moins la pluralité des Idées. 
Dans l'essence parfaitement simple de Dieu, aucun prin- 
cipe de multiplicité, aucune distinction possible de per- 
fections ou formes diverses ; c’est une essence sans Idées. 
Dans la conscience que cette essence a d’elle-même la 
simplicité n’est pas moins absolue : c’est une pensée sans 
formes, sans Idées. Enfin, dans l’action de cette essence, 
aucune pluralité de puissances qui réponde à la pluralité 
des choses et la produise; ce n’est pas une cause propre- 
ment efficiente, qui contienne en elle éminemment ses 
effets avant de les en faire sortir : c’est une cause finale 
qui demeure en dehors de ce qu’elle attire sans le savoir ; 
c'est un acte retiré en lui-même, intransitif, et sans 
Idées. Telle est la doctrine aristotélique, qui devait en- 
traîner les conséquences les plus importantes dans la 
question des rapports de Dieu au monde. Aristote avait 
voulu échapper tout à la fois au dualisme des systèmes 


112 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


qui reposent sur les contraires et à l’unité absolue de 
Parménide; mais, en supprimant les Idées, 1] s'enferme 
nécessairement dans ce cercle d’où 1] voulait sortir. 

En effet, voici deux termes en présence : la puissance 
pure et l'acte pur, la matière et la pensée. La matière 
est-elle quelque chose d’absolument indéterminé, qui n'ait 
absolument aucune qualité réelle et actuelle? c’est alors 
une possibilité purement logique, une abstraction. Com- 
ment une abstraction peut-elle se mouvoir, se former, 
s'organiser ? Dieu, dites-vous, attire à lui et met en mou- 
vement la matière. Encore faut-il pour cela que la matière 
existe; et comme Dieu est une simple cause finale, il 
faut attribuer à la matière toute l'énergie motrice. Mais 
la matière, ainsi constiluée, ayant par elle-même l'être et 
la force motrice, n’est plus cette matière nue et passive, 
cette puissance exempte de tout acte dont parle la Méta- 
physique. L'acte n'appartient plus exclusivement à la 
pensée: en dehors d'elle, en face d’elle, subsiste éternel- 
lement une matière déjà douée de qualités propres et 
d’un certain degré de réalité et d'existence. Nous retom- 
bons dans un dualisme incompréhensible, qui place en 
opposition l’un avec l’autre un Dieu jouissant de la plé- 
nitude de l'être, et un je ne sais quoi arbitrairement doué 
d’une certaine quantité d'être, sans qu’on puisse savoir 
pourquoi on a choisi telle quantité plutôt que telle autre. 

Nous savons que ce dualisme ne peut être la vraie 
pensée d’Aristote. Ce dernier ne déclare-t-il pas avec la 
plus grande netteté que la matière n’est réelle sous aucun 
rapport? S'il en est ainsi, il ne reste plus qu’un seul 
principe réel, qu’un seul être : ka Pensée divine. Nous 
savons que cet être est un, simple, indivisible. Tout s’ab- 
sorbe donc dans l’unité intensive de l’acte pur, de même 
que tout s’absorbait, chez les Éléates, dans l’unité exten- 
sive de l’être universel. « Un seul et même être qui n’est 
autre que la Pensée ou l’intuition de lui-même, apparais- 
sant dans les puissances différentes de la matière, sous 


πη 


RAPPORTS DE DIEU AU MONDE 113 


mille formes et en mille opérations différentes, s’y retrou- 
vant à peine aux différents degrés de la sensation et de 
l'intelligence, mais en possession éternelle de soi dans 
l'acte simple de la contemplation; une seule et même 
lumière réfractée en mille figures et mille couleurs 
diverses parmi les milieux différents qui la reçoivent, et 
qui n’en brille pas moins dans le divin éther d’un inva- 
riable éclat, mais une lumière inlelligible et intellectuelle, 
transparente et visible à elle-même; telle est la concep- . 
tion générale dans laquelle se résume toute la Métaphy- 
sique 1. » Mais comment expliquer cette diversité de 
manifestations et de degrés dans la lumière pure de la 
pensée, si la matière où elle se reflète n’est pas un milieu 
réel, si la puissance dans laquelle l'acte se multiplie est 
une pure abstraction? De plus, l’acte est l’individualité 
absolue, et l’essence, d’après la Métaphysique, est exelu- 
sivement propre à ce dont elle est l’essence; comment 
donc Dieu peut-il se communiquer substantiellement aux 
choses « sans les absorber en lui ou se perdre en elles » ? 
S'il n'y a point d’universalité dans l'essence de Dieu, 
comment entendre de quelle manière « 1] serait en tout 
et tout serait en lui ? » ? 

Le rapport de la puissance à l’acte demeure donc incom- 
préhensible dans Aristote. — Puisque l'être est tout 
entier dans l'acte, disaient les Mégariques, 1] ne peut y 
avoir de puissance, et ce mot est une vaine abstraction. 
— Aristote place l'être tout entier dans l’acte, comme les 
Mégariques ; mais il prétend conserver néanmoins ce que 
ceux-ci rejetaient, la puissance. Or, cela est inadmissible ; 
car, de deux choses l’une : ou la puissance n’est abso- 
lument rien, ou, si elle est quelque chose, elle est de 
quelque manière dans l’Étre, et alors l’Être n’est pas seu- 
lement de l’acte, il a aussi en lui une certaine puissance. 


1, Ravaisson, ibid., 11, Conclusion. 
2. Ibid. 


1{Π. — 8 


112 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


D'après Aristote, on ne doit pas dire de Dieu qu'il peut, 
parce que « pouvoir c'est aussi ne pouvoir pas », et que 
la puissance suppose l'impuissance. Principe en apparence 
admirable, mais qui supprime la fécondité divine et ne 
fait point provenir le monde du sein de Dieu. Aristote 
avait dit lui-même que l’acte est la vraie raison de toules 
choses, le principe unique et primitif; en tout, l'acte est 
antérieur à la puissance. Et voilà que, oubliant ce dogme 
fondamental, qu’il avait recu de Platon, il pose en face de 
Pacte une puissance qui semble puissance par elle-même. 
Mais, si la malière était un pur néant, elle ne serait pas 
même puissance; et si elle n’est pas un néant, elle a un 
degré d’être inexplicable. La possibilité n’a pas en elle- 
même son fondement : elle repose sur quelque réalité. 
Où donc, encore une fois, est la raison de la possibilité 
éternelle du monde, sinon dans l'acte lui-même, dans 
l'essence absolue? Il ne faut pas dire que l'Acte ne peut 
rien, mais qu'il peut tout. Ou du moins, s’il ne peut rien 
pour lui-même, parce qu'il n’a besoin de rien, il peut 
tout pour autrui. C'était peut-être au fond la pensée 
d’Aristote. Mais, s’il en est ainsi, il faut bien dire que 
l'essence divine enveloppe dans son unité une multiphi- 
cité virtuelle, il faut bien faire rentrer dans l’individua- 
lité de Dieu le principe de l’universalité. Ce n’est pas 
tout : cette puissance du multiple, immanente à l'essence 
divine, doit se réfléchir dans la pensée divine; sinon, 
Dieu n'aurait pas conscience de tout ce que son unité 
renferme, il n'aurait pas la conscience pleine et entière 
de lui-même; son essence et sa pensée seraient deux 
choses différentes. Non, dira Platon, ce que Dieu est et 
ce qu'il fait, 1l sait qu'il l’est et qu'il le fait; s’il produit le 
monde, fût-ce simplement comme cause finale, il sait qu'il 
le produit, qu'il est cause finale, qu'il est le Bien pour 
autrui comme il est le Bien en soi. Il n’est rien et ne fait 
rien par accident, mais par essence, et son essence est 
la pensée ; il fait donc tout par pensée, selon la pensée, et 


αΡ 


RAPPORTS ΠΕ DIEU AU MONDE 115 


il en a l’éternelle conscience. Ainsi reparait, comme con- 
clusion de la métaphysique d’Aristote, la nécessité de con- 
cevoir dans l’universalité de la pensée divine une pluralité 
de formes réelles en elles-mêmes, qui sont pour autrui des 


puissances participables, par conséquent un monde intel- 
ligible, un monde d’Idées. 


CHAPITRE VIII 


LA MORALE D'ARISTOTE ET SES RAPPORTS AVEC 
CELLE DE PLATON 


rt 


. L'activité, premier terme du problème moral. Notion aris- 
totélique de la liberté. — II. La fin de l’activité, second 
terme du problème moral. Comment cette fin, d’après Aris- 
tote, est encore l’activité. L'acte et le bien, définissables 
suivant les genres. Le plaisir est un bien, le bonheur est le 
souverain bien. — III. Applications de la doctrine aristoté- 
lique. Théorie du juste milieu. Les vertus morales. Les 
vertus sociales. La vertu spéculative; [a sagesse. Compa- 
raison de la morale d’Aristote avec celle de Platon. — IV. Po- 
litique d’Aristote. 


I. Aristole part de l’expérience et, saisissant dans la 
mulliplicité des êtres réels leur caractère fondamental, il 
rencontre partout, principalement chez l’homme, l’acli- 
vité. Le premier terme du problème moral se pose devant 
lui avec une clarté parfaite. La nalure est active, et son 
mouvement spontané révèle la force interne qui l’agite; 
l'homme est actif, et ses résolutions libres marquent un 
plus haut degré de réalité et de vie. 

S1 Aristote devait avoir l'avantage sur Platon, c’est dans 
l'analyse de la plus active de nos facultés. Dans Platon, 
l'intelligence absorbait la volonté, comme l’objet même de 
l'intelligence, l'Idée, tendait à absorber tout le reste. S'il 
faut en croire Platon, l'idéal, une fois conçu par la raison, 


vi 


LA MORALE D'ARISTOTE 117 


se réalise de lui-même dans l’âme. Comment l'absolu, 
comment l'infini, aussitôt entrevu, ne serait-il pas pour- 
suivi par l’amour? Il est tout, le reste n’est rien : com- 
ment ne lui suffrait:il pas de paraitre pour vaincre ? Si 
quelques hommes lui résistent, 1] faut, en les punissant, 
les plaindre et les éclairer : car 115 ne savent point ce 
qu'ils font. 

Aristote oppose à son maître une analyse profonde de 
nos déterminalions réfléchies, ποοχιρέσεις, et les distingue 
nettement des jugements de la raison ou des désirs de la 
sensibilité. La raison, à elle seule, ne saurait mouvoir la 
volonté, et ses prescriptions abstraites n’ébranleraient 
jamais les puissances de l’âme : οὐδὲ τὸ λογιστικὸν χαὶ ὃ 
χαλούμενος νοῦς ἐστὶν ὃ χινῶν ΕΥ̓ πιτάττοντος τοῦ νοῦ φεύγειν 
τι ἢ διώχειν, οὐ κινεῖται !. Quant au désir, il meut sans 
doute ; mais il ne donne qu’une première impulsion, et la 
volonté demeure libre de continuer l’action ou de la sus- 
pendre. L’être privé de raison désire, l'homme seul choi- 
sit. Sans doute, la volonté ne peut s'empêcher de tendre 
au bien en général. De même que, pour passer de la puis- 
sance à l’acte, l'intelligence humaine a besoin de l’action 
Supérieure d’une pensée constamment agissante qui lui 
fournisse la première lumière de la vérité; de même, 
pour se déterminer, la volonté humaine a besoin d’une 
détermination initiale, indéfectible, qui lui donne la pre- 
mière inelination au bien. Elle n’en demeure pas moins 
libre, selon Aristote, dans le choix des moyens. La nature, 
ou plutôt Dieu, commence l'acte; l’homme l’achève. 
L'homme est done « le père de ses œuvres » ; il est, dans 
son indépendance, un individu, une personne véritable : 
il ἃ son principe déterminant en lui, non hors de lui. S'il 
n'est pas toujours en son pouvoir de résister à l'influence 
des habitudes contractées, au moins pouvait-il ne pas les 
contracter. La pierre abandonnée dans l’espace tombe 


1. Eth. Nic., 1, vu. 


118 LA PHILOSOPHIE DE PLATOX 


nécessairement; mais la main pouvait ne pas l'abandon- 
ner ἡ, Le vice et la vertu sont volontaires, 

Ainsi éclate el se précise, louchant le premier terme 
du problème moral, l'opposition générale de Platon el 
d'Aristolte. L'un aime trop le bien pour ne pas croire à sa 
loule-puissance ; l'autre a un sentiment trop profond de 
l'activité personnelle pour ne pas la déclarer elle-même 
loute-puissante. 

L'aclion, spontanée ou libre, suppose le changement, 
lé mouvement: or, lout changement ἃ un terme, loul 
mouvement ἃ une fin; l'action suppose donc une fin, 
Celle fin, pour Aristote, c'est précisément le bien. Le 
passage du premier terme au second est opéré. 

Platon, se plaçant au point de vue intellectuel, s'élève 
du parliculier à l'universel, des choses passagères au type 
immuable du Bien. Aristote, se placant au point de vue 
de l'activité, voit au-dessus du mouvement le terme auquel 
il aspire : c'est ce terme qui est le bien. Mais il ne fait 
par là que traduire la théorie platomeienne de l'amour en 
insistant sur l'idée d'action οἱ d'énergie, Pour Aristole, 
comme pour Platon, le bien est lout à la fois le terme de 
la pensée et du mouvement, l'intelhgible proposé à la 
contemplation, τὸ νοητόν, et le désirable proposé à l'acuon, 
τὸ ὀρεχτόν. 

Mais dire que le bien est la fin, c'est le déterminer dans 
son rapport avec la volonté, et non en lui-même ; c'est le 
définir dans sa forme extérieure, non dans son fond el sa 
nalure intime. Arislole ne pouvait donc se contenter de 
celle première réponse. Aussi, après avoir fait comprendre, 
au début de sa Morale à Nicomaque, que le bien est la fin, 
il se pose à lui-même cette question : Quelle est cette lin? 


IT. La fin de l'acle est tantôl une œuvre, produit de cel 
acte, lantôt l'acte lui-même. Le bien est-il une œuvre ou 
un acte ? 


4, Magn. mor,, I, vu 


LA MORALE D’ARISTOTE 119 


Il semble au premier abord que l’œuvre ait plus 4 1π|- 
portance que l'acte et qu’elle en soit la fin. Mais une 
réflexion plus attentive détruit celte erreur. Dans les arls 
eux-mêmes, où Aristote reconnait que la fin est l’œuvre. 
la pensée peut découvrir encore une fin supérieure. Le 
slatuaire ne produit la statue que pour satisfaire ce besoin 
d'agir qui le tourmente, et pour lui donner un objel, un 
aliment. La statue, exposée aux regards, excite dans l'âme 
du spectateur une activité analogue à celle de l'artiste lui- 
même. Elle n’est done qu'un moyen, un intermédiaire. 
un signe. La vraie fin, pour l'artiste, c'est d'agir, et ile 
faire passer dans l’âme des autres le développement qui 
s'accomplit en lui, le mouvement qui l’entraine, le dieu 
qui l'agite. 

Revenons maintenant à la morale, et demandons-nous 
si le bien est un produit on un acte. Aristote n’hésile pus : 
pour lui, le but de l’activité, c'est l’activité même. Les 
deux termes du problème posés plus haut, le second ili:- 
parait et s’absorbe dans le premier. Le bien est l'acte; li: 
bien imparfait est l'acte borné par la puissance et en voie 
de développement; le bien absolu est l'acte pur, don 
l'immutabilité n'exclut pas l’activité. Platon, génie arlis- 
lique, voyait surtout dans la vertu une œuvre d'art, image 
de l'idéal, qui, une fois achevée, participe à l’immobilile 
même du modèle, et l’exprime dans des trails à jamuis 
fixés. Pour Aristote, au contraire, le bien n'est plus unv 
œuvre subsistant en elle-même en dehors de l'opéralion 
créatrice : ce que la vertu produit n’est qu'un moyei: 
agir est sa fin ; de même que, pour le joueur de lyre, /a 
lyre n'est qu'un instrument, et le but, c'est d'en faire 
usage À, 

Mais l’acte varie avec les facultés, et les facultés ave 
les êtres. Le bien lui-même différera done pour Aristote 
suivant les espèces : autant de mouvements et de fins, 


L Magn. mor., I, xxxv: 


120 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


autant de formes d'activité, autant de formes du leu. 
Πολλαγῶς λέγεται χαὶ foxy@s τῷ ὄντι τὸ ἀγαθόν. Le hien, 
pour Arislole, n'est point un universel, comme l'Idée 
platonicienne ; ou, si on le considère dans son univer- 
salilé, ee n'est plus qu'une abstraelion, une forme vide, 
XEVOY τι, 

Le bien n'est pas davantage indéfinissable ni supérieur 
à l'essence, car 1l est l'essence même. On peut, sinon le 
définir, du moins le déterminer suivant les espèces. Com- 
ment? En étudiant les facultés et la nature propre des 
ὑπο. c'esl-à-dire les diverses formes de leur activité. 

Arislole excelle dans la description de ces formes, 
depuis la plante, où la vie encore bornée par la matiére 
n'est qu'un lourd sommeil, jusqu'à l'homme, où l'intelh- 
gence enfin éveillée prend conscience de soi. Le bien s'ac- 
croit avec l'aelivité elle-même ; il s'enrichit de détermina- 
lions nouvelles, et enfin, chez les êtres supérieurs, il ἃ 
un relentissement dans la sensibilité. 

Aristole ne méprise point le plaisir, comme Platon. 
Sans doute le plaisir n’est pas le bien, mais il en est l'eflel 
immédiat, et s'y ajoule comme une perfection derniére, 
comme à la jeunesse sa fleur, ὡς ἐπιγιγνόμενόν τι τέλος, 
οἷον τοῖς ἀκιαιοῖς ἢ Gaz !. 

Le vrai plaisir n'est point dans la volupté sensuelle, née 
du besoin, simple remède de la douleur souvent suivi de 
la douleur même (ἰχτρεῖα). Il est dans l'action de l'âme, 
el surtout dans celle de l'intelligence ; c’est un plaisir pur 
el constant, né de l'activité, et qui engendre à son lour 
une activité nouvelle, signe durable et certain de la per- 
feclion de l'âme, de la santé et de la force morales. Il faul 
que ce plaisir soit complet dans le sens de l'étendue 
comme dans le sens de l'intensité et de l'énergie. « La vie 
humaine n'est pas d'un jour, et une hirondelle ne fait pas 
le printemps. » Ainsi répandu sur toute la durée de l'exis- 


4, Eh, Nie., X, 1v. 


LA MORALE D'ARISTOTE 121 


tence, le plaisir s’appelle le bonheur, et le bonheur est le 
souverain bien. 

Le bonheur, en effet, est la fin de tous nos actes : il 
est quelque chose de parfait qui se suffit à soi-même. La 
morale, qui doit conduire l’homme à sa fin, est done lu 
science du bonheur. 

Le bien est dans l’activité, et dans l’activité propre à 
chaque être. Donc le bien de l’homme est dans l’activile 
humaine par excellence. Par conséquent, il n'est paint 
dans la vie sensible, commune à l’homme et aux animaux : 
il est dans l’activité raisonnable de l’âme, dans la verlu, 
accompagnée toulefois des biens extérieurs. 

Τοῖς sont les principes généraux de la morale d'Aris- 
lole, qu’il s’est efforcé d’emprunter à l'expérience seule. 
Mais il a beau reprocher à Plalon ‘ d’avoir mêlé, dans lu 
République, la considération du Bien en soi à celle «lu 
bien moral, lorsque à son tour il approfondit la nolion 
même d’activité, 1l retrouve dans l'acte pur l’Idée plaluni- 
cienne du Bien. 

De fin en fin, de bien en bien, on arrive à un bien 
suprême qui peut seul salisfaire notre activité et produire 
Ja béatitude. Aristote admet (avec Socrate, Platon et loule 
l'antiquité) que le souverain bien est identique au souve- 
rain bonheur; mais le souverain bonheur lui-même, vi 
quoi consiste-t-il pour l’homme? — C'est l’acte Le plus 
élevé que nous puissions accomplir; c’est l'acte vrai- 
ment propre à l’homme : οἰκεῖον ἔογον. Par cette théorir, 
Aristole se rapproche de la morale moderne, où la moru- 
lité est conçue comme étant au fond l'acte propre et pr 
sonnel de l'agent. 

L'acte propre à l’homme n’est pas la vie, qui nous vil 
commune avec les végétaux et les animaux. Ce n’est pas lu 
sensibilité, qui nous est commune avec les animaux. Li 
pensée, tel est, selon Aristote, l’acte vraiment propre à 


1. Magn. mor., I, 1. Eth. Nic., I, 1v. 


129 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


l'homme, el qui en même lemps dépasse l'homme, telle 
est la fin, tel est le souverain bien. 

Il y a done des vertus inférieures el une verlu supé- 
rieure. Celle-ci est la contemplation ou pensée désinté- 
ressée, qui se veut elle-même pour elle-même, sans autre 
utilité que sa propre action. Arislole l'appelle vertu con- 
lemplative. Dans les sublimes pages qui terminent l'£thi- 
que à Nicomaque, 11 reproche aux vertus inférieures el 
pratiques leur caractère utilitaire, intéressé, en quelque 
sorte laborieux el mercenaire. « Elles poursuivent une fin 
supérieure, dit], et ne sont point par elles-mêmes vertus. 
L'action de la pensée, au contraire, étant spéculative, 
ne poursuil aucune fin au delà d'elle-même, et elle a en 
elle un plaisir propre; plaisir qui, à son lour, augmente 
l'action de la pensée. Le caractère absolu, désintéressé, 
infaligable, dans la mesure que l'homme comporte, el 
lous les autres caractères attribués à la béatitude, voilà ce 
qui se montre dans celle action de la pensée. Ce serait là 
le bonheur parfait de l'homme, en y ajoutant toutefois 
une durée parfaite de la vie, car rien de ce qui est impar- 
fait ne peut être altribué au bonheur, Mais une telle vie 
serait supérieure à la condition de l'homme; car ce n'esl 
pas en lant qu'homme qu'il vivra ainsi, mais en lan! que 
quelque chose de divin se trouve en lui, Si done cest 
chose divine que la pensée, relativement à l’homme, de 
mème la vie selon la pensée est divine, relativement à la 
vie humaine. Mais il ne faut pas, comme le proverbe le 
répèle, n'avoir, élant homme, que des pensées humaines, 
et mortel, que des pensées mortelles ; il faut, autant qu'il 
est en nous, alleindre l'immortalité, » 


IL. Maintenant, comment arrive-t-on à celle vie supe- 
rieure où la pensée humaine et la pensée divine s'iden- 
lifient dans la contemplation? — Par les vertus pratiques, 
morales et sociales, qui s'exercent dans la sphère du mou- 
vement et de l'effort, 


LA MORALE D'’ARISTOTE 123 


Les vertus pratiques ont pour but de soumettre nos 
facultés à une sorte de discipline, afin de les mettre au 
service de la sagesse contemplative. Cette discipline con- 
siste dans un juste milieu entre les extrêmes. L'expérience 
même nous apprend que l'excès et le défaut sont généri- 
lement nuisibles : par exemple dans les aliments, dans les 
exercices corporels, dans les plaisirs. La sagesse pratique 
est donc une moyenne : οὐδὲν ἄγαν, rien de trop, voilà 
Ja règle du sage. 

Rien de plus ingénieux que cette théorie péripatéticienne 
qui prouve qu'aucune de nos facultés ne doit ni dominer 
exclusivement ni être sacrifiée. Quant aux spéculations 
mathématiques qui l’accompagnent, si Aristote les οὐ! 
trouvées dans Platon, peut-être en eût-il saisi facilemenl 
le côté faible ; peut-être eût-il vu là une règle tout empi- 
rique, inapplicable à -une foule de vertus, et inexaclr 
dans les cas mêmes où elle s'applique. Les vices et les 
vertus ne différent point seulement de degré, mais de 
nature : la témérité, par exemple, est moins un excès ile 
courage qu'un emploi déplacé du courage; la force d'âme 
poussée à ses extrêmes limites peut être une vertu si elle 
se propose un digne objet; au contraire, un médiocre ellur 
de volonté, pour une cause futile ou mauvaise, pourri 
être blâmable et téméraire. Tout dépend, dirait Platon, 
de l’idée ou du but pour lequel on agit; la vraie mesure 
est moins dans la quantité de l’action que dans la qualili 
de l’effet accompli, dans la beauté du type réalisé. 

. C'est principalement dans l'étude des vertus sociales 


qu'éclate le génie d’Aristote. Ces vertus, sur lesquelles la so 


ciété repose, sont au nombre de deux : l’amitié et la juslive.. 

Nulle part, comme on l’a dit, Arislote ne se montre 
plus digne d’être aimé que dans sa théorie de l’amilié. 
Sur ce point, il ajoute des éléments d’une grande impor- 
lance à la théorie platonicienne de l'amour. C’est d'aboril 
celle idée que le fond de l'amour est l’activité, l'énergie 
d'une volonté qui veut le bien d'autrui, La joie et la féli- 


124 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


cité, c’est l’activité; pourquoi donc sommes-nous heureux 
d'aimer, sinon parce qu'aimer c’est agir? Aussi est-il 
meilleur et plus doux d'aimer que d’être aimé, de faire 
le bien que de le subir, de donner que de recevoir. On 
aime de plus en plus et on est de plus en plus heureux 
à mesure qu’on procure le bien de ce qu’on aime. De là 
il résulte que la véritable amitié n’est pas seulement une 
inclination presque passive, mais une bienveillance active, 
une volonté constante du bien et de la félicité d’autrui. 
Cette bienveillance même doit se traduire par la bienfai- 
sance, et se montrer dans les actes : plus on aime, plus 
on agit. Tel doit être, selon Aristote, le sujet aimant; 
ainsi se trouve rétabli dans l'amour, comme en tout le 
reste, l'élément actif trop méconnu par Platon. 

Maintenant, que doit être l’objet aimé, l’objet de l'amitié? 
— Puisque aimer, c’est vouloir le bien d’un autre, il faut 
que cet autre soit susceptible des mêmes biens que nous; il 
faut, par conséquent, qu’il nous soit ou qu’il nous devienne 
semblable et égal. L'amitié suppose la ressemblance ou 
mieux encore l'égalité de l’aimant et de l’aimé. Celui que 
j'aime, je l’aime comme moi-même; 1] faut donc que ce 
soit un autre moi-même : ἕτερος γὰρ αὗτὸς, ὃ φίλος ἐστί '. 

L'amitié suppose, par cela même, la réciprocité d’affec- 
tion et de services; car, sans cela, l’avantage resterait au 
plus aimant, et l’égalilé nécessaire disparaitrait. Aussi 
quoiqu'il faille tenir compte des qualités de l’objet aimé, 
il faut surtout tenir compte de la quantité d'affection qu'il 
nous témoigne, et il faut payer l'affection par l'affection. 

Ainsi, en aimant son ami, on aime un autre soi-même; 
bien plus, on s’aime soi-même, non d’un amour vulgaire 
et égoïste, mais d’un amour désintéressé; car on s'aime 
dans la plus noble partie de son être, dans la partie bien- 
veillante et aimante; et, en définitive, on s'aime dans 
autrui. 


1. Politique, LT, χε; IX, 1x. 


LA MORALE D’ARISTOTE 195 


L'amitié, c'est-à-dire la faculté d'aimer, étant le prin- 
cipe de toutes les affections, produit l’attachement que 
l’homme éprouve naturellement pour l’homme, et auquel 
Aristote donne le beau nom de philanthropie. Supposez 
les hommes unis par une amitié parfaite, — comme celle 
qu'on appellera plus tard fraternité, — ils n’auraient plus 
besoin de la justice; mais en les supposant justes, 1ls 
auront encore besoin de l'amitié. La perfection de la vie 
sociale est dans la justice jointe à l'amitié. 

La justice n’est plus pour Aristote, comme pour Plalon, 
la vertu en général, mais cette vertu sociale qui consisle 
à respecter le bien d’autrui. « La justice, dit Aristote avec 
énergie, c’est le bien d'autrui. » Quoi de plus beau que 
cetle vertu ? Ni l’astre du soir, ni l'étoile du matin n'in:- 
pirent autant d'admiration. 

Les rapports de justice entre les hommes peuvent étre 
de deux sortes : tantôt il s’agit d'échange, tantôt de dis- 
tribution. Dans un contrat de vente, par exemple, il v « 
échange d’une valeur contre une autre. Quelle est alor: 
ἰὰ règle de la justice? C’est que les valeurs échangér: 
soient égales. Il n’y ἃ ici aucune considération de per 
sonne, de rang, de mérite, de caractère : on laisse de οὐ! 
les personnes pour ne s'occuper que des choses, el les 
choses échangées doivent être équivalentes. C’est là ce 
qu'Aristote appelle la justice d'échange ou justice comn- 
mulative (commutare, échanger). 

Quand il s’agit non plus d'échanger, mais de distri- 
buer des biens entre des personnes selon leur mérite, l: 
règle n’est plus la même. Il y ἃ alors quatre termes ἢ 
considérer, les deux choses et les deux personnes. Li 
justice, en ce cas, veut que la première part soit au mérile 
de la première personne comme la seconde part est au 
mérile de la seconde personne : en d’autres termes, la 
justice consiste ici dans une proportion ou dans un milieu 
géométrique. Les parts ne sont plus absolument égales, 
mais proportionnellement égales, et on rétablit ainsi par 


126 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


l'inégalité même l'égalité que la justice réclame, C'est ce 
qu'Anistole appelle la justice de distribution ou justice 
distributive 

Celle distinclion des deux justices, outre son originalile, 
a de l'importance. Dans la politique, par exemple, le 
gouvernement ne doit point prétendre à réaliser l'idéal de 
la justice distributive, car alors il se constituerait arbi- 
lrairement el despotiquement juge de la valeur des per- 
sonnes; la juslice que l'État doit faire respecler par le 
moyen des lois est la justice d'échange, qui doit présider 
à lout contrat. Encore faut-il faire une distinction impor- 
lanle : la loi ne peut exiger que les objets échangés soient 
en eux-mêmes de valeur égale, mais que les contractants, 
après avoir eux-mèmes déterminé par un libre débat les 
deux valeurs qu'ils croient égales, observent chacun leur 
promesse. Aristote a négligé de faire ces dislinelions el, 
comme presque lous les philosophes de l'antiquité, 1 à 
donné plutôt des règles de justesse dans l'échange ou 
dans la distribution des choses, que des règles de justice 
dans les rapports des personnes. C'est que la vraie jus- 
lice, pour les modernes, n'est fondée ni sur l'égalité ma- 
lérielle des choses, ni sur la proportionnalité du mérite 
intellectuel ou moral des personnes, mais sur l'égalité des 
libertés, qui constitue le droit. Il y ἃ justice si ma liberté, 
dans un contrat, est égale à la vôtre : quand même les 
objets échangés seraient vraiment de valeur inégal, 
l'échange est juste si j'accepte avec pleine liberté ce que 
vous m'offrez avec pleine liberté. Telle est la véritable jus- 
lice que la philosophie moderne appelle justice contrac- 
luelle, ou égalité des libertés entre les contractants !. Toul 
en se rapprochant de cette conception, Aristote esl encoré 
Lrop préoccupé, soit des objels matériels, soit des qualités 
de la personne, qui ne sont pas la personne même dans 
sa liberté. 


1, Voy. notre Idée moderne du droi, 


LA MORALE D'ARISTOTE 197 


Après avoir montré que la justice, comme les autres 
vertus pratiques, doit être un milieu entre les extrêmes, 
Aristote montre que la justice elle-même ne doit pas être 
poussée à une rigueur excessive; sans quoi le souverain 
droit deviendrait une souverainè injustice. De là sa helle 
distinction entre la justice stricte et l'équité. La justice 
étroite ou stricte est rigoureusement conforme à la lellre 
de la loi; mais, comme une loi est une formule abstraite 
et générale, qui ne se plie point à tous les cas, une appli- 
cation trop stricte de la loi peut être injuste. L'équilé 
doit alors corriger l'injustice de la justice étroite. La jns- 
[106 stricte est semblable à une règle de fer, qui ne donne 
qu'une mesure inflexible ; l'équité est semblable à la règle 
de plomb dont se servaient les Lesbiens, et qui, se pliant 
aux accidents de la pierre, en suivait les formes el les 
contours. 

Le caractère essentiel de la métaphysique d'Aristote 
devait être celui de sa morale. Aristote laisse un abiine 
imfranchissable entre le monde et Dieu. Retirée dans sa 
majesté solitaire et concentrée dans l’immuable conleni- 
plation d'elle-même, la Pensée de la Pensée ne descenil 
point à gouverner le monde ; elle ne l’a pas produit «le 
son sein, elle ne le connait pas, elle l’altire sans le savoir 
par l’irrésistible attrait de sa beauté. Sous l'impulsion 
d’un désir aveugle, l'univers se porte vers Dieu ; en proie 
à une mobilité inquiète, à un éternel devenir, 1] ne cesse 


de poursuivre celui qu’il ne doit jamais atteindre; les 
formes et les êtres se succèdent, s’engendrent el dlispa- 
raissent sans retour ; l’homme seul entrevoit Dieu, mais 


pour retomber, ce semble, dans le non-être d'où 11 étail 
sorti. Nous n'avons point en Dieu notre Idée; Iieu ne 
nous conçoit pas sous la forme de l'éternité. Cetle separa- 
tion de l’âme et de son exemplaire universel se relrouve 
dans la morale d’Aristote. | 

Tandis que pour Plaon le premier terme du problème, 
l’activité individuelle, s’effacait devant le second, le Bien, 


128 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


c'esl-à dire l'harmonie et l’unité, pour Aristote le premier 
terme est tout, le second lui-même n’en est que l’expres- 
sion la plus élevée : le Bien, c’est l’activité pure. Platon, 
lout entier à l'idéal, n'abaissait les yeux qu’à regret vers 
le monde du mouvement et de la vie individuelle, dont il 
méprisait l’inquiète énergie : il eût voulu ramener la 
mobilité des forces particulières à l’invariable unité de 
l'Universel. Dans sa morale domine l’idée du Bien absolu. 
Anslote nie qu’il y ait une Idée du Bien en soi, indéfi- 
nissable et au-dessus de l’essence, suprême idéal et en 
ième temps suprême réalité. Il renferme sa morale dans 
la sphère de l'expérience. La vraie morale n'est-elle pont 
celle qui, poursuivant l'absolu, gravit jusqu'au sommet 
l'échelle des Idées et des fins ; qui voit croître le bien, non 
seulement avec l’activité, mais encore avec la généralité de 
l'action, et qui ne se repose satisfaite que dans le point de 
‘ue universel? Alors seulement la raison se soumet el 
les actes de la volonté deviennent des devoirs sous la loi 
‘bsolue de l’Idée. Pour qu’un Socrate, par exemple, se 
sente obligé à réaliser toute la perfection dont il est capable, 
fül-ce au prix de cette existence passagère, il faut qu'il 
concoive un type de lui-même et un modèle immuable 
quel s’attachent sa pensée el son amour, avec lequel il 
: efforce de se confondre, et auquel il emprunte l'immor- 
lulité; il faut qu'il existe dans l’essence et dans la pensée 
clernelle: ce qu’Aristote reprochait à Platon d’avoir admis: 
5 un Socrate éternel ». 


[V. Platon, génie idéaliste, procédait par construction el 
aimait à faire des plans de républiques : c'était un archi- 
[0016 politique. Aristote, génie observateur, procède par 
l'expérience οἱ cherche à découvrir les lois générales des 
Etats : c'est un naturaliste. Il ne faut cependant pas exa- 
cerer les différences. Platon et Aristote partagent en com- 
mun plusieurs préjugés de l’antiquité tout entière : ils 
confondent tous les deux la politique et la morale; pour 


LA MORALE D’ARISTOTE 429 


l'un comme pour l’autre, la politique est une science 
pratique qui enseigne à rendre les hommes vertueux et 
heureux : c’est la science de l'éducation par l’État. De là 
ils concluent l’un et l’autre que le citoyen appartient 
entièrement à l'État; Aristote rejette, comme Platon, la 
liberté individuelle dans la disposition de la propriété et 
dans la vie de famille. Enfin, plaçant tous les deux le 
souverain bien aans la contemplation scientifique, ils sont 
conduits à regarder la pratique de la vertu comme insé- 
parable du loisir, et les travaux mécaniques comme incon- 
ciiables avec la pratique de la vertu parfaite; en consé- 
quence, ils refusent les droits de citoyen aux agriculteurs, 
aux commerçants, aux ouvriers, el établissent la liberté 
des uns sur l'esclavage des autres !. Mais ces points com- 
muns à Platon et à Aristote sont aussi communs à tous 
les politiques de l'antiquité : c’est ce qu'ils ont reçu du 
milieu où 115 vivaient. 

Dans ce qui leur est vraiment personnel, Platon et 
Aristote se séparent : l’un est autoritaire, l’autre, relati- 
vement à son époque, est libéral ; l’un penche vers l'utopie, 
l’autre est un esprit pratique. 

Aristote définit l'État : une réunion d'hommes libres 
et égaux. Platon concevait l’État comme une sorte de 
substance idéale, dont les individus ne seraient que les 
accidents ; car pour lui, ce qui est individuel est mépri- 
sable, et ce qui est général a seul une réalité. Pour Aris- 
lote au contraire, qui rejette encore ici la théorie des 
Idées, l'État n’est pas une unité véritable, mais une asso- 
ciation d'individus spécifiquement différents. 

Aussi réfute-il avec force les théories communistes de 
Platon sur la famille et sur la propriété. Créer une seule 
famille sur les ruines de toutes les familles particulières, 
ce serait supprimer, dit-il, les affections certaines sans en 
créer de nouvelles. Si les mille enfants de la cité appar- 


1, Voy. Thurot, Étude sur Aristote, p. 105. 
11, — 0 


ἜΗΝ 


130 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


tiennent à tous les citoyens, tous se soucieront également 
peu de ces enfants. Il n’y ἃ d’affections vraies qu'entre 
des individus déterminés. Les affections se perdent dans la 
communaulé comme la douce saveur de quélques gouttes 
de miel dans la mer. 

De mème pour les propriétés communes : on s'en 
soucie peu ; on en prend peu soin. Chacun se repose sur 
les autres, trouve qu'il travaille trop et les autres pas 
assez. De là des querelles encore plus nombreuses entre 
les propriétaires de biens communs qu'entre ceux qui ont 
des biens personnels. Vouloir faire de l’État, par la com- 
munauté, une unité absolue, c’est vouloir faire un accord 
avec un seul son, un rythme avec une seule mesure. 

De quel bonheur, demande encore Aristote, jouira- 
t-on dans la République de Platon, où les individus sont 
sacrifiés à l’État et certaines classes aux autres? À en 
croire Platon, 1] n’est pas nécessaire que toutes les classes 
de l’État soient heureuses pourvu que l’État le soit. Mais, 
répond Aristote, qu'est-ce que le bonheur de l’État sans 
le bonheur de ceux qui le composent? Qu'est-ce que le 
bonheur d’une abstraction, si les êtres réels sont malheu- 
reux? 

Une autre erreur de Platon et de beaucoup d'autres 
philosophes, c'est d’avoir confondu la famille et l'État; 
Aristote Ja réfute. Sans doute, à l’origine, l’État est sorti 
de la famille; 1] n’en est pas moins vrai que ces deux 
sorles de sociétés sont complètement différentes. La 
famille est fondée sur l'inégalité et sur l’obéissance : c’est 
une association entre inégaux, dont les uns sont libres el 
les autres en tutelle. L'État, au contraire, est une asso- 
ciation d'hommes égaux et libres. L'autorité même du 
magistrat n'est que l'autorité d’un égal sur ses égaux: 
elle est limitée ; elle n’est pas perpétuelle; chacun obéit et 
commande alternativement ; chacun est souverain et sujet 
tout ensemble. Le gouvernement est un mandat, non une 
tutelle. Confondre l’État avec la famille, c’est entrer dans 


LA MORALE D'ARISTOTE 431 


les théories qui aboutissent au despotisme. Platon a donc 
tort d’assimiler le père, le pasteur et le roi, et de con- 
elure de l’un à l’autre : toutes ces comparaisons restent 
en dehors de la réalité et ne portent que sur des appa- 
rences. 

Quels sont donc les vrais principes de l'organisation 
politique? — Pour les comprendre, 1l faut définir le 
citoyen. Le citoyen, selon Aristote, est celui qui participe 
aux fonctions publiques, et qui, par conséquent, com- 
mandant et obéissant tour à tour, se commande à lui- 
même et s'obéit à lui-même. Voilà le principe de toute 
organisation politique. 

Il y a dans la société des fonctions spéciales, limitées 
et temporaires, qui n’appartiennent pas naturellement à 
lous, mais à ceux qui ont certaines capacités spéciales ; il 
y a d’autres fonctions générales qui appartiennent natu- 
rellement à tout citoyen : elles sont au nombre de deux, 
la fonction délibérative et la fonction judiciaire. — Dis- 
tinction profonde, où Aristote cependant n'a pas encore 
introduit l’élément essentiel du problème politique : l’idée 
du droit. Il n’a pas vu que les fonctions spéciales dans 
l'État sont celles qui ne constituent pas l'exercice d’un 
droit commun à tous, et que les fonclions générales sont 
l'exercice d’un droit inhérent à chaque individu. Aris- 
tote, ne s'étant point élevé à l’idée du droit naturel, est 
amené à séparer les hommes en deux classes, les uns 
chargés des fonctions de l'intelligence, les autres du tra- 
vail manuel ; aux premiers seuls 1l laisse la liberté civile 
et politique ; il condamne les seconds à l'esclavage. 

Les hommes ont des besoins et, pour les satisfaire, il 
leur faut des instruments. Ces instruments sont de deux 
sortes : les uns inanimés; les autres vivants. Ces derniers 
sont les esclaves. « Si chaque instrument pouvait, sur un 
ordre reçu ou même deviné, travailler de lui-même, 
comme les statues de Dédale où les trépieds de Vulcain 
qui se rendaient seuls, dit le poète, aux réunions des 


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13? LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


dieux, si les navettes lissaient loutes seules, si l’archer 
jouait lout seul de la cithare, les entrepreneurs se pusse- 
raient d'ouvriers el les maîtres d'esclaves". » Les êtres les 
plus parfaits sont faits pour commander, et les esclaves, 
W'ayant que juste assez de raison pour comprendre la 
raison des autres, sont esclaves par nature ?. 

Aristole reconnait cependant lui-même qu'il n'y a pol 
de signe certain pour distinguer l’eselave de l'homme 
libre. « Souvent, dit-il, les maitres n'ont de l'homme 
libre que le corps, comme les autres n'en ont que l'âme,» 
Enfin, il se demande à la fin si l'esclave est capable de 
verlu, ou, comme nous dirions aujourd'hui, s'il est un 
être moral. « Si l'on suppose, répond-il, la vertu chez les 
esclaves, où sera leur différence avec les hommes libres? 
Si on la leur refuse, la chose n'est pas moins absurde; 
car ils sont hommes, et ils ont leur part de raison *. » 
Aristote se perd ensuite en subtilités ét en sophismes pour 
distinguer une vertu d'esclave el une vertu de maitre, la 
première dérivant de la seconde, etc. 

Une fois la société divisée par Arislote en maîtres el en 
esclaves, les citoyens doivent êlre ceux qui possèdent; les 
esclaves, ceux qui ne possèdent rien. La propriété fai le 
ciloyen. 

Après avoir vu comment Aristote entend la qualité de 
ciloyen et le droit de eité, examinons comment 1] résoul 
le problème de la souverainelé. La souverainelé, selon 
lui, réside dans la cité entière assemblée : « La majorité, 
dit-il, dont chaque membre pris à part n'est pas un 
homme remarquable, est cependant au-dessus des hom- 
mes supérieurs, sinon individuellement, du moins en 
inasse, Comme un repas à frais communs est plus splen- 
dide que le repas dont un seul fait la dépense. » C'esl, 
objecle-t-on, le savant qui juge, et non la multitude; 


1, Politique, T, 23. 
2. Jhrd., 2, ἃ. 
3. dbid., 34, 


LA MORALE D’ARISTOTE 133 


mais, demande Aristote, qui fait la réputation du savant, 
sinon la multitude même? L’architecte jugera bien sans 
doute de la commodité d’une maison; mais encore mieux 
celui qui l’habite. De même, ce n’est pas le cuisinier, 
mais le convive qui juge le festin. Enfin, la multitude est 
toujours meilleure, en général, que ne le sont les indi- 
vidus : ainsi l’eau est d’autant plus incorruptible qu’elle 
est en plus grande masse. 

Aristote montre avec force les vices de la royauté 
absolue et de l'oligarchie. Lequel vaut le mieux, se de- 
mande-t-il, de la souveraineté de la loi ou de la souve- 
raineté d’un seul homme? — Sans doute la loi, répond- 
il, étant universelle, ne statue qu’en général et laisse 
échapper une foule de cas particuliers; mais cette géné- 
ralté même est une garantie pour les individus. Tou- 
jours la même, égale pour tous, la loi est impassible ; 
l'individu est plein de passion. Là où la loi ne statue pas, 
il faut laisser la décision non à l'arbitraire d’un individu, 
mais au magistrat institué par la loi même, et qui doit 
être comme la justice vivante : δίχχιον Eubuyov. L'Etat est 
une association d'êtres libres et égaux; or la souveraineté 
de la loi laisse à tous l'égalité et la liberté; il n’en est pas 
ainsi de la souveraineté d’un seul, qui entraine la servi- 
tude de tous. La souveraineté de la loi, au fond, c’est la 
Souveraineté de la raison; mais la souveraineté d’un roi, 
c'est celle de l’homme, bien plus, de Ja bête (θήριον) !. Si 
encore cette institution était passagère! mais on y joint le 
plus ordinairement une autre injustice, l’hérédité. Si les 
enfants des rois, dit Aristote, sont tels qu’on en a tant vu, 
combien l’hérédité sera funeste ! 

Malgré cette vigoureuse critique, Aristote, songeant 
sans doute à Alexandre et voulant ménager son propre 
Souverain, fait une exception en faveur du génie 3, soit 


1. Politique, 1827, a, 30. 
2. Voy., dans notre Idée moderne du droit, le chapitre sur 
la théorie des droits du génie et des hommes providentiels. 


134 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


qu'il se rencontre dans un individu, soit qu’il se rencontre 
dans une race. 

Les vraies préférences d'Aristote sont pour la Répu- 
blique tempérée, où se modèrent mutuellement la for- 
tune, le mérite et la liberté. Ce tempérament, selon lui, 
est incompatible avec l'extrême inégalité des fortunes, et 
ici Aristote a le pressentiment du grand rôle que joue- 
ront plus tard les classes moyennes. Une société de riches 
et de prolétaires est, selon lui, une société de maîtres et 
d'esclaves. La pauvreté empêche de savoir commander, 
et elle n’apprend à obéir qu’en esclave ; l'extrême opu- 
lence empêche l’homme de se soumettre à une autorité 
quelconque et ne lui enseigne qu’à commander avec tout 
le despotisme d’un maître. On ne voit alors dans l’État 
que maitres et esclaves, et pas un homme libre. Ici, 
jalousie envieuse ; là, vanité méprisante, si loin l’une et 
l’autre de cette bienveillance réciproque et de cette fra- 
ternité sociale qui est la suite de la bienveillance. La 
classe moyenne tient le juste milieu et rétablit l’équi- 
libre : les riches veulent-ils opprimer, elle se range du 
côté des pauvres ; les pauvres veulent-ils à leur tour être 
oppresseurs, elle les tient en échec. C’est l’absence de la 
propriété moyenne qui ἃ causé les révolutions de la 
Grèce. 

Le grand moyen de maintenir les États, selon Aristote 
comme selon Platon, c'est l'éducation publique, l’éduca- 
tion par l'État. C'est par les mœurs que les gouverne- 
ments se maintiennent et c'est l'éducation qui fait les 
mœurs. Aristote, au lieu d’en conclure que l’État ἃ le 
droit d'exiger de tous ses citoyens une certaine éducation 
civique et qu'il ἃ le devoir de mettre gratuitement celle 
éducation à la portée de tous, en conclut que l’éducation 
doit être tout entière entre les mains de l’État : « Ce qui 
est commun, dit-il, doit s’apprendre en commun. » 

Aristote égale et surpasse la belle théorie de Platon sur 
les révolutions des États. Il y ἃ dans les constitutions, 


LA MORALE D'ARISTOTE 135 


selon lui, une part légitime à faire à l'égalité, el une part 
légitime à l’inégalilé : loute révolution est causée par une 
distribution inexacte de ces deux éléments essentiels. D'une 
part, l'égalité politique appartient à tous les citoyens; 
d'autre part, il y a entre les citoyens des inégalités de 
mérite et d'intelligence, qui entrainent l'inégalité dans la 
considération, les honneurs et les richesses. Si on renil 
inégal ce qui doit être égal, ou si on rend égal ce qui "101 
demeurer inégal, on rend les révolutions imévitahles. 
Toute révolution est une réclamation plus ou moins oppor- 
tune, plus ou moins juste, soit de l'égalité légitime contre 
l'inégalité illégitime, soit de l’inégalité légitime conlre 
l'égalité illégitime. Le vrai principe des gouvernemenls 
est l'égalité; les formes de gouvernement en sont ile: 
interprétations diverses et plus ou moins heureuses; le: 
révolutions en sont des revendications diverses et plus ou 
moins heureuses. 

Le remède principal des révolutions, c’est le respecl 
de la légalité. Il faut prévenir, dit-il d’ailleurs avec 
raison, les plus pelites alteintes portées aux lois, var 
« l'illégalité s’introduit souvent sans qu’on s’en apercoivi, 
comme les petites dépenses souvent répétées dérangenl à 
la fin des fortunes ». Pour prévenir les illégalités, il faul 
restreindre le pouvoir des magistrats ou gouvernanis. οἱ 
surtout il faut le limiter par le temps. Les magistrature, 
outre qu’elles doivent être toutes temporaires, doivenl 
être responsables : 1l faut que les lois soient maitresses 
et que les magistrats ne puissent disposer des revenus 
publics sans en rendre compte. Enfin, 1] faut modérer le 
pouvoir autant qu'il est possible : « L'autorité, quelle 
qu’elle soit, est d'autant plus durable qu'elle s'étend à 
moins de choses. » 

Telle est la politique d’Aristote, où on ne saurait mécon- 
naître un des plus grands efforts du génie antique. Aris- 
lote y est en progrès sur Platon, parce qu’il accorde une 
part bien plus large à l'individualité. Platon, c'est le 


136 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


génie grec s'éprenant des conceplions orientales, encore 
amoureux des symboles, se perdant avec bonheur dans la 
contemplation de l'absolu, et absorbant, en politique, 
l'individu dans l'État. Aristote, c'est le retour au pur 
esprit hellénique: c'est la Grèce se rappelant son passé, 
el regrellant, avec son ancienne gloire, l'esprit qui la lui 
avait donnée, la vieille énergie de ses ancètres, el celle 
libre activité, maintenue par l'habitude de la mesure ἡ 
égale distance des extrêmes, qui constitue le fond même 
du génie grec. 

Néanmoins, dans sa politique comme dans sa morale, 
Aristote s'en lient encore au point de vue intellectuel : 
il identifie la loi avec la raison, au lieu de l'identihier 
avec la volonté; il ne montre pas le vrai prineipe du 
devoir et du droit. Dans la métaphysique, son Dieu 
est la Pensée conltemplalive, la Pensée de la: Pensée; en 
morale et en politique, il s'arrête aussi au domaine de 
l'intelligence : il ne comprend pas encore que l'homme 
porle en soi, avec sa volonté même, ce qui lui donne une 
valeur, ce qui fait de lui pour tout autre homme une lin 
sacrée, jamais un moyen et un instrument, 


LIVRE ΠῚ 


L'ÉPICURISME ET LE STOICISME 


L'Epicurisme. — I. Logique d'Épicure. Suppression des Idées 
platoniciennes. L’évidence sensible, seule mesure de la vé- 
rité. — II. Physique d’Épicure. La spontanéité de l’âme mo- 
trice attribuée aux atomes. — III. Morale d’Épicure. Le 
plaisir stable placé dans l’inertie. — Le Stoicisme. — I. Lo-. 
gique. Réduction de l'Idée transcendante à l’Idée immanente 
ou notion. Théorie de la connaissance; part de l’activité et 
de la volonté dans la sensation. — II. Physique. L'idée imma- 
nente dans la nature, ou raison séminale. L'activité et la 
passivité inséparables. Le devenir absolu, le mouvement 
se suffisant à lui-même. Identité de la Providence et du 
Destin, de l’Intelligence et de la Nécessité. — III. Morale. 
L'idée immanente dans R volonté. Identification du bien 
en soi avec le bien moral. — Conclusion. Impuissance des 
Stoïciens à trouver la véritable unité de la puissance et de 
l'acte. 


Ι. — L'ÉPICURISME. 


I. Les Platoniciens considéraient comme double le 
crilérium logique de la vérité, et ajoutaient à l'évidence 
la raison ! : une chose sensible, par exemple, quelle que 
soit la clarté avec laquelle elle nous apparait, n’est cer- 
laine que lorsqu'elle revêt un caractère rationnel par son 
rapport à l’Idée, lorsqu'elle devient une notion, λόγος. 


4, Sext. Emp., adv. Math., VII, 216. ’Exeïvor μὲν γὰρ σύνθετον 
αὐτὸ (τὸ κριτήριον) ἐποιοῦν ἐκ τε ἐναργείας καὶ τοῦ λόγου. 


138 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


Aristote et Théophraste regardaient la seule évidence 
comme critérium du vrai ‘; mais ils admettaient une 
évidence supérieure à celle des sens, une intuition, une 
expérience intellectuelle, également différente de l’impar- 
faite intuition des sens et des notions de l’entendement *. 
C'était la νόησις de Platon, plus profondément analysée. 
Épicure s'accorde avec les Péripatéticiens pour n’admettre 
que l'évidence ; mais il n’entend plus par là que l'appa- 
rence sensible, le phénomène *. La sensation est donc la 
seule source de la connaissance, et Épicure revient au 
point de vue de l’école ionienne, tel qu'il est présenté 
dans le Zhéétète de Platon. 

Qu'est-ce alors que l’Idée ? une simple conception géné- 
rale par laquelle on anticipe, on devance la sensation, 
mais que la sensation a elle-même précédée. En effet, 
« l'universel n’est que le souvenir de plusieurs sensations 
semblables ὁ». Ce souvenir, une fois fixé dans l’intelli- 
gence, nous permet de juger l’avenir d’après le passé, et 
devient une anticipation (πρόληψις). Déjà Aristote avait 
fait résulter les notions générales du souvenir de plu- 
sieurs sensations ; mais ce souvenir était plulôt la condi- 
tion préalable que l’essence de la notion. Celle-ci expri- 
mait essentiellement les différents rapports possibles de 
la matière à la forme, de Ja sensation à l'intuition de la 
pensée, tels que les conçoit l’entendement, tels que le 
monde extérieur les réalise 5. Épicure rejette l'intuition 
ralionnelle, soit qu'elle ait pour objet la pluralité intelli- 
gible, l’Unité-multiple de Platon, ou la Pensée absolu- 
ment une et indivisible d’Aristote. Les nombres idéaux 


1. Sext. Emp. adv. Math., VII, 218. 

2. Voy. Ravaisson, Mét. d’Arist., II, 84. 

3. Aussi Sextus dit qu'Épicure identifiait φαντασία οἱ évép- 
yet, adv. Math., VII, 203. 

4. Καθολιχὴν νόησιν ἐναποχειμένην, τοῦτ᾽ ἐστι μνήμην τοῦ πόλ- 
λαχις ἔξωθεν φανέντος. Diog., X, 33. 


5. C'est ce que remarque M. Ravaisson, Mét. d’Arise., t. I, 
p. 86. 


L'ÉPICURISME ET LE STOÏCISME 139 


supprimés, ainsi que l’unité de l’acte pur, 1] ne reste plus 
que la sensation et les nombres intermédiaires ou notions 
de l’entendement. Pour expliquer ces notions, Épicure 
les réduit à des souvenirs, c’est-à-dire à des sensations 
prolongées. « Toutes nos conceptions procèdent des 
sens ! », soit par incidence ?, soit par analogie ὃ, soit 
par ressemblance δ, soit par combinaison. La philoso- 
phie revient au sensualisme de Protagoras, et de là au 
nomipalisme. Car qu'est-ce que la notion générale, en 
dernière analyse, si ce n’est un nom fixe, qui conserve 
comme une empreinte durable ce que les phénomènes 
ont de constant 5 


IT. A cette logique sensualisle vient se joindre de nou- 
veau le matérialisme de Leucippe et de Démocrite, de ces 
enfants de la terre, dit Platon, qui n'admettent que ce 
qu'ils touchent, et qui embrassent les pierres et les arbres, 
seules choses solides à leurs yeux. Toute la réalité se 
réduit à des corpuscules matériels, inertes et inaltérables, 
dont la combinaison mécanique produit les phénomènes. 
Ainsi c’est par le dehors qu’on explique les choses; 
Cest à des rapports extrinsèques dans l’espace, à des 
nombres, à des figures, à des limites, qu’on veut tout 
réduire. Cependant, pour expliquer la combinaison des 
atomes, Épicure se voit bientôt forcé de leur attribuer, 
outre leurs propriétés matérielles, un pouvoir qui dépasse 


1. Ἐπίνοαι πᾶσαι ἀπὸ τῶν αἰσθητῶν γεγόνασι. Diog., 26, 27, 28. 

2. Lorsque l’objet de l’anticipation tombe directement sous 
les sens (idée générale d'homme). | 

3. L'idée de géant, de pygmée. 

4. Une ville que nous voyons nous en représente une autre 
que nous ne voyons pas. 

5. L'idée d’hippocentaure. 

6. « C’est sur les mots que portent le jugement, le raison- 
nement, la démonstration; c’est dans les mots enfin que con- 
siste la démonstration. » Sext. Emp., id., 258. Plutarch., ad 
Col., 15, 22. Pyrrh., Hyp., 11, 101. 


Du CE | 


140 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


déjà la sphère de la pure inertie et de la pure matière, 
un élément dynamique emprunté à la sphère de l'âme, 
de ce moteur qui, d'après Platon, se meut spontanément 
lui-même. C'est le pouvoir de changer, d’une quantité 
imperceptible, la direction naturelle de leur mouvement, 
et cela en un point du temps et de l’espace absolument 
indéterminables et incertains !. On reconnait la sponta- 
néité que Platon et Aristote attribuaient à l’âme de la 
génération et à la Nature, mais qui avait elle-même sa 
raison dans le désir du phénomène pour l'être, dans l'at- 
trait de la Pensée éternelle et du Bien. Épicure supprime 
ce terme supérieur et transforme la spontanéité, l’appa- 
rente indépendance de la Matière éternelle du 7imée, 
l'apparent hasard de la Physique d’Aristote, en un hasard 
réel et absolu, qui exelut toute sorte de raison, toute 
intelligibilité, toute Idée *. L'âme, atome subtil, possède 
le même pouvoir sous le nom de liberté, et par là elle 
peut se mettre à l'écart du tumulte extérieur, dans les 
régions sereines de la sagesse et de l’ataraxie. C’est une 
pure liberté d'indifférence qui aboutit à l'indifférence 
même ὅ, 


IT. Une fois délivré par la logique et la physique de la 
croyance à l’immatériel et au divin, de la religion et de la 
superstition qui nous menacent comme un monstre ter- 
rible des hauteurs du ciel, l’homme doit chercher le bien 
dans la nature même et vivre conformément à la nature. 
Or la sensation, interrogée sur le bien, répond que le 
bien est le plaisir. 

Platon et les Socratiques considéraient le plaisir comme 


1. Diog., X, 59. Lucr., 11, 221. Nec regione loci certä nec 
tempore certo. 

2. Diog. de Laert., X, 133. Sur les rapports de l’Epicurisme 
ct de l’Aristotélisme, voyez Ravaisson, ibid., 11, 92. 

3. Sur la théorie de la liberté dans Epicure, voir le travail 
profond et original de Guyau : La Morale d’Epicure et ses 
rapports avec les doctrines contemporaines, 39 édition. 


L'ÉPICURISME ET LE STOICISME 441 


un mouvement; Aristote le faisait résulter, non du mou- 
vement, mais de l’acte immobile qui en est la fin, et en 
concluait qu'il est un repos plutôt qu’un mouvement !. 
Épicure adopte à la fois ces deux théories, dont il sup- 
prime la partie supérieure. Au-dessus du plaisir mobile- 
décrit par Platon (ἡδονῇ ἐν χινήσει), 1] place le plaisir stable 
d'Aristote (ἡδονὴ χαταστηυατική), que Platon avait déjà 
décrit imparfaitement dans le Philèbe sous le nom de 
plaisir pur et sans mélange ?. Mais, comme le principe 
de l'acte immatériel a disparu de l’Épicurisme, le plaisir 
slable ne peut plus consister que dans l’absence de mou- 
vement, dans le repos matériel, pure inertie, « insensibi- 
lité comparable à celle d’un mort * ». Ainsi l’Epicurisme 
n'ose placer le bien dans le plaisir mobile dont Platon ἃ 
fait ressortir l'insuffisance; d'autre part, il ne conçoit 
point ce plaisir supérieur au mouvement qui résulte de la 
possession de l'Idée, et qu'Aristote avait attribué à la 
Pensée pure *. Or, si le Bien suprême de Platon et d’Aris- 
lole pouvait concilier aisément l’immutabilité de l’Idée et 
l'activité de la Pensée 5, dans les régions inférieures de 
la Nature, au contraire, l'immobilité et l’activité s’ex- 
cluent réciproquement. Épicure, forcé de choisir entre 
ces deux termes, et cherchant un asile contre le trouble 
de l’âme, se réfugie dans l’inertie. C’est l’immobilité du 
Bien et de l’Idée, descendue dans la Nature, mais sous 
limparfaite image d’un repos indifférent et stérile. 


1. Ravaisson, ibid., 11, 100. 

2. Tels sont les plaisirs de l’ouïe et de la vue. 
3. Diog., II, 89. Clem. Alex., Sérom., 11, 411. 

4. Ravaisson, IL, 115. 

5 Voy. l'analyse du Parménide. 


142 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


IT. — LE SToicISME. 


I. Zénon repousse, comme Épicure, la notion de l’exis- 
tence purement immatérielle, et s'accorde avec lui pour 
nier la réalité des Idées platoniciennes. Il n’y a rien de 
réel qui ne soit corps. Le mot d'incorporel ne comprend 
que des abstractions de la pensée, comme l'espace, le 
temps, la notion générale !. Rien dans l'intelligence qui 
n'ait élé dans les sens. L'âme elle-même ne se saisit que 
par une sorte de toucher intérieur ? : « source des sens, 
elle est elle-même un sens *. » 

Pourtant, s'il n’y a rien de purement immatériel, ce 
n’est pas à dire que la matière soit tout. Les Stoiciens 
croient seulement que toute chose a une matière passive 
et un principe actif; mais c’est ce derniér qu'ils appel- 
lent l'élément essentiel des choses et, comme ils en em- 
pruntent le type à l’âme, le matérialisme n’est que la face 
inférieure de leur doctrine : la face supérieure est une 
sorte d’animisme universel *. Ce n’est plus sur l’Idée du 
Bien, ni sur l'Intelligence pure et immuable, mais sur 
l'Ame motrice d'elle-même que Zénon fixe ses regards; 
dans l'âme même, il considère surtout le côté voisin du 
corps, l'effort par lequel le principe de vie meut ses 
organes. À la passivité mécanique de la sensation, telle 
que la concevaient Démocrite et Épieure, Zénon substitue 
l’idée dynamique de l’action et du mouvement, empruntée 


1, Sext., adv. Math., I, vu, 38: X, 268. Diog., VII, 140, 141. 

2. Stob., Serm., append. XX, 9. Οἱ Στωϊχοὶ τήνδε τὴν χοίνην 
αἴσθησιν ἐντὸς ἀφὴν πρασαγορεύουσι, καθ᾽ ἣν καὶ ἡμῶν αὑτῶν 
ἀντιλαμθανόμεθα. 

3. Mens enim ipsa, quæ sensuum fons esl, atque ipsa sensus 
est. Cic., Acad., 11, 40. 

4. Sur le Stoïcisme, voir le chapitre très savant de M. Ra- 
vaisson, dont nous nous sommes souvent inspiré. Nous 
croyons seulement que M. Ravaisson exagère le matérialisme 
des Stoïciens, auxquels il ne rend peut-être pas assez justice. 


L'ÉPICURISME ET LE STOÏCISME 143 


à Héraclite. D’après les Sloïciens, toute substance est 
une force dont l’activité s'exprime par la éension ou l’ef- 
fort. L'acte pur et immobile d’Aristote est aussi abstrait 
que l’Idée de Platon. Ce qui est réel, c’est l’action dans 
le mouvement et le travail, l’action dans la nature et l’hu- 
manilé. L'âme étant une force active, la sensation n'est 
plus seulement l'impression produile par l’objet; c’est un 
acte de l’âme réagissant contre l'impression extérieure. 
Zénon eût volontiers adopté la définition héraclitéenne de 
la connaissance, telle que nous l’avons trouvée dans le 
Sophiste : « une action, résultat d'une puissance de 
deux objets mis en rapport. » La sensation même est 
une action mutuelle de deux forces, et suppose une affir- 
mation volontaire; les Stoïciens vont jusqu’à dire, non 
sans profondeur, que la sensation est un consentement 
de la volonté, un assentiment : Sensus ipsos assensus 
esse 1, Le critérium du vrai est dans l’activité de l’âme, 
et la vérité des représentations se mesure au degré d'affir- 
mation volontaire qui les accompagne. Quand l'impres- 
sion extérieure nous frappe comme un choe, l'âme consent 
légitimement, et sa réaction, qui est en raison directe de 
l'action, constitue l'évidence ?. Semblable à la main qui 
se referme, l’âme saisit et comprend l'objet; la représen- 
lation est compréhensive ὃ. 

Les représentations, même compréhensives, ne sont pas 
encore la science: elles ont besoin d’être reliées, géné- 
ralisées, rapportées à des intelligibles ὁ. Le principe de 
Socrate se retrouve donc ici, comme dans toutes les phi- 
losophies qui lui sont postérieures ; mais il reçoit dans le 


1, Cic., Acad., 11, 33; 1id., I, 11. Assensionem animorum quam 
esse vult in nobis positam et voluntariam. 

2. Αὐτὴ γὰρ ἢ φαντασία ἐναργὴς οὖσα wat mAnxrixn, dv. Math. 
VI, 257. 

3. Πλήγη πυρός ὁ τόνος ἐστί. Cléanthes ap. Plut., de Sloïc. 
rep., 1. 

4, Sext. Emp., adv. Math., VII, 10. Κατ᾽ ἀναφορὰν τὴν ὡς 
ἐπὶ τὰ προχειμένα τούτοις νοητὰ. 


444 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


Sluicisme la même interprétation que dans l’Aristotélisme. 
« lime est comme une tablette où nos pensées viennent 
se raver une à une. L'expérience n’est ni plus ni moins 
qu'une multitude de choses semblables ΄. » « Les Stoïciens, 
dit Plutarque ἢ, appelaient les Idées des conceptions de 
l'esprit. » Ge sont eux qui ont donné à ce mot d'idée son 
sens moderne et tout subjectif. Ils ont adopté le concep- 
lualisme que Platon entrevoyait et réfutait d'avance dans 
le l’arménide. Les conceptions générales, qu'ils appellent 
avec Platon ἔννοιαι où ἐννοήματα, « ne sont ni des sub- 
stunces ni des qualités δ», mais de simples r'apports, 
qui ne sont réels que dans les objets. Ce n’est pas à dire 
que ces conceptions soient toutes arbitraires. Il en est que 
nous formons nous-mêmes par la combinaison de notions 
preexistantes, mais il en est qui « se produisent naturel- 
luiment et sans le secours de l’art ὁ » ; ce sont les anti- 
cipalions proprement dites, « ou conceptions naturelles 
le l'universel 5 ». Les Stoïciens allaient même jusqu'à 
dunner à ces conceptions le nom d'innées δ; mais ils 
n'eutendaient par là autre chose que le caractère naturel 
vl necessaire de certaines idées, abstraites 1] est vrai, 
hais correspondant à des rapports véritables entre les 
objets, et dont nous trouvons le type en nous-mêmes. 
L'imne, étant une forte active, se représente tout le reste 
curnme un ensemble de forces et d'activités. C’est le sys- 
line d'Aristote, privé de ce réalisme supérieur qui avait 
pour objet lintelligible identique à l'intelligence, sans 


1, l'lut., de Plac., IV, χι; 16., I, 10. 

1, De Plac., 1, 10. Ἐννοήματα ἡμετέρα τὰς ἰδέας ἔφασαν. 

4, Stob., Ecl., I, 332, Ζήνων τὰ ἐννοήματά φησι μήτε τινὰ εἶναι, 
μὐτε ποιά. — Τὰς ἰδέας ἀνυπαρχτὰς εἶναι. Simplic., ἐπ Caleg., 
(26, G. Οὐ τινα τὰ χοινὰ. 

ἡ, Τῶν ἐννοίων αἱ μὲν φυσικῶς γίνονται χαὶ ἀνεπιτέχνήτως.. 
Plul., 30. 

5, Diog., VIT, 54, 53, 54. *Eort δ᾽ ἡ πρόληψις ἔννοια φυσιχὴ τοῦ 
AA UGAGUS 


ὕ, ᾿Εμφυτῶν προλήψεων. Plut., de Stoïc. rep., 11. 


L'ÉPICURISME ET LE STOÏICISME 445 


puissance et sans âme; c’est un pur conceptualisme qui 
rend toute vérité immanente à l’âme sous la forme de la 
notion. 


Π. La physique de Zénon est conséquente à sa logique. 
Les Stoïciens pensent, avec Héraclite, que l’être est tout 
ce qui agit et se meut, et que l'essence de l'être est l'ac- 
tion et le mouvement. On se rappelle la définition de 
l'être dans le Sophiste, empruntée probablement à l'école 
d'Héraclite : « La puissance d'exercer ou de subir une 
alion, si petite qu’elle soit. » La définition stoïcienne est 
analogue : l’être est tout ce qui agit et pâtit, et dans loul 
être se trouvent aclion et passion réunies. Platon et Aris- 
ble, dégageant l’activité de toutes ses conditions muli- 
nelles et passives, en concevaient le type suprême dans 
la Pensée pure et dans le Bien pur; le Stoïcisme s'ur- 
rête, comme Héraclite, à une manifestation tout exlr:- 
neure et très imparfaite de l’activité, à l’action pro- 
prement dite, toujours mêlée de passion, effet de lime 
motrice et mobile. L'acte et le mouvement ne font qu'un. 
«On ne peut pas appeler le mouvement imparfait, sous 
prétexte qu'il n’est pas acte; car, au contraire, il est lou! 
acte; s’il offre succession et progrès, ce n’est pas pour 
venir à l’acte, car 1l est déjà actuel, mais pour produire 
telle œuvre extérieure qu’il laisse après lui ?. » L'œuvre 
seule passe donc de l’imperfeetion à la perfection, de la 
possibilité à la réalité; mais le mouvement est tout αὐ ᾽ν} 
parfait et tout acte : il est le principe suprême au (ἰ0]ὴ 
duquel on ne peut remonter, et qui produit toutes choses 
dans la succession du temps. Α l’origine de la nature sl 


1. Simplic., ἐπ Categ., ὁ, ἴο ἃ, Ὁ. Kai τῆς κινήσεως, φησίν lin: 
ὄλιχος, οὗ χαλῶς οἱ Στωϊχοὶ ἀντιλαμόάνονται, λέγοντες τὸ ἀτελ- 
ἐπὶ τῆς χινήσεως ἐφῆσθαι, οὐχ ὅτι οὐχ ἔστιν ἐνεργεία- ἐστὶ γὰρ nv 
τως, φάσιν, ἐνεργεία, ἀλλ᾽ ἔχει τὸ πάλιν καὶ πάλιν, οὐχ ἵνα ἀφίχητα: 
εἰς den, ἐστὶ γὰρ ἤδη, ἀλλ᾽ ἵνα ἐργάσηται τοῦ ἑτέρον, ὃ ἐπτὶ 
μετ᾽ αὐτὴν. 


III, — 10 


116 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


uu acte éternel de mouvement, une éternelle génération, 
dans laquelle s'unissent d’une manière inséparable l’acti- 
vilé et la passivité. L'élément passif est la matière, l’élé- 
ment actif est la cause ou la force ‘; point de matière 
sans force, point de force sans matière; point d’âme sans 
corps, point de corps sans âme; au fond, corps et âme 
sont une même chose, la force agissant sur la matière pas- 
sive, La matière est le substratum ou la substance indé- 
lerminée (οὐσία) ; la force est la qualité déterminante 
[ποιότης) *, La qualité n’est pas l’Idée de Platon, essence 
commune de tous les êtres qui en participent; c'est la 
forme spécifique et individuelle d’Aristote. Deux individus 
de même qualité seraient identiques et indiscernables. 
luvn n'est donc plus absurde, aux yeux des Stoïciens, 
que l'hypothèse d'une multitude d'individus essentielle- 
nent semblables, comme les atomes d’Épicure, ou d’une 
hluralité ayant une essence commune, comme les indi- 
vilus de Platon. D'autre part, les Stoïciens blâäment Aris- 
lule d'avoir supposé des formes ou des actes exempts de 
malière et de puissance. Point de forme qui ne soit dans 
un sujet, et qui, par conséquent, ne soit une qualité. 
L'ahstraction seule sépare les éléments indivisibles de 
ΤΌΤ 

Platon et Aristote ont donc eu tort de considérer la 
raison des choses comme extérieure à la nature, et de 
boser à part soit les Intelligibles, soit l’Intelligence. Sans 
loute 1} ÿ ἃ une raison des choses, une loi suivant laquelle 
la force se développe et la puissance se détermine, et il 
csl vrai d'ajouter que cette raison des choses est la pensée, 
la Raison même. Mais il ne faut pas la séparer des choses 
qu'elle produit, car elle réside dans leur sein : elle agit à 
l'intérieur de l'être et projette sa forme au dehors; elle 
est cet être même. La raison, tendue dans la matière, est 


l- Diog., VIT, 54. Sext., IX, 14. Sén.. £p., 65. Cic., Acad., 1, θὲ 
2, Gic., 16. 


L'ÉPICURISME ET LE STOÏCISME 147 


l'élément actif qui en développe les puissances par une 
expansion graduelle, par une évolution; elle est donc 
semblable à une semence qui contient à l’avance dans 
son unité une succession indéfinie de formes, et les 
Stoïciens l’appellent la raison séminale. | 

Cette raison séminale, c’est l’Idée de Platon descendue 
dans les choses mêmes, et combinée avec l’acte d’Aristote 
également abaissé à la condition du mouvement. Les 
deux principes sont ramenés à l’unité, comme ils avaient 
en effet besoin de l'être; mais ce n’est point dans un 
terme supérieur que le Stoïcisme les identifie : c’est dans 
le terme inférieur de la nature, c’est dans la tension de 
l'être qui fait effort pour se développer. Il y a dans cet 
être une idée, puisqu'il y a en lui une raison; mais c’est 
une idée vivante et mouvante, loi interne qui se confond 
avec l'être qu'elle dirige, unité du sein de laquelle se 
développe une multitude 1. Comme Speusippe, Zénon 
revient au point de vue des Pythagoriciens, qui avaient 
assimilé les principes des choses aux semences des êtres 
organisés. et qui plaçaient la perfection et la beauté non 
à l’origine des êtres, mais à la suite de leur progrès 
naturel ?. L'origine des êtres, c’est l'unité concrète qui 
enveloppe les contraires; c’est la cause première active et 
passive tout ensemble, que les Stoïciens appellent, à 
l'exemple des Pythagoriciens, mâle et femelle, hermaphrc- 
dite ὃ, 

Telle est l’unité multiple que les Stoïciens placent au 
commencement des choses : ce n’est point celle que nous 


1. Cleanth., ap. Stob. Ecl., I, πὰ, 312, Οὕτως ἐξ ἑνός τε πάντα 
γίνεσθαι. | 
2. Arist., Mét., XIV, p. 300, 1. 31. Προελθούσης τῆς τῶν ὄντων 

φύσεως xat τὸ ἀγαθὸν χαὶ τὸ καλὸν ἐμφαίνεσθαι. 
3. ᾿Αῤῥηνοθῆλν. Valer. Soran. ap. August. de Civ. Dei, VII, 9. 


Jupiter omnipolens, regum rex ipse Deusque 
Progenitor genitrixque deum, Deus unus et omnia. 


Cf, Eusèb., Præpar. ev., III, 9. 


148 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


montrait Platon dans le Parménide, reposant à jamais 
ans une immobilité plus féconde que le mouvement, et 
jouissant d'une inaltérable félicité ; c'est la raison luttant 
lans la matière avec la matière même. 

Lette raison dont la tension est l’état naturel, ce prin- 
cipe actif dont les transformations successives donnent 
h1issance au monde, c'est le feu vivant d'Héraclite, « un 
feu artiste, marchant par une voie certaine à la génération 
du corps ἦ »; c’est l’éther d’Aristote, qui n’était chez ce 
hlulosophe que le premier organe de la Raison divine *. 
ln tension dans le monde entier, le feu éthéré des Stoi- 
viens relie toutes les parties de l’univers et en forme un 
lout sympathique ὅ. Il est la raison séminale universelle, 
un sont enveloppées et du sein de laquelle se déploient 
toutes les autres. Le Dieu des Stoïciens est l’âme du 
monde, à laquelle Platon n'avait pu s’arrêter dans sa 
murche dialectique, parce qu'il ny avait point trouvé la 
h-rfection suprême. 

L'âme du monde, d’ailleurs, ne fait qu'un avec la nature 
vlle-même dans la doctrine des Stoïciens ὁ : mêlée au 
vasle corps qu’elle anime, elle se meut en lui, et en relie 
lus les membres par le lien indissoluble de la nécessité. 
(‘uusa pendet ex causa; privata ac publica longus 
urdo rerum trahit ÿ. Tout découle de l’enchainement 
inlini des causes, au sein de la cause universelle. 

Le Destin est en même temps une providence, parce 
qu'au fond il est la raison immanente à l’univers, mais 
une raison qui s’ignore elle-même, une pensée qui ne se 
house pas, an artiste qui crée le beau par un instinct 
avvugle, sans avoir devant les yeux le modèle des Idées. 


1, Πῦρ τεχνικὸν ὁδῷ βαδίζον εἰς γένεσιν. Diog., VII, 137, 148, 
LG, Plut., de PI. ph., I, 7, Cic., de Nat. deor., I, 11, 15, 22, 32. 
2, Ravaisson, ibid., p. 150. 
3. Zourvota. Diog., id. 
ï. Sén., Quæst. nat., II, 45, Diog., VII, 148. 
5. Sén., de Provid., 5, 


= 


L'ÉPICURISME ET LE ΘΤΟΪΟΙΩ͂ΜΕ 149 


Dans Platon, il y a deux causes qui concourent à la for- 
mation du monde : l'Intelligence contemplatrice de l’Intel- 
hgible, et la Nécessité, qui n’est que la série des causes 
motrices. Les Stoïciens identifient ces deux principes, mais 
toujours dans la nature, et non dans la pensée divine. Au 
delà de la nature il n’y a rien. 

Il semble en effet que l’activité éternelle doive avoir un 
éternel objet d’action auquel s'applique son activité même. 
Les Stoïciens crurent que l’objet immédiat et unique de 
cette activité est le monde, dans sa réalité sensible. Dès 
lors, l’activité divine, tout entière appliquée au monde fini 
et imparfait, se borne elle-même par les effets qu’elle 
produit, devient passive en eux et par eux, lutte et se 
tend avec effort dans la matière dont elle ne peut s’affran- 
chir, se nie en s’affirmant, se détruit en se posant, et tout 
en paraissant d’abord infinie, absolue, nécessaire, n’est au 
fond que le fini lui-même. Platon, s’élevant au-dessus 
de l’Héraclitéisme et le subordonnant sans le détruire à 
une conception plus haute, avait placé en Dieu même 
l'éternel objet de l’activité divine, le monde des per- 
fections intelligibles ou des Idées. Dès lors c’est sur 
elle-même que l’activité de Dieu agit, sans pour cela se 
rendre elle-même passive : la passivité réelle demeure 
tout entière en dehors de Dieu, inhérente au monde 
imparfait. Pourtant, le principe même de cette passivité. 
l'Idée de l’autre ou de la dyade réside au plus profond 
de l'essence divine, dans le Bien-un, dont elle n’est que 
la puissance communicable et la fécondité. Tout se ramène 
ainsi à une perfection radicale sans mélange d’imperfec- 
lion, Bien pur, Pensée pure, Activité pure. L'imperfec- 
lion ne commence qu'avec les êtres autres que Dieu, 
dont l'existence, quoique finie et incomplète, est cepen- 
dant meilleure que la non-existence et accroit pour ainsi 
dire la somme du bien participé, sans aceroître le Bien 
parlicipable, éternellement en possession de sa plénitude. 
Les Stoïciens n’ont admis que le dieu engendré dont 


150 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


parle le Zimée, et l'ont identifié avec le Dieu généra- 
leur, 


III. Dans le grand monde est un monde plus petit, 
l'humanité; et dans l’humanité se retrouvent les deux 
éléments universels, matière et force, passion et action. 
Or, la raison ou volonté, luttant et se tendant contre la pas- 
sion, c’est la vertu. Ici va reparaître l'Idée de Platon avec 
la morale qui en découle, mais toujours renfermée dans 
l'horizon de la nature et de l'humanité. 

Comme les Épicuriens, les Stoïciens adoptent pour 
maxime qu'il faut vivre conformément à la nature. Cette 
maxime vague était alors dans la bouche de tous les mors- 
listes, qui l’interprétaient différemment. Zénon réfute ceux 
qui font du plaisir le premier objet de nos tendances natu- 
relles, le premier bien que l’âme poursuit. Le plaisir n'esl 
qu’un phénomène ultérieur, qui résulte de la satisfaction 
des tendances naturelles; mais ces tendances préexistent 
au plaisir, et vont spontanément à leur but : la curiosité, 
par exemple, poursuit le vrai avant de savoir qu’un plaisir 
est attaché à la découverte du vrai. Il ne faut pas con- 
fondre le moyen accessoire (ériyévvnux) qu'emploie la 
nature avec sa véritable fin, qui est le maintien de la 
constitution essentielle (σύστασις) par des actes convena- 
bles (καθήκοντα) ᾿. La nature a pour ainsi dire confié et 
recommandé chaque être à lui-même ; aussi l’enfant, avant 
de connaître le plaisir, recherche ce qui lui est salutaire * : 
ce qu'il aime, c’est la conservation οἱ le développement 
de son être. | 

On reconnaît la théorie de Platon, qui mettait le plaisir 
au nombre des choses relatives, des phénomènes tendan! 
à une fin. Le plaisir, qui devient sans cesse et n’est jamais, 
ne peut être bon par lui-même. « Quand l'harmonie, disall 


4. Diog., VII, 85-86. Cic., de Finibus, LH, 5. 
2. Animas sibi commendari et conciliari. Antequam 
voluptas attigcrit, salutaria appetunt parvi... Cic., ἐδ. 


L'ÉPICURISME ET LE STOÏCISME 151 


Platon, vient à se dissoudre dans les animaux, à ce mo- 
ment la nature se dissout aussi, et la douleur naît. 
Lorsque l'harmonie se rélablit et rentre dans son état 
naturel, le plaisir prend alors naissance !. » Enfin, quand 
l'harmonie est stable, il n’y a ni plaisir ni douleur, mais 
un genre d'existence plus voisin de la vie divine. 

Platon avait distingué les plaisirs mêlés de peine, 
résultat de la satisfaction d’un besoin, des plaisirs purs, 
comme ceux de la vue ou de la contemplation intellec- 
tuelle. Les Sloïciens distinguent aussi la volupté (ἡδονή) 
de la joie de l’âme (χαρά), compatible avec la vertu et la 
sagesse ?. Mais cette joie n’est encore qu’un effet du bien, 
et non le bien même. Sous aucune de ses formes, le plaisir 
ne peut donc être considéré comme la fin dernière de nos 
actes ; telle est la conclusion à laquelle arrivent également 
Platon et les Sloïciens. 

Une fois parvenu à l'usage de sa raison, l’homme aper- 
coit entre les fonctions naturelles un ordre qui résulte de 
la convenance et de l'accord des parties les unes avec les 
autres. Quand toutes nos facultés agissent simultanément, 
et résonnent pour ainsi dire à l’unisson comme les cordes 
d’une lyre, l'âme offre le spectacle de la beauté morale. 
Cette beauté, c'est-à-dire cet ordre, cette harmonie, 
δμολογία, les Stoïciens, à l'exemple de Platon, la jugent 
plus estimable que les choses mêmes dans lesquelles ils la 
voient régner *. Eux aussi, ils font consister le bien moral 
dans la beauté de l’âme *. 

Le bien ou le beau, avait dit Platon, est pour chaque 
être la perfection de sa nature : τελειότης ἐστὶ τῆς Éxaotou 
φύσεως, Les Sloïciens considèrent aussi le bien comme ce 
qui est achevé de sa nature, qui a toutes ses parties, tous 


4. Phileb., 211. 

2. Diog., VII, 116. Cic., Tuscul., IV, 6. Sén., Ep. 56. 
3. Cic., de Fin., II, 6. 

4. Cic., de Offic., I, 4, 28, 40, 


152 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


ses nombres, quod omnes numeros habet, en d’autres 
termes le parfait !. 

La beauté et la perfection d’un être résultent de la 
conformité de cet être à sa loi, à son type, à son Idée. Et 
comme c’est la raison qui conçoit l’Idée, avec laquelle elle 
s’identifie, bien vivre, d’après Platon et d'après les Stoi- 
ciens, c’est vivre conformément à la raison. Seulement, 
tandis que Platon élevait la loi de l’être au-dessus de 
l'être même et transportait l’Idée dans un monde à part, 
les Stoïciens placent la loi au fond même de l'être, 
comme sa raison séminale. 

Cette raison qui est en nous, qui est nous-mêmes, est 
aussi autre chose que nous-mêmes. La raison, en effet, 
est commune à tous les hommes, égale chez tous, une et 
identique dans la diversité des personnes. Il suit de là que 
l'action conforme à la raison acquiert un caractère uni- 
versel : elle dépasse de l'infini la sphère de l’égoïsme par- 
ticulier, et se confond avec l'intérêt de tous. En obéissant 
à sa véritable nature, le sage obéit donc par là même à la 
nature universelle, xat τῇ αὑτοῦ φύσει χαὶ τῇ τῶν ὅλων 1; 
car notre propre nature est une partie de la grande nature, 
μέρη γὰρ εἰσὶν αἱ ἡμέτεραι φύσεις τῆς τοῦ ὅλου ?. Ainsi se 
trouvent identifiés, par l'intermédiaire de la raison, l'n- 
térêt de chacun et l'intérêt de tous. 

Le Stoïcisme s’éleva de bonne heure à ce point de 
vue platonicien. Chrysippe entendait par la nature « et la 
nature commune et en particulier celle de Thomme ». 
Cléanthe va plus loin, et efface entièrement l'individu 
devant l’universel. 

De là résulte la doctrine de la fraternité humaine, déjà 


1. Καλὸν δὲ λέγουσι τὸ τέλειον ἀγαθὸν, παρὰ τὸ πάντας ἔχειν 
τοὺς ἐπιζητουμένους ἀριθμούς ὑπὸ τῆς φύσεως. Diog., VII, 100. 
Π1|π4 autem quod rectum ïiidem appellant, perfectum est, et 
ut iidem dicunt, omnes numeros habet. De Offic., I. 

2. Diog., 16. | 

ἃ. Diog., 10. 


L'ÉPICURISME ET LE ΒΤΟΪΟΙΒΜῈ 153 


en germe dans Platon. La raison est la même chez les 
différents hommes ; tous en ont leur part, et tous l'ont 
tout entière. A ce titre, il n’y a point de distinction parmi 
eux : ils sont hommes par la raison, ils sont égaux comme 
hommes. L'identité du bien et de la raison, plaçant 
l'homme au-dessus des événements extérieurs, mettant 
toute sa félicité et sa valeur en lui-même, fait disparaitre 
les différences de race, de nationalité, de condition sociale, 
et consacre, avec l'unité du genre humain, l'égalité de 
tous les hommes devant la loi morale. La bienveillance, 
complétant la justice, relie les membres de la société par 
ce grand et noble amour que Cicéron, s'inspirant du Stoi- 
cisme, appelait déjà charité, caritas generis humani. La 
notion du bien reçoit une extension sans cesse croissante : 
ce n’est plus ni l'intérêt particulier ni l'intérêt national; 
c'est l'intérêt de l’humfnité et de la république universelle. 

Mais l’humanité n’est pas tout dans le monde : au-dessus 
d'elle est le monde lui-même, et c'est encore ce que les 
Stoiciens ont compris. Non seulement tous les hommes, 
mais encore tous les êtres, forment une même famille et 
comme les membres d’un même corps. La raison n’est pas 
seulement humaine, quelle que soit la généralité qu’on 
donne à ce mot ; elle circule dans l’univers. De là un troi- 
sième sens de la maxime stoïcienne : Agis conformément 
à la nature tout entière, et que ta vie soit mêlée à celle 
du tout, toti mundo te insere !. « Ὁ monde, disait Marc- 
Aurèle, j'aime ce que tu aimes. Donne-moi ce que tu 
veux; reprends-moi ce que tu veux. Tout ce qui t’accom- 
mode m’accommode moi-même. Tout vient de toi; tout est 
en toi; tout rentre en toi. Un personnage de théâtre dit : 
Bien-aimée cité de Cécrops! et moi, ne dirai-je point : 
Bien-aimée cité de Jupiter! » 


4. Cf. Platon, Lois, X. « L’univers n’existe pas pour toi, 
mais tu existes pour l'univers... Ton bien propre se rapporte 
et à toi-même et au tout, selon les lois de l’existence univer- 
selle. » 


154 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


C'est ainsi que le Stoïcisme gravit, avec Platon, l'échelle 
dialectique des divers degrés du bien; et à mesure qu'il 
s'élève, à mesure aussi s’accroit l'extension de cette idée, 
du bien particulier au bien général, du bien général au 
bien universel. 

Mais le Stoïcisme, nous le savons, refuse de suivre 
Platon jusqu'au bout. Le bien universel de Zénon es 
le bien immanent à l’univers visible, bien concret, mêlé 
au monde qu'il organise; ce n’est pas le bien séparé 
du monde, le Bien en soi. Aristote, s'inspirant de Platon, 
avait écrit ces paroles : « Le bien d’une armée est dans 
son ordre, et surtout dans son chef. » Pour les Stoi- 
ciens, le bien est seulement dans l’ordre du monde. Dès 
lors, il est entièrement identique à la proportion et à la 
beauté 1. car la beauté est le bien conçu comme l'unité 
d’une pluralité, comme le lien et la convenance de plu- 
sieurs parties, comme la forme d’une matière ; et on sait 
que, pour les Stoïciens, forme et matière étaient insépa- 
rables. Telle n'était pas la pensée de Platon, qui regar- 
dait la proportion, la beauté, la vérité même, comme de 
simples manifestations du bien, inférieures au bien véri- 
table, quoiqu'elles en soient voisines. Dans le Platonisme, 
le beau dérive du bien, dont il est la splendeur et le reflet 
visible au sein de l'univers; dans le Stoïcisme, le beau 
est absolument identique au bien, et il l’engendre plutôl 
qu'il n’en est engendré. 

Cependant Platon, lui aussi, avait identifié le beau et 
le bien; mais c’est qu’alors il entendait le bien moral, 
le bien concret qui réside dans la volonté et dans la raison 
humaine, l’ordre introduit dans toutes les parties de l’âme 
par leur conformité à l’Idée. Le bien moral était subor- 
donné par Platon au bien en soi. Or, les Stoïciens ayant 


1. C’est ce que remarque M. Ravaisson, ibid., 192; mais, 
quand il attribue la même doctrine à Platon, il nous semble 
dans l'erreur. 


L'ÉPICURISME ET LE STOÏICISME 455 


supprimé ce bien supérieur à l'humanité et à la nature, 
il en résulte que le plus haut degré du bien, à leurs yeux, 
c'est le bien moral ou la vertu. 

Alors se déroulent dans leur enchaînement logique 
loutes les particularités de la morale des Stoïciens, si 
paradoxale à première vue, mais réellement conséquente 
à leur métaphysique. 

La première conclusion des principes stoïciens, c’est 
que la vertu a son unique fin en elle-même. Dans Pla- 
ton, la vertu n’est qu'un moyen pour arriver à un bien 
supérieur qui enveloppe, avec la perfection morale, le bon- 
heur parfait. Au-dessus du bien moral est le bien en soi, 
le souverain bien; et telle est l'infinité de ce principe 
suprême qu’il déborbe toutes nos définitions et toutes nos 
imparfaites formules. Le souverain bien, dit Platon dans 
le Philèbe, n’est pas seulement le bonheur, ni seulement 
l'intelligence ; 1] n’est pas l'ordre, ni la proportion, ni la 
beauté, ni la vérité, ni l'essence même; à plus forte 
raison n'est-il pas la vertu. Zénon, faisant descendre le 
bien dans le monde sensible, croit que la vertu se suffit 
à elle-même. L’âme universelle se meut pour se mou- 
voir, et tout son acte est dans sa tension éternellement 
parfaite ; de même l’homme de bien agit pour agir, lutte 
pour lutter, et la vertu, cette tension de l’âme raisonnable 
et active, trouve en elle-même sa propre satisfaction. Gra- 
luita est virtus, virtutis præœmium 1psa virtus. 

Cette nature qui se meut pour se mouvoir, sans but 
supérieur à atteindre; cette humanité qui combat pour 
la seule gloire de combattre, mourant et renaissant, tom- 
bant et se relevant, sans repos et sans fin, c'est là un 
drame émouvant et héroïque dans ses péripéties; mais 
enfin, quel en est le dénoûment? La loi morale n’a plus 
de but ni de sanction. Le beau moral des Stoïciens ne 
peut être que deux choses : un ordre concret au sein 
d'une matière, et alors il n’a plus un caractère absolu; 
ou un ordre abstrait sans aucune réalité, analogue à 


156 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


l'urdre mathématique; et dans ce cas il est difficile d’ex- 
piquer métaphysiquement le caractère obligatoire et 
transcendant du bien par rapport à la volonté. 

S1 la vertu ἃ sa fin en elle-même, le sage qui la pos- 
see ne peut plus rien demander au delà : se reposant 
ans la possession du bien parfait, il se suffit et non seu- 
lement 1] faut dire qu'il est le seul libre, le seul savant, 
[6 seul riche, le seul roi, le seul maître de toutes choses; 
ais encore 1] marche de pair avec Dieu‘. S’élevant comme 
lureule au-dessus de l'humanité, il s’assimile et s’iden- 
ilie à la Raison universelle. Sa perfection ne peut plus 
ni croître ni déchoir ; toutes ses vertus n’en font qu’une, 
non plus seulement en ce sens qu’elles sont inséparables, 
cornme l'avait pensé Platon, par leur rapport nécessaire à 
l'Ilée unique, mais parce qu’elles se confondent réelle- 
tuent dans une unité absolue de nature et de degré?. En 
un mot, tout ce qu’entraîne avec elle la perfection doit être 
aflirmé du sage stoïcien, qui n’est que l’homme divinisé. 

\ais, alors même qu'on le divinise, l’homme ne con- 
surve-t-1l pas cette possibilité de jouir et de souffrir inst- 
parable de la condition humaine? n'est-il pas affecté, du 
suin même de sa sagesse et de sa perfection, par l'imper- 
feclion des autres, par les vices et les injustices de la so- 
ΟΠ — Les Stoïciens, ne pouvant nier que le sage esl 
vicore accessible à la souffrance et exposé aux coups de 
la fortune, n'avaient plus qu’une ressource pour conserver 
« la vertu son caractère de souverain bien, c'était de placer 
au nombre des choses indifférentes la douleur et le plaisir, 
la bonne et la mauvaise fortune. 

Gelte doctrine que la vertu a sa fin en elle même con- 
luisait ainsi logiquement à retirer le titre de bien à lout 
ce qui n'est pas la vertu. 


l. Chrys., ap. Stob. Ecl., 11, 198. Plut., adv. Stoïc., 33; de 
σοῖο, Rep., 43. 

?, Πίος. Laert., VII, 125. Plut., de Stoïc. Rep., 1. Cic., Tuscul., 
11, Simpl., in Cat. ξ΄, fo 3. 


L'ÉPICURISME ET LE STOÏICISME 157 


Par là le Stoïcisme s’éeartait complètement de la théorie 
platonicienne, et enlevait à l’idée du bien son universa- 
lité. D’après Platon, la vertu n’est qu’une espèce du bien, 
la plus noble sans doute et la plus belle que l’homme 
puisse ici-bas réaliser dans son âme; mais, en dehors du 
bien moral, n’y a-t-il pas d’autres formes du bien? Tout 
ce qui est, tout ce qui a une existence déterminée, tout 
ce qui possède des qualités positives et intelligibles, con- 
lient par là même quelque chose de bon. Rien n'existe 
donc que par la communication et la participation du 
bien, et, en ce sens, le bieri est toutes choses, loin d’être 
seulement la vertu. Comment donc la vertu suffirait-elle 
à combler les désirs de l’âme, elle qui n’est qu’un moyen 
pour parvenir à la félicité divine de la vie à venir? Le 
Stoïcisme, ayant fait redescendre le bien dans la sphère 
de la nature, le personnifie, l’actualise, le réalise non 
plus en Dieu, mais dans le sage. Or le sage est homme, 
et l’homme contient en lui un principe passif qui s’op- 
pose à l’impassibilité de la perfection et de la vertu. De 
là la nécessité de détruire en soi toute sensibilité, toute 
passion, même celles qui semblent les plus généreuses. 
La pitié, par exemple, en nous faisant partager la souf- 
france d’autrui, l’indignation, en nous faisant éprouver 
le contre-coup de l'injustice, l'admiration, en nous abais- 
sant devant quelque chose de supérieur à nous-mêmes, 
alléreraient le calme intérieur de la sagesse et com- 
promeltraient la divinité de l’homme vertueux. Soyons 
donc indifférents à tout ce qui n’est pas notre sagesse, et 
retirons-nous à part de l’humanité, de la patrie, de la 
famille, dans la tranquille jouissance de notre vertu soli- 
taire. 

Ainsi, par une sorte d'évolution logique, la doctrine 
qui proclamait d’abord la fraternité des hommes au sein 
de la famille universelle finit par concentrer le sage dans 
une impassibilité prétendue divine, qui touche de bien 
près à l’égoisme. C'est que, tout en regardant [1466 


158 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


plalonicienne du bien comme une pure abstraction, le 
sloïcien éprouve le besoin de la réaliser quelque part, οἱ 
il ne trouve rien de mieux que de diviniser la vertu. 

En résumé, Épicure et Zénon se posent également à 
eux-mêmes, dans une époque de trouble et de corruption 
croissante, le grand problème qui devait effacer alors tous 
les autres : « Où est le bien? » Mais, détournant leurs 
regards de la région immatérielle où Platon voyait reluire 
ve bien suprême et où Aristote l'avait vu après lui, 1ls 
cherchent le bien parfait dans l'horizon de la nature 
el, le confondant avec ses imparfaites images, 115 le 
placent dans le repos indifférent de la volupté, ou dans 
l'éneruie inquiète de la vertu terrestre. Épicure s’aban- 
donne pour ainsi dire lui-même, cède aux circonstances 
pour n'être point accablé, fléchit pour n'être point brisé; 
Δύμην se raidit contre les choses extérieures, — menaces 
la fortune ou tyrarinie des hommes, — et il leur oppose 
l'effort d'une volonté qui, dans les tourments et la mort 
méme, se sent plus noble que ce qui la tue et semble 
lriomyher en succombant. 

Platon et Aristote avaient élevé au-dessus de la nalure 
ol «le l'homme la cause première et dernière de laquelle 
luut dérive et à laquelle tout revient. Mais Platon avait 


surtout mis en lumière le caractère universel du Principe, 
el Aristote, son caractère individuel. L’universalité du 
Principe expliquait le possible, la puissance; l'individua- 


“ὁ expliquait le réel et l’actuel. Ni Platon ni Aristote 
h'avaiont exactement déterminé le rapport de ces deux 
lernivs: cependant Platon avait conçu l'unité suprême 
qui les concilie, le Bien supérieur à la pensée et à l'es- 
sence, qui contient les Idées comme des perfections réelles 
en lui et virtuelles pour autrui, ou participables. Mais 
celle conception était à la fois trop vague et trop profonde 
pour être comprise et acceplée tout d’abord. Épicure sup- 
prime, par une négation radicale, l’objet de la dialectique 
el de la métaphysique, l’Intelligible, qu'il s’appelle l’Idée 


L'ÉPICURISME ET LE STOÏICISME 159 


ou l’Acte, l’absolue universalité ou l’absolue individualité. 
Le Stoïcisme n’acceple pas cette négation ; au lieu de sup- 
primer un des termes du problème, il comprend la néces- 
sité de les unir tous deux dans un terme moyen. Mais où 
est cette unité de la puissance et de l’acte, de l’universel 
et de l’individuel? faut-il la chercher au-dessus ou au-des- 
sous des Idées platoniciennes et de l’Acte péripatéticien ? 
— Au lieu de remonter l'échelle dialectique, les Stoïciens ᾿ 
la descendent : ce n'est pas dans le Bien parfait ni dans 
l’Intelligence immatérielle, c’est dans l’Ame du monde, 
dans la nature, qu’ils espèrent trouver l’unité de la puis- 
sance universelle et de l’acte individuel. Mais, à la place 
de l'unité véritable, ils ne trouvent qu’une imparfaite 
union dans le terme intermédiaire de la force concrète ou 
raison séminale. L'idée, en effet, une fois descendue dans 
la nature, n’est plus qu’une puissance en voie de dévelop- 
pement, une loi interne qui projette au dehors la multi- 
plicité des formes visibles sans parvenir jamais à s’y réa- 
liser entièrement. Déplaçant pour ainsi dire l'absolu, les 
Soiciens le renferment dans la nature : dès lors, l’ab- 
solu de la métaphysique n'est plus l’Idée du Bien, fin 
immuable du mouvement, mais la tension de la force 
motrice et mobile tout à la fois ; l'absolu de la logique n’est 
plus l’Idée de la science pure, mais la tension de la per- 
ception naturelle, seule règle du savoir, seul critérium de 
la certitude; l'absolu de la morale n’est plus l’Idée du 
juste à laquelle tend la volonté, mais la tension de la 
volonté même dans la vertu. Cependant, comme la notion 
du Bien en soi, du souverain bien, est indestructible dans 
la pensée humaine et nécessaire d’ailleurs à la morale, les 
Stoïciens sont réduits à identifier le Bien en soi avec le 
bien moral ; d'où résultent ces conséquences, contraires 
au Platonisme, qu’en dehors de la vertu il n’y a aucun 
bien véritable, et que la vertu, se suffisant à elle-même, 
doit se prendre elle-même pour unique fin. Le sage est 
donc un dieu. Les Stoïciens, ayant refusé de s'élever 


160 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


dans le monde intelligible de Platon, divinisent les puis- 
sances de la nature et les actions de l’homme. Leur 
Dieu, c'est l'éternel devenir d'Héraclite, qu'ils érigent 
en principe inconditionnel, toujours en acle comme mou- 
vement, virtuel seulement dans les effets passagers qu'il 
produit et détruit; devenir absolu qui se résout dans une 
relativité absolue, c'est-à-dire dans une ceontradichon 
immanente aux choses. L'unité supra-intelligible et la 
multiplicité intelligible, objets des deux premières thèses 
du Parménide, ne sont plus que des abstractions; la 
seule réalité concrète est dans l'éternelle génération de 
la vie universelle. Le monde et l'homme travaillent sans 
cesse à réaliser en eux cette abstraclion sublime de 
l'Idée; le sage va même jusqu'à se sacrifier pour elle; 
mais loul passe, tout s'écoule; et l’Idée, que Platon appe- 
lait l'être, ne sera jamais autre chose que la plus haute 
fichion de la pensée. 


LIVRE ΠῚ 


LE NÉOPLATONISME 


CHAPITRE PREMIER 


LES NÉOPLATONICIENS GRECS ET JUIFS. L IDÉE, 
MÉDIATRICE ENTRE L'ORIENT ET L'OCCIDENT 


1. Les Néoplatoniciens grecs ; Modératus, Alcinoüs, Plularque. 
Modifications que subit la théorie des Idées. — II. Le Verbe 
chez les Grecs. — III. Le Verbe chez les Perses: les Ldies 
et les Férouërs. — IV. Le Verbe chez les Hébreux, — V. Le 
Platonisme dans l'école juive d'Alexandrie; la théorie des 
Idées dans Philon. — Numénius. — VI. Progrès accomplis 
dans la théorie de la participation. Comparaison de la juur- 
ticipalion et de la procession. 


I. Le Bien, unité infinie, enveloppant la pluralilé émi- 
nente des perfections et puissances ou des Idées; l'Inlelli- 
gence, par laquelle le Bien prend conscience de lui-méme 


et transforme ses perfeclions en pensées; l’Ame, sans 
laquelle 1] n'y a point d'intelligence, principe de vie el 
de mouvement qui change les puissances communales 


en une communicalion réelle; enfin la matière, au sein de 

laquelle descendent les Idées, et qui a elle-même son prin- 

cipe ou son type dans l’Idée de la dyade, malitre intelli- 

gible, condition de la matière sensible : tels sont les prin- 

cipaux degrés dialectiques du Platonisme. La malière, déjà 

abstraite dans Platon, toute mathématique dans Speusippe 
ΠΙ. — {| 


162 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


et dans Xénocrate, s'était réduite pour Aristote à une pure 
possibilité, sans qu’Aristote voulût, comme Platon, faire 
rentrer en Dieu cette possibilité même. Dès lors toute la 
philosophie roule sur les rapports de la puissance et de 
l'acte, de la matière et de Dieu, qu’on sent le besoin de 
ramener à l'unité. Le Stoïcisme cherche vainement la 
solution dans le panthéisme; mais 1] fait sentir plus que 
jamais la nécessité d’un rapprochement entre ces deux 
termes extrêmes : matière et Idées, puissance et acle, 
imparfaitement identifiés par Platon et trop séparés par 
Aristote. 

Cette tendance à la synthèse des deux principes se 
montre avec nelleté dans un pythagoricien du premier 
siècle de l'ère chrétienne, Modératus de Gadès, qui essaya 
de rattacher la matière à la raison divine ‘. « La raison 
universelle, comme dit Platon, voulant faire naitre d’elle- 
même les êtres, a séparé d’elle la quantité en s’en retirant, 
en la privant de toutes les formes et Idées qui lui appar- 
tiennent. Cette quantité, cette Idée détachée par privation 
de la Raison universelle, qui contient en elle-même les 
raisons de tous les êtres, voilà le modèle de la matière 
corporelle. Les Pythagoriciens et Platon l’appelaient déjà 
la quantité, entendant par là non la quantité dans son Idée 
incorporelle, mais la quantité divisée, privée, détachée, 
dispersée et comme éloignée de l’être; ce qui fait que la 
matière, s'écarlant pour ainsi dire du bien, semble devenir 
le mal lui-même Ὁ. » La matière n’est donc autre chose 
que la quantité idéale détachée de l'Unité divine, et deve- 
nant par cette séparation une quantité réelle. Le monde, 
c'est la multiplicité intelligible sortant de l'Unité divine, 
et se réalisant par une sorte de privation mystérieuse que 
Dieu accomplit dans son être. 

Outre la matière, Modératus de Gadès comptait truis 


1. C’est ce que M. Ravaisson ἃ fort bien montré (ibid. I, 
331). Cf. Vacherot, Ecole d'Alex. I. 
2. Simpl., 2x Phys., f° 50, b. 


LES NÉOPLATONICIENS GRECS ET JUIFS 163 


principes des choses : « La première unité est supé- 
rieure à l’être et à toute essence; la seconde unité, qui 
est le véritable être, est l’intelligible, c’est-à-dire les 
Idées; la troisième, qui est l’âme, participe de l'Unité et 
des Idées. » On voit que Modératus entrait profondé- 
ment dans la pensée de Platon, d'abord par les quatre 
éléments mélaphysiques dans lesquels il résumait sa doc- 
trine, puis par le rapport de participation mutuelle qu'il 
établissait entre ces éléments, de manière à les faire pro- 
venir l’un de l’autre. Le Bien, enveloppant tout dans son 
unité, se séparait pour ainsi dire des principes divers 
qu'il contenait en lui-même, et produisait par cette sorte 
d'analyse les Idées et l’âme, puis la matière. Ainsi la 
multiplicité sortait de l'Unité même. 

Alcinoüs, contemporain de Modératus, essaye de conci- 
lier Platon et Aristote. Moins profond que Modératus en 
ce qui concerne le rapport des Idées à la matière, 1] jette 
une clarté nouvelle sur le rapport des Idées à Dieu. Il 
conserve le dualisme d’Aristote, mais il place les Idées 
dans l’Intelligence divine, d’où Aristote les avait exclues. 
Selon lui, la matière est coéternelle à Dieu et possède 
même une âme, comme le Zimée semble le dire ὃ; mais 
c'est une âme entièrement passive, incapable de se suffire 
véritablement à elle-même, et que Dieu a de toute éter- 
nité assujettie à sa loi. Tandis que Modératus, préoccupé 
surtout de concilier le Platonisme avec le Pythagorisme, 
découvrait l’unité qui se cache sous le dualisme du Timée 
et que le Parménide laisse entrevoir, Alcinoüs, s’effor- 
çant de concilier Platon et Aristote, n’attribue au premier 
que le dualisme péripatéticien, et méconnait la tendance 
de Platon à idéaliser la matière. Mais l'introduction dans 
le Platonisme du point de vue aristotélique sur l’Intelli- 
gence divine devait donner à la théorie des Idées une 


4. Simp., in Phys., f 50, b. 
9, Intr. in Plat., ch. 14. Καὶ τὴν ψυχήν. 


- 


λρᾷ LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


forme nouvelle. Pour Platon, les Idées sont surtout des 
essences, des puissances, des formes de perfection, et par 
conséquent des objets de la pensée divine. Mais Aristote 
ayant montré, mieux encore que Platon lui-même, l’es- 
sentielle identité de l’objet et du sujet dans l’Intelligence, 
il en résulte que les Idées ne peuvent être des objels de 
la pensée sans être des pensées. Alcinoüs, réunissant ces 
deux conceptions, insiste sur le caractère en quelque sorte 
subjectif des Idées. Déjà, nous le savons, les Stoïciens 
avaient donné au terme d'idée le sens nouveau et tout 
psychologique qu'il a conservé jusqu’à nos jours. D'accord 
sur ce point avec les Stoïciens, Alcinoüs appelle les Idées 
des pensées; mais ce ne sont pas seulement les pensées 
de la raison humaine, comme l'avaient soutenu Aristote 
et les Sioïciens; ce sont les pensées éternelles, les actes 
de la raison divine. « L’Idée, par rapport à Dieu, est sa 
pensée ; par rapport à nous, le premier intelligible… Si 
Dieu est intelligence ou intelligent, il a des pensées, el 
ces pensées sont éternelles et immuables. Or, s’il en est 
ainsi, il y a des Idées !. Au-dessus de l’âme du monde, 
qui n'a l'intelligence qu’en puissance, est l'intelligence 
en acte, lieu des Idées ?. 

Mais 1} y ἃ un principe supérieur encore. « Sans être 
la pensée, Dieu donne à l'intelligence de penser, et aux 
intelligibles d’être pensés, en éclairant la vérité de sa 
lumière ὃ.» Au-dessus de l’acte se trouve donc la cause 
même de l'acte, et cette cause est Dieu‘. Dieu est 
ainsi considéré comme un principe qui domine à la fois 
l'acte et la puissance. Cependant, ce principe n’est pas 
encore l'Unité alexandrine. Tout en s’élevant au-dessus 
d’Aristote, Alcinoüs appelle encore le premier Dieu la 


A. Intr., ch. 9. 
2. Id., ch. 10. 
8. Id., ch. 14, 
ἦ, Id.; ch, 10, 


LES NÉOPLATONICIENS GRECS ET JUIFS 165. 


première Intelligence‘. Le second principe est l’acte 
de la pensée (νόησις) ; le premier est l’être pensant, l’In- 
telligence même (νοῦς). Alcinoüs ne peut se contenter 
d'admettre avec Aristote cet acte de pensée qui serait à 
lui-même sa propre substance ?, et, sans sortir du point 
de vue de l’Intelligence, 1] est amené à poser trois termes 
distincts : 

40 La puissance de penser (6 νοῦς ἐν δυνάμει), ou âme 
du monde, dont le développement constitue le mouve- 
ment; cette âme du monde se confond avec la matière 
même, qui est la puissance nue d’Aristote ; 

2 L'acte de la pensée (ἢ νόησις), identique à l’Idée de 
Platon et au Dieu d’Aristote ; 

3° L’Intelligence (ὃ πρῶτος νοῦς), supérieure tout à la 
fois à la pensée en acte et à la pensée en puissance, dont 
elle est la commune origine. 

C'est ainsi que le dualisme d’Alcinoüs finit par se 
résoudre en une trinité, qui elle-même se résout dans 
l'unité. Mais c’est l’unité de l’Intelligence, et par là Alei- 
noüs demeure fidèle à la pensée hellénique, sans mélange 
de tendances orientales. Il va moins loin que Platon lui- 
même, qui avait placé l'Unité ineffable au-dessus de l'in- 
telligence et de l’essence. 

Plutarque explique les mystères égyptiens par la doc- 
trine de Platon. Osiris est le principe du Bien, la monade ; 
Typhon est le principe du mal, la dyade, la matière ; Isis 
est l’âme du monde. « Entre Osiris et Isis, dans le ciel et 
dans les astres, subsistent les formes éternelles et les 
Idées, émanations de Dieu. Dispersées dans la matière 
passive, l’âme les rassemble en elle, comme Isis recueil- 
lait les membres épars de son divin époux*. » « L’Idée, 


4. Intr. Οὗτος ὁ νοῦς, ὁ πρῶτος νοῦς. — Cependant, Plotin em- 
ploiera aussi ce terme de première intelligence pour désigner 
l'intuition ineffable que l’Un a de lui-même. Voir plus loin. 

2. Voy. Ravaisson, 1bid., 338. 

3. Of μὲν γὰρ ἐν οὐράνῳ καὶ ἀστροῖς λόγοι καὶ εἴδη καὶ ἀποῤῥοαὶ 


166 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


dit ailleurs Plularque, est une essence incorporelle dans 
les pensées et les représentalions de Dieu‘. » Mais ce 
Dieu qui conçoit les Idées n'est encore qu'un principe 
secondaire; il y a un premier Dieu dont l'essence esl 
absolument impénétrable, et qui voit lout sans pouvoir 
être vu : ce Dieu est Osiris. Le second, Isis, est la 
Sagesse el la Justice, révélatrice des choses divines ἢ, La 
nolion du Verbe révélateur semble elairement indiquée 
dans cette interprétation ingénieuse des mystères égvp- 
liens. | 

C'est ainsi que le Plalonisme arrivait à reconnaitre 
dans les doctrines orientales quelque chose d’analogue ἡ 
lui-même. Il y retrouvait la notion d'une intelligence 
par laquelle Dieu est mis en rapport avec le monde. 

C'était en effet dans la conception de la raison divine 
ou du Verbe que l'Orient et l'Occident devaient se ren- 
contrer. La philosophie grecque, cherchant à remonter 
de la nature visible au Dieu invisible, trouvait un inter- 
médiaire dans les Idées et dans l'Intelligence. Les reli- 
gions orientales, cherchant à descendre du Dieu ineffable 
à la nature, concevaient de leur côlé la Sagesse ou Raison 
divine comme un intermédiaire entre Dieu et le monde. 
La théorie des Idées était donc particulièrement propre à 
rapprocher et à concilier l'esprit hellénique et l'espril 
asiatique. C'est dans ce rôle nouveau que nous devons 
Pétudier *. 


τοῦ Θεοῦ μένουσι, τὰ δὲ τοῖς παθητικοῖς διεσπαρμένα, ete. Ja, él 
Os., 59. 

1. De Plat, ph., 1. 4. Ἰδέα δ᾽ οὐσία ἀσώματος ἐν τοῖς νογμᾶσι 
χαὶ ταῖς φαντασίαις τοῦ Θεοῦ. 

2, De Pyth. orac., τ. ΜΠ, p. 591. 15 et Os., τ. VII, p. 498. 

3. Id, 387, 

4. M, Ravaisson, ibid, Εν Il. a très remarquablement décril 
lé mouvement qui entrainait la Grèce et l'Orient « l'une au- 
devant de l'autre “3 mais le sujet particulier de son livre ne 
lui a pas permis d'insister sur le rôle médiateur de [10 δ 
platonicienne. — Cf, Vacherot, École d'Alex., t. 1. 


LES NÉOPLATONICIENS GRECS ET JUIFS 167 


IT. La doctrine du Verbe ou de la Raison médiatrice 
était la conclusion naturelle du Platonisme, et il importe 
de remarquer que la philosophie grecque s'était élevée, 
sans le secours de doctrines étrangères, à cette haute 
conception de l'intelligence divine. Déjà les mythes reli- 
gieux contenaient toute une métaphysique, ainsi que 
Platon, dans le Cratyle, essaya de le montrer. Au régne 
de l'Espace immense ou du Ciel avait succédé l'empire 
du Temps, auquel la Force aveugle ou Titan avait venu 
son droit d’ainesse, à la condition de lui voir dévorer lous 
ses enfants. La Génération ou Rhéa, épouse du Temps, 
lui laisse alors dévorer la pierre inerte ou la malivre. 
mais dérobe à son avidité l’'Intelligence ou Jupiter. L'in- 
lelligence détrône le Temps, et renverse les derniers 
rejetons de la force brutale, les titans révoltés, fils «le 
la Terre, qui voulaient escalader le ciel. C’est de l'In- 
telligence qu’est née la Pensée ou la Sagesse : Minerve 
est sorlie tout armée du cerveau de Jupiter. A la Pensée 
appartient l'avenir. L'homme lui-même, fils de la Terre, 
par sa pensée prévoyante (προ-- αἥθειχ), élincelle ravie lu 
foyer de la Pensée divine, invente les sciences οἱ les 
arts; mais, clouée par les liens du corps au rocher dle la 
matière, et rongée par le vautour du désir, la pensée (le 
l’homme aspire à l'infini sans pouvoir l’atteindre. Un jour 
cependant, la force mise au service de la justice, Hercule 
vainqueur de la nature délivrera la pensée caplive, rl 
lèvera la malédiction que l’Intelligence divine, corne 
jalouse de ses richesses, semblait avoir lancée contre l'in- 
telligence humaine : alors Dieu et l’homme seront récon- 
ciliés. — L'école ionienne, après avoir voulu se renfermer 
dans le cercle de la nature et comme dans l'empire du 
Ciel et du Temps indéfinis, l'avait franchi avec Anaxagore 
et Héraclite lui-même, en proclamant la souverainelé ile 
l’Intelligence ordonnatrice. Le νοῦς d’Anaxagore, le λύγος 
d'Héraclite, devint dans Platon la Raison contemplalrice 
des types et des idées; et celle raison n'est plus, comme 


468 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


l'avaient cru les Anciens, la fille de l'Espace, du Temps 
et de la Génération, principes imparfaits et par eux- 
mêmes stériles : elle est la fille (ἔκγονον) de la Perfection 
éternelle, du Aien qui est. Ainsi est renversé l’ordre 
établi par la mythologie : la perfection n’est plus seule- 
ment la fin des choses ; elle en est aussi le commencerhent. 
— C'est encore la Raison, le Verbe, qu'on retrouve au 
sommet de la doctrine aristotélique ; mais une Raison tout 
entière absorbée dans la conscience de sa perfection, un 
Verbe qui ne se révèle qu’à lui-même, quoique la nature 
entière le poursuive de son amour. Le Stoïcisme arrache 
pour ainsi dire l’Intelligence divine à la contemplation 
d'elle-même, et la fait redescendre dans le monde, où elle 
circule comme un esprit de feu ; ses pensées sont encore 
des raisons et des idées, mais des raisons séminales et 
des idées vivantes. La philosophie se trouvant ramenée 
au point de vue naturaliste de l’école ionienne, sent l’'in- 
suffisance de cette doctrine, et remonte à un Dieu plus 
digne de ce nom, exempt de toutes les imperfections de 
la nature. Alors se présente de nouveau, comme le seul 
intermédiaire au moyen duquel on puisse franchir l'in- 
tervalle de Dieu et du monde, cette notion de la Raison 
universelle embrassant les types et les raisons de toutes 
choses, que Platon'avait conçue comme un moyen terme 
entre l'Unité absolue de Parménide et la multiplicité indé- 
finie des Ioniens. Or, cette Raison n’est autre chose que 
le Verbe, dont le nom même. est dans Platon; le Verbe, 
première révélation de Dieu à lui-même et première 
manifestation de Dieu au monde, principe ordonnateur 
et cause de l'univers, qui n’est cependant pas encore le 
principe suprême : car, « au-dessus de la cause du 
monde, s'élève son Père et son Seigneur, que la véri- 
table philosophie fait connaître ! 


4, Ep. 9, p. 323, d. Τοῦ τε ἡγέμονος καὶ αἰτίου πάτερα χύριον 
ἐπομνύντας. Les lettres attribuées à Platon font voir que la 


LES NÉOPLATONICIENS GRECS ET JUIFS 169 


Tel est le développement original de la philosophie 
grecque jusqu'à l'époque où nous sommes parvenus, el 
où les croyances de l’Orient vont se fondre avec les <h- 
culations helléniques. 


IT, Nous retrouvons la doctrine du Verbe et presque 
celle des Idées dans les livres religieux de la Perse. « Au 
commencement Ormuzd, élevé au-dessus de tout. “lail 
avec la science souveraine, avec la pureté, dans la lumière 
du monde. Ce trône de lumière, ce lieu habité par Ur- 
muzd, est ce qu’on appelle la lumière première ; et celle 
science souveraine, cette pureté, production d'Ormuzil, 
est ce qu’on appelle la Loit. » Ormuzd n’a pas proluil 
directement les êtres matériels et spirituels dont l'univers 
se compose : il les a produits par l'intermédiaire de la 
parole, du Verbe divin, du saint Æonover. « Le pur, le 
saint, le prompt Honover, je vous le dis clairement, à 
sapetman Zoroastre, était avant le ciel, avant l’eau, avan! 
la terre, avant les troupeaux, avant les arbres, avant le 
feu, fils d'Ormuzd, avant l’homme pur, avant les dews, 
avant les kharfesters (les animaux utiles ou innocenls), 
avant tout le monde existant, avant tous les biens, avan 
tous les purs germes donnés d'Ormuzd ἧ. » Les puissances 
intelligibles ou férouëérs, personnifiées et réalisées, ne 
sont pas sans analogie avec les Idées, malgré leur carac- 
ière plus mythologique que métaphysique. Les férouirs 
sont les formes divines, les types immortels des différents 
êtres. Il y ἃ les férouërs des anges, de la loi d'Ormuil 
et du verbe d’Ormuzd; ce dernier férouër, où sont von- 
tenus tous les autres, est la substance intelligible du 


doctrine du Verbe élait déjà constituée, sous une formé lris 
précise, dans la première Acadëmie et probablement (lun: 
enseignement intime de Platon lui-même, sans qu’on puisse 
y reconnaître l'influence de l'Orient. 

1, Zend-Avesta, 1171, in-4, t. IIT, p. 343. 

2, Ibid, 


170 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


Honover. Il n'y a point de férouërs pour Ahrimane et les 
démons, ni pour le temps sans bornes, ni pour tout ce 
qui est négatif et indéfini, sans forme déterminée. Les 
férouërs ont d’abord existé dans le ciel à l’état de sépars- 
lion, puis, réunis aux différents êtres dont ils sont les 
modèles et l'essence, 115 font partie de la nature pendant 
la vie terrestre. Ormuzd, en les exilant de leur première 
patrie, leur adressa ces mots : « Quel avantage ne reli- 
rerez-vous pas de ce que, dans le monde, je vous donnerai 
d’être en des corps! Combattez les daroudj (créatures 
d’Ahrimane) ; faites-les disparaitre! A la fin, je vous réla- 
blirai dans votre premier état, et vous serez heureux. » 
Ainsi la préexistence et l’immortalité sont les consé- 
quences de cette théorie mythologique des Idées ou puis- 
sances Intelligibles, âmes et raisons de toutes choses. 


IV. Dans les livres hébreux composés après la captivité 
de Babylone, qui mit en rapport les Juifs et les Perses, 
la doctrine de la Sagesse devient de plus en plus précise. 
Quoique la religion juive se plût à creuser un abime 
entre la cause libre du monde et sa création imparfaite, 
elle avait dû admettre en Dieu des puissances transitives 
par lesquelles il agit sur le monde *. Ces puissances com- 
municables se réunirent à la fin sous une seule et même 
idée, qui devint comme une personne : la Sagesse ou 
Intelligence. Le premier livre où cette Sagesse soit repré- 
sentée nettement comme un principe à la fois distinct el 
inséparable de Dieu, c’est le livre des Proverbes, que 


1, Yagna (h. 19). 

2. Zend-Avesta, 11, 350. 

3. Les Elohim (Genèse, 1, 2), le souffle ou esprit de Dieu, 
flottant sur les eaux (Genèse, ib. Exode, 11], 2), la gloire visible 
ou manifestation de Dieu, les anges ou messagers, etc. (Er. 
XXIV, 16, 17; XXXIII, 18; XL, 34. Reg., VIII, 41. Sam. IV, 
214. Is., VI. Job, 1, 14; XII, 47, 55. Rom., IX, 4. Saint Jean, l. 
Ps. 92, 1; 103, 2. Ex., XXIX, 42. Levit., XXVI, 11. Genèse, XI, 1; 
IT, 22. — Voy. Ravaisson, 11, 349.) 


LES NÉOPLATONICIENS GRECS ET JUIFS 451 


plusieurs critiques croient postérieur à la captivité de 
Babylone. « Le Seigneur, dit la Sagesse, m'a possédée au 
commencement de ses voies; avant ses œuvres. j'étais. 
J'ai été ordonnée dès l'éternité, dès le commencement, el 
avant que la terre fût; les abimes n'étaient pas, el j'étais 
engendrée... Lorsqu'il étendait les cieux, j'étais là: lors- 
qu'il entourait l’abime d’une digue; lorsqu'il suspendait 
les nuées ; lorsqu'il fermait les sources de l’abime : lors- 
qu’il donnait à la mer des limites que les eaux ne dépas- 
seront pas; lorsqu'il posait les fondements de ln lerre: 
alors j'étais auprès de lui, nourrie par lui; j'étais Lous les 
jours ses délices, me jouant sans cesse devant lui, me 
jouant dans l'univers; et mes délices sont d'êlre avec 
les enfants des hommes !. » La Sagesse est aussi repré- 
sentée comme le souffle.qui sort de la bouche de Dieu * ; 
c’est donc déjà l'idée du Verbe créateur. Dans le livre 
de Job, où les bons et les mauvais anges jouent un très 
grand rôle, analogue à celui des amschaspands*, ln 
Sagesse divine est expressément mentionnée : « ()ù 
trouver la sagesse, où est le séjour de l'intelligence ?… 
L'homme ignore son prix; elle n’habite pas la terre des 
vivants. L’abime dit : Elle n’est pas en moi; et la mer : 
Je ne la connais pas... Elle est cachée aux yeux «le: mor- 
tels, elle est inconnue aux oiseaux de l'air. L’enfer ΟἹ la 
mort ont dit : Nous en avons ouï parler. Dieu connait ses 
voies ; et seul il sait où elle habite, lui qui voit jusqu'aux 
extrémités de la terre, qui contemple tout ce qui esi sous 
les cieux. Quand il pesait les forces des vents, οἱ qu'il 
mesurait les eaux de l’abime; quand il donnait des lois à 
la pluie, et qu'il marquait leur route à la foudre el aux 
tempêtes; alors il vit la Sagesse, alors il la manifesla : 
il la renfermait en lui, et 1] en sondait 165 profondeurs *. : 


1. Proverbes, ch. 8. 

2. 1b., 11, 6. 

3. Job, 34, et passim. 
4. Job, 28, 12, et suiv. 


172 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


Après être entrée en communication intime avec la 
Perse par la captivité de Babylone, la Judée fut mise 
en rapport avec la Grèce par la conquête d'Alexandre et 
la fondation d'Alexandrie ‘. L'influence du Platonisme et 
du Stoïcisme est manifeste dans le livre de la Sagesse, 
qui date du temps des Ptolémées ὃ. La Sagesse y est 
représentée tout à la fois comme l'esprit de feu qui cir- 
cule dans le monde et le pénètre (διήκει), suivant l’ex- 
pression sloïcienne *, et comme le Verbe divin qui a pré- 
sidé à la formation du monde. « La Sagesse est belle, et 
d'une beauté qui ne se flétrit point; elle est plus active 
que les choses les plus agissantes, et elle pénètre partout 
à cause de sa pureté *. Elle est la vapeur de la vertu de 
Dieu et l’effusion toute pure de la clarté du Tout-Puis- 
sant 5... Dieu de mes pères, avec vous est la Sagesse, 
qui connaît vos ouvrages, qui était présente lorsque vous 
formiez le monde ©. » « Toute sagesse vient de Dieu, dit 
à son tour Jésus de Sirach ?; et elle a toujours été avec 
Dieu. Elle a été créée avant tout, et la lumière de l’in- 
telligence est dès le commencement. Le Verbe de Dieu 
au plus haut des cieux est la source de la Sagesse. » Ici, 
le second principe des choses reçoit son véritable nom, 
celui qu'il gardera dans la théologie chrétienne et que 
Platon lui avait déjà donné. 


V. L'école juive d'Alexandrie, avec Aristobule et Philon, 
consomme l'union de la philosophie grecque et de la 


1. Ptolémée Philadelphe fit transporter des Juifs, au nom- 
bre de cent mille, dans la nouvelle capitale de l'Égypte, el 
bientôt ils y formèrent les deux cinquièmes de la population 
(Phil., Opp., éd.Mangey, 11, 523). 

2. Voy. les recherches de M. Ad. Franck sur la Kabbale, p.337; 
Brucker, Miscell, hist. philos., 187-295; Aug. Vindel, 1748, in-8. 

3. Ravaisson, IT, 355 et suiv. 

4. Sapientia, VII, 23, 24. 

5. Ibid. 

6. Ch. 1x. 

7, Eccles., ch. 1. 


LES NÉOPLATONICIENS GRECS ET JUIFS 173 


théologie hébraïque, et prépare par là l’école néoplatoni- 
cienne. 

Dieu, dit Philon, est inintelligible dans son existence 
suprême, comme Platon l'avait compris. Nulle parole el 
nulle pensée humaine ne peuvent l’atteindre ?. L'âme ne 
sait point ce qu'est Dieu; elle sait seulement qu'il est ei 
ce qu’il n'est pas. Il est absolument simple et ineffalle *; 
il est au-dessus de toute forme et de toute qualité *. Il 
est supérieur au Bien même dont parle Platon, et jilus 
pur que l'Unité *. Voilà pourquoi Dieu se définit lui- 
même : « Je suis celui qui suis », comme s’il eûl (lil : 
« Ma nature est d’être, non d’être nommé 6. » 

Cependant Dieu n’est pas demeuré entièrementinacces- 
sible dans les profondeurs impénétrables de son essence. 
Il ya un médiateur entre Dieu et la créature, premier-nt 
du Pere et Dieu lui-même ‘; c'est le Verbe, qui esl 
d’abord intérieur (λόγος ἐνδιαθετός), puis prononvé au 
dehors (ποοφορικός). Le Verbe est l’ensemble ou l'unile 
des anges et des puissances divines ὃ; 1] est 16 monde 
intelligible de Platon, et les puissances ou raisons 
qu'il contient sont les Idées ἢ, Le Verbe étant à la 
fois intérieur et proféré, immanent à Dieu et émanant 
dans le monde, les Idéés offrent dans Philon un «double 
caractère. Elles sont d’abord, comme dans Platon, des 
types intelligibles, des principes d'essence, et alors ὁ} 
résident dans le Verbe intérieur de Dieu; mais en méme 


À. De Cherub., 115 (Paris, 16:0)» 

2. Quod Deus sit immut., Ὁ. 301. 

3. 1b. ᾿Επιδιβάσαντες αὐτὸ πᾶσης ποιότητος. 

4. De Vit. contempl.. 890. Ὃ xat ἀγαθοῦ χρεῖττόν ἐστι, ui ξνὺ 
εἰλιχρινέστερον. 

5. De Nom. mutat., 1045. Εἶναι πέφυχα, οὐ λέγεσθα!:. 

6. De Conf. ling., 414. 

1. Leg. alleg., 128. 

8. De Cherub., 9; de Proph., 19. 

9. Ταῖς ἀσωμάτοις δυνάμεσιν , ἔτυμον ὄνομα αἱ ἰδέαι, De 
Sacr., II, 261. 


174 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


lumps elles sont des principes de vie, des paroles ani- 
ces, formes du Verbe extérieur. Elles sont donc rai- 
sons idéales et raisons séminales tout ensemble; c’est le 
Plalonisme s’ajoutant au Stoïcisme. Le Verbe intérieur 
est le Dieu de Platon; le Verbe proféré, qui parcourt et 
anne l’univers, est le Dieu des Stoïciens, analogue à 
l'ime motrice de Platon. Ce dernier principe s’appelle 
encore PEsprit saint {πνεῦμα &ytov), qui tend ses puis- 
sances à travers la matière ! ; 1] est l’âme du monde, et 
en un sens le monde même ἧ. Il y a donc trois principes : 
le l'ére, le Verbe et l'Esprit saint, tous de même sub- 
sluuve, mais inégaux en dignité. Ainsi la Trinité, con- 
lenue en germe d’une part dans Platon et dans la succes- 
sion des écoles grecques, d'autre part dans les livres 
savrés de l'Orient et de la Judée, se formule avec une 
netlelé croissante chez les Grecs et chez les Hébreux *. 

\uis ce que la théologie de Philon contient de parti- 
culicrement remarquable, c’est moins sa doctrine des 
rois principes divins que la manière dont 1] conçoit leur 
dérivalion et leur communication. Le grand problème 
jui uvait causé tant d'inquiétude à la pensée de Platon, 
L: problème de la participation à l’Unité, va recevoir dans 
ΟΠ ἢ et dans ses successeurs une solution nouvelle. 

Il semble que, dans cette mystérieuse question des 
rapports de l’un et du multiple, la raison humaine ait 
luujours besoin de s'appuyer sur quelque image, sur 
quelque analogie empruntée au monde matériel. Le sen- 
sible exprime nécessairement l'intelligible ; l'imagination 
conlivnt nécessairement quelque chose de rationnel, et 
sous une simple métaphore de la poésie peut se cacher 
une conception profonde de la métaphysique. Dans Platon, 


|. De Conf. ling., 1, 425. De Mundi incorr., 11, 511. 

:, Leg, all., I, 62. | 

τ On trouvera des détails fort intéressants sur ce sujet 
ans M, Ravaisson, Essai sur la Mét. d'Arist., t. Il, p. 362 et 


TL 


LES NÉOPLATONICIENS GRECS ET JUIFS 475 


on le sait, le rapport de la multiplicité à l'unité est 
tantôt une imitation, comme celle de l'artiste qui copie 
un modèle ; tantôt une participation proprement dite, 
c’est-à-dire une communication partielle ; tantôt un mé- 
lange οἱ une combinaison, comme celle des nombres ou 
des éléments matériels. Philon se représente d’une autre 
manière la communication du divin. « Quand l’Exode 
dit que Dieu, après avoir communiqué son esprit à Moïse, 
en reprit pour en donner à soixante-dix vieillards, gar- 
dons-nous de croire que reprendre signifie ici retrancher 
et séparer ; c’est ainsi que le feu, après avoir allumé des 
milliers de flambeaux, demeure tel qu'il était, et sans 
être en rien diminué. Telle est, en effet, la nature de la 
science. Pour avoir rendu habiles tel nombre que ce soit 
de disciples, elle n’est pas diminuée le moins du monde. 
Si l'esprit propre de Moïse ou de toute autre créature 
devait être distribué entre tant de monde, assurément, 
divisé en un si grand nombre de parties, il se trouverait 
diminué. Mais l'esprit dont il est dit ici qu'il reposait sur 
Moïse, c’est l'Esprit sage, divin, insécable, indivisible, 
l'Esprit de science qui remplit toutes choses, qui sert à 
autrui Sans en recevoir aucun préjudice, qui se commu- 
nique sans être en rien diminué dans son intelligence, 
sa science et sa sagesse !. » — « Notre àme vient de 
l’âme divine et bienheureuse.…. sans en être retranchée. 
Car rien ne se sépare du divin par voie de retranchement, 
mais seulement par voie d'extension ὃ. » — On recon- 
naît la conception et les images sur lesquelles repose la 
théorie de la Trinité, dans le Christianisme comme dans 
le Néoplatonisme *. Semblable à la lumière, lumen de 

1. Phil., de Gigantib., 1, 266... Οἷα γένοιτ᾽ ἄν ἀπὸ πυρός. 
L'importance de ce passage a déjà été mise en lumière par le 
savant théologien Petau (Dogm. theol., I, 1. Liv, c. 40) et par 
M. Ravaisson (ibid., t. II, p. 365). 

2. Quod det. pot. insid. sol., 1, 208. Τῆς θείας xat εὐδαίμονος 


ψυχῆς ἐχείνης ἀπόσπασμα... οὐ διαιρετόν. 
3. Sur cette image célèbre, voir M. Ravaisson, II, 367. — 


176 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


lumine, Dieu communique sa nature sans rien en perdre; 
il donne ce qu'il a, et il a ce qu'il a donné. De même 
encore la parole, une en elle-même, est entendue de plu- 
sieurs ; et qu'est-ce que le Verbe, sinon la parole pro- 
férée par Dieu et qui se répand en toutes choses 1? 

Déjà dans le livre de la Sagesse, où l'esprit de Dieu 
est représenté comme tendu dans l'univers, un élément 
nouveau s'ajoute à la conception stoïcienne. Quoique 
pénétrant toutes choses, la Sagesse ne s’y perd pas, ainsi 
que les Stoïciens avaient semblé le croire. Le philosophe 
juif auteur du livre de la Sagesse ne pouvait admettre 
une semblable absorption de Dieu dans le monde; il dit 
done : « La Sagesse peut tout, quoique unique; et elle 
renouvelle tout, en demeurant en elle-même *. » C'est 
cette vague idée qu'on retrouve dans Philon sous des 
formes beaucoup plus précises. Elle se transmit ensuite 
de Philon aux Néoplatoniciens, probablement par l'inter- 
médiaire de Numénius ὃ. | 

Ce dernier admettait trois dieux : le Père, ou le Bien 
supérieur à l'être et à l’Idée; le Fils, identique à l'être 

t à l’Idée, et cause de la génération; le Petit-Fils ou 
âme du monde, identique au monde lui-même *. Il expli- 
quait le rapport du principe supérieur au principe infé- 


Symbole de Nicée : φῶς ἐχ φωτός, lumen de lumine. Saint 
Justin, Dialog., p. 221. Tertull., Apol., c. 31. Tatien, Contra 
gentes, p. 145. 

4. Cf. Tatien, ἐδ. 

2. VII, 21. 

3. Numénius d’Apamée était contemporain d’Apollonius de 
Tyane, comme le prouve parfaitement M. Ravaisson, ibid. ll, 
341. Né en Syrie, où il y avait beaucoup de Juifs, il avait lu 
la Bible, dont il trouvait les dogmes identiques à ceux de 
Platon. (Porph., de Antro nymph., 10; Clém. d’Alex., Strom., 
342.) Il devait connaître le plus célèbre des Juifs hellénistes, 
Philon. Voir les fragments de Numénius dans le Plotin de 
M. Bouillet. 


4. Procl., in Tim., p. 93 : Πάππον, ἔχγονον, ἀπόγονον. Euseb., 
Præp., XI, 18, 22, 28. 


LES NÉOPLATONICIENS GRECS ET JUIFS 477 


rieur presque dans les mêmes termes que Philon : 
« Toutes les choses qui passent à celui qui les reçoit en 
quittant celui qui les donne, ne sont qu'une monnaie 
creuse : ce sont des choses périssables et humaines. Les 
choses divines sont celles qui, lorsqu'on les donne, res- 
tent là d’où elles proviennent; qui, en servant à l’un, ne 
font souffrir nul préjudice à l’autre; qui, au contraire, 
servent à celui-là même qui les donne, en le faisant res- 
souvenir de ce qu’il oubliait (allusion à la réminiscence 
platonicienne). C'est là la vraie richesse, la belle science, 
qui sert à qui la reçoit sans abandonner qui la donne. De 
même vous voyez un flambeau allumé à un autre flam- 
beau, recevant la lumière sans que celui-ci la perde, mais 
seulement parce que la matière du premier s’est embrasée 
au feu du second. Telle est encore la science, qui reste 
à celui qui la donne, et pourtant passe identique à celui 
qui la recoit. La cause d’un tel phénomène n’a rien d’hu- 
main. Elle consiste en ce que l'essence qui possède le 
savoir est la même en Dieu qui la donne, et en toi et moi 
qui la recevons !. » — Cette idée d'un principe qui se 
communique sans diminuer sera la pensée fondamentale 
du Néoplatonisme alexandrin. , 


VI. En résumé, c'est à l’école juive et hellénique de 
Philon que revient l'honneur d’avoir exprimé pour la 
première fois avec quelque clarté l’idée métaphysique 
qui devait jouer un si grand rôle dans le Néoplatonisme 
et dans le Christianisme : — la procession, ce caractère 
de la nature divine qui s’étend et se communique tout en 
demeurant en elle-même, sans avoir besoin de matière 
préexistante, et qui fait ainsi sortir la multiplicité du sein 
même de l’unité. Cette notion était la plus compréhensive 
et la plus conciliante à laquelle les esprits pussent s'ar- 
rêler, dans une époque de fusion entre tous les systèmes 


4. Numen. ap. Euseb., Præp. ev., XI, 18. 


ες ΤΡ | 


178 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


de la Grèce et tous les dogmes de l'Orient ; car elle avait 
le privilège de résumer en elle toutes les autres concep- 
tions métaphysiques. 

D'abord, elle mérite véritablement d’être appelée néo- 
platonicienne : loin d’être, comme on l’a cru ‘, une alté- 
ration du Platonisme au contact de l'Orient, elle est au 
contraire le triomphe du Platonisme le plus pur, auquel 
le contact de l'Orient n’a fait que rendre la conscience de 
lui-même. Tout le Parménide a pour but de faire com- 
prendre la nécessité d'un Dieu un par essence et multiple 
dans ce qu’il engendre. Il faut que l’Idée soit hors des 
choses et dans les choses, en dehors par son essence, en 
dedans par la participation. Platon prévoit toutes les 
objections que pourraient lui faire ceux qui assimilent 
les Idées à des objets corporels, incapables d’être en plu- 
sieurs lieux et de subsister tout à la fois en eux-mêmes 
et hors d'eux-mêmes. Mais les conditions toutes sensibles 
de l'imagination ne prouvent rien, selon lui, contre les 
nécessités intelligibles de la raison. En fait, il y a de 
l'unité et il y ἃ de la multiphicité; donc le premier Prn- 
cipe doit être un, et en même temps il doit contenir une 
multiplicité éminente qui rende le monde possible, une 
matière intelligible, une dyade idéale, qui soit la condi- 
tion de la matière visible. Par conséquent l’unité, tout en 
restant une, devient plusieurs ; elle demeure immuable 
en elle-même, et cependant elle se communique; elle 
reste séparée des choses, et cependant elle y descend de 
quelque manière, puisque toute réalité provient de l'in- 
telligible, et qu’il n’y a en dehors de l’intelligible que le 
non-être. Encore ce non-être, n'étant point un néanl 
absolu, est-il intelligible lui-même et se ramène-t-il à 
une Idée. — Ainsi, le premier Principe de Platon étai 


4. Voy. M. Vacherot, École d'Alexandrie; M. Ravaisson, 
Essai sur la Mélaphys. d'Arist.,ibid., et M. Jules Simon, École 
d'Alexandrie. 


LES NÉOPLATONICIENS GRECS ET JUIFS 179 


au-dessus du monde par l’Unité et l’Intelligence, et il 
était dans le monde par l’Ame; l’Idée servait d’intermé- 
diaire entre ces deux conceptions réconciliées. 

De ce principe, Aristote ne conserva que la franscen- 
dance, le Stoïcisme que l’immanence. De là la nécessité 
d’un nouveau rapprochement, d’une synthèse réfléchie 
succédant à l'analyse des Péripatéticiens et des Stoïciens, 
et correspondant à la synthèse encore confuse de Platon. 
Réunissez en une seule notion, dans la notion du Bien 
infiniment fécond, les idées de l’Intelligence immobile et 
de l'Ame mobile et motrice, la première conservée par 
Aristote, la seconde par les Stoïciens, vous obtiendrez 
la notion synthétique de la procession, de l’acte séparé 
s'unissant à l’activité séminale, de l’Intelligible transcen- 
dant s’unissant à l’Âme immanente. Et cette unité, une 
en elle-même, multiple dans ses manifestations, n'est-ce 
pas toujours l’/dée vivante et féconde que Platon oppo- 
sait aux formes immobiles des Mégariques? Cette proces- 
sion de l’un au multiple, du multiple à l’un, n'est-ce pas 
k dialectique platonicienne !? 

De même que la conception synthétique de l’Idée avait 
élé inspirée à Platon par le contraste du Dieu-un des 
Eléates et du Dieu-multiple des loniens, de même un con- 
traste nouveau et plus frappant que jamais entre ces deux 
nolions était nécessaire pour faire jaillir une solution nou- 
velle du problème. Ce contraste n'existait plus dans la 
philosophie grecque : le Stoïcisme y régnait presque sans 
rival, avec son Dieu-Nature, cause immanente qui se perd 
dans ses effets, idée concrète et raison séminale. L'Orient, 
au contraire, et principalement la Judée, avait un senti- 


1. M. Ravaisson, tbid., t. II, a parfaitement reconnu le 
Caractère synthétique de la procession, par rapport au Péri- 
Patétisme et au Stoïcisme; mais il n’y reconnaît pas l’Idée 
Platonicienne, que le Parménide a pourtant montrée trans- 
cendante en soi et immanente par la participation. — Voir 
notre analyse de ce dialogue. 


ο 


ment profond de l'unité du Dieu supérieur au monde, 
saint, pur, sans mélange, seul être véritablement digne de 
ce nom, qui se définit lui-même : Je suis celui qui suis. 
C'était le Bien-un de Platon, qui lui aussi s'appelle 
l'£'tre. Maintenant, que la Grèce et la Judée se rencon- 
trent à Alexandrie, que le Stoïcisme et le Judaïsme soient 
mis en présence : que sortira-t-il de ce contraste ! ? Com- 
ment les deux conceptions opposées ne se réuniraient-elles 
pas dans un terme plus compréhensif, où la Grèce et ls 
Judée reconnaîtront à la fois le Dieu de Platon, se mani- 
festant par le Verbe et par l’Ame? 

La philosophie grecque et la théologie hébraïque ne se 
sont pas fourni l’une à l’autre des éléments nouveaux et 
originaux, mais elles ont excité mutuellement ce que Pla- 
ton eût appelé leurs réminiscences. Il suffit d’ailleurs de la 
plus simple observation psychologique pour apercevoir en 
soi-même la vie avec son activité mobile, la pensée avec ses 
règles immuables, et ce fond de l’étre, cette unité intime 
qui se développe sans se diviser. Cette observation est 
familière à toutes les théologies et philosophies d’une cer- 
taine profondeur. La érinité et la procession étaient 
en germe dans la philosophie grecque et dans la théologie 
juive ? : les Grecs et les Juifs n'ont eu qu’à se souvenir. 
Peut-on nier que le Bien ou le Pére de Platon corres- 
ponde au Jéhovah des Hébreux, les Idées au Verbe, l’Amc 
à l'Esprit? La Bible, dans ses plus anciennes parties, ne 
doit rien à Platon, et Platon ne doit rien à la Bible; mas 
l'esprit humain est un : voilà l'explication de ces res- 
semblances. N’exagérons donc pas, suivant l'habitude 
de certains critiques, les différences de races et de 
peuples : avant d’être Juif ou Grec, on est homme. 


180 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


4. Sur ce contraste, voir M. Ravaisson, 1bid., t. II, 363. 

2. Comme dans les symboles de la Perse et de l’Inde. Voir 
principalement le Bhagavad-Gita, dans Schlegel, Bonnæ, 1823, 
p. 442 : « Sensus pollentes, sensibus pollentior animus, anim 
« autem pollentior mens; qui vero præ mente pollet, is est.» 


LES NÉOPLATONICIENS GRECS ET JUIFS 181 


Chez les races les plus différentes, qu’il apparaisse des 

᾽ i 
génies supérieurs, et vous verrez ces génies se répondre 
et se rencontrer à travers les espaces et Les siècles. 


L’Hellénisme, provoqué par son contact avec le Juilaïsme 
à développer les germes qu’il contenait, produira la phi- 
losophie alexandrine. Et d’autre part, le Judaïsme, provo- 
qué également à la réminiscence par son contact avec les 
idées grecques, engendrera la théologie chrétienne. Dans 
l'une et dans l’autre, nous retrouverons le Platonisme 
subsistant. 


CHAPITRE II 


ÉCOLE NÉOPLATONICIENNE D'ALEXANDRIE 


Ammonius Saccas. Comment il applique la théorie de la par- 
licipaiion aux rapports de l'âme et du corps. — PLonx. 
Ι. Méthode de Plotin. — Synthèse de la dialectique plalo- 
nicienne et de l'analyse aristotélique dans la procession. 
— Conception de l'Idée dans Plalon comme à la fois 
immanente el transcendante, — 11. Doctrine de Plotin, — 
Ascension dialectique vers Dieu. Premier degré : la matière. 
Puissance passive et puissance active. — HI. L'âme, — 
IV. L'intelligence et les Idées. Comment l'Idée est tout à la 
fois acte et puissance, ou puissance active, — De quoi y 
a-t-il Idée. Y a-1-il une Idée de l'individu. Y a-t-il une Idée 
du laid et du mauvais, — Unité des Idées. Descriplion du 
monde intelligible. — Comment l'Idée, objet de la pensée, 
est aussi une pensée, — V, Le Bien-un. Pourquoi et en quel 
sens le Bien est supérieur à la pensée el à l'être, qu'il pro- 
duit. Que Dieu n'est pas la pensée, parce que sa perfection 
est supérieure à la pensée, Qu'il n'est pas l'être, parce qu'il 
est supérieur à ce que nous appelons l'existence. Que Dieu 
a cependant une supra-intellection de lui-même, et ὑπὸ 
exislence transcendante qui est la plénitude de l'être, Con- 
ciliation en Dieu de la puissance et de l'acte. Fausselé des 
préjugés répandus au sujet de la doctrine de Plotin. 


AMMONIUS SACCAS 


Le problème général de la participation, si admirable- 
ment posé par Platon dans le Parménide, se retrouve 
sous une forme plus particulière dans la question des rap- 


ÉCOLE NÉOPLATONICIENNE D’ALEXANDRIE . 183 


ports de l’âme, analogue aux Idées, avec le corps, prin- 
cipe malériel. Voici comment Ammonius Saccas, fonda- 
teur de l’École d'Alexandrie, résolvait cette difficulté. 
« L'intelligible est de telle nature qu'il s’unit à ce qui peut 
le recevoir aussi intimement que s’unissent les choses qui 
s'altèrent mutuellement en s’unissant (de manière à for- 
mer une combinaison ou mixtion), et qu'en même temps 
dans cette union il demeure pur et incorruptible, comme 
le font les choses qui ne sont que juxtaposées. En effet, 
pour les corps, l’union altère les parties qui se rappro- 
chent, puisqu'elles forment d’autres corps : c’est ainsi 
que les éléments se changent en corps composés, la nour- 
nture en sang, le sang en chair et en d’autres parties du 
corps. Mais, pour l’intelligible, l’union se fait sans qu'il y 
ait d’altération, car il répugne à la nature de l’intelligible 
de subir une altération dans son essence... L’âme modifie 
selon sa vie propre ce à quoi elle est unie, et elle n’en 
est pas modifiée. De même que le soleil, par sa présence, 
rend tout l'air lumineux sans changer lui-même en rien, 
et de la sorte s’y mêle pour ainsi dire sans s’y mêler ; de 
même l’âme étant unie au corps en demeure tout à fait 
distincte {. » On reconnait dans ce passage la tradition de 
Philon, et on pourrait aussi y reconnaître celle de Platon 
lui-même. La comparaison avec la lumière du soleil, qui 
se communique en restant une, se trouve dans le Parmé- 
nide. Et on sait l’objection que Platon se fait à lui-même : 
La lumière est dans plusieurs lieux; en est-il donc ainsi 
de l’Idée? — La réponse fournie dans le Timée, c’est que 
lintelligible n’est pas répandu substantiellement dans 
l’espace, pas plus qu’il n’est répandu dans le temps. 
Cette propriété de l’intelligible, Ammonius Saccas la 
présente comme l'explication des rapports de l’incorporel 
et du corporel. « Il y a, dit-il, cette différence entre l’in- 


1. Apud Nemesium, de Nat. hom., c. 3, ed. Matthæi, Hal. 
Magd., 1802, in-8, p. 129. 


184 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


telligible et le soleil que ce dernier, étant un corps, et par 
conséquent circonscrit dans un cerlain espace, n'est pas 
partout où est sa lumière... Mais l'âme, étant incorpo- 
relle et ne souffrant pas de circonscription locale, est tout 
entière partout où est sa lumière, et il n’est pas de partie 
du corps illuminé par elle dans laquelle elle ne soit pré- 
sente lout entière... L'intelligible ne saurait être ren- 
fermé dans un lieu; car, en vertu de sa nature, il réside 
dans le monde intelligible; il n’a point de lieu que lui- 
même, ou qu’un intelligible placé encore plus haut. C'est 
ainsi que l’âme est en elle-même quand elle raisonne, et 
dans l'intelligence lorsqu'elle se livre à la contemplation. 
Lors donc qu'on affirme que l’âme est dans le corps, on 
ne veut pas dire qu'elle y soit comme dans un lieu; on 
entend seulement qu’elle est en rapport habituel ave lui, 
el qu'elle s’y trouve présente, comme nous disons que 
Dieu est en nous... Quand il faudrait dire : C’est là que 
l'âme agit; nous disons : Elle est là 4. » — Ne pourrait- 
on pas considérer ce beau passage d'Ammonius comme un 
commentaire du Parménide, comme une réponse profon- 
dément platonicienne aux obiections d’Aristote sur la par- 
licipation, prévues et exprimées par Platon lui-même ? Le 
mérite propre d'Ammonius, c’est d’avoir appuyé sur un 
fondement psychologique l’idée métaphysique de la com- 
munication de l'intelligible. La nature divine, disaient 
Philon et Numénius, se communique sans rien perdre et 
est participée sans être diminuée. Par là ils entraienl 
admirablement dans la pensée intime de Platon. Mais l'ex- 
plication psychologique manquait encore. Ammonius en 
propose une. La participation de l'intelligible, dit-il, esl 
une suite nécessaire de son incorporéité, dans laquelle 
Platon faisait consister l'essence des Idées. L’incorporel, 
élant sans étendue et sans parties, peut être présent à ha 
matière sans êlre divisé par elle. Un en lui-même, il est 


1. Apud Nemesium, de Nat. hom., etc. 


ÉCOLE NÉOPLATONICIENNE D’ALEXANDRIE 185 


multiple dans ses effets visibles. — Aïnsi se trouvaient 
réconciliés Platon, Aristote et les Stoïciens, dont Ammo- 
mus s’efforçait de combiner les doctrines. 

Quant à la théologie d’Ammonius, nous ne la connais- 
sons que d'une manière indirecte, par les Ænnéades de 
Plotin. Nous savons seulement qu'Ammonius admettait la 
trinité et plaçait le Bien au-dessus de l’Intelligence, rap- 
portant ainsi toute multiplicité à un principe supérieur 
dont elle procède sans lui rien enlever de sa propre 
nature. 


PLOTIN 


Ι, LA MÉTHODE. — La méthode de Plotin est la synthèse 
de la dialectique platonicienne et des procédés aristotéli- 
ques, synthèse obtenue par l'idée de la procession. 

Platon a soutenu, dans le Parménide, la nécessité 
de rendre l’Idée présente aux êtres (ἐνοῦσα), tout en lui 
conservant son exislence séparée. Où Aristote crut voir 
une contradiction grossière, Plotin découvre la plus haute 
des conceptions philosophiques, la conception d’un prin- 
cipe qui se communique et procède sans se diminuer. 
Toutefois, c'était la doctrine de l’Idée séparée (τὸ χωρισ- 
τόν) qui avait dominé dans la philosophie de Platon, 
comme plus claire et plus importante pour la science. De 
là le caractère habituel de la méthode platonicienne. Si 
l'Idée est en dehors des êtres, s’il n’y ἃ dans les êtres 
qu'une image de l’Idée et de l'Unité, cette image doit être 
non le particulier, mais le général; car ce qui représente 
le mieux un modèle, c’est ce qu'il y a de commun dans 
les diverses copies. Une fois la participation conçue 
comme limitation au sein du sensible d’un type transcen- 
dant et séparé, le principal procédé de la méthode doit 
être la généralisation ou la division par espèces. Pour 
Aristote, au contraire, l’essence étant infime, la méthode 
devait consister dans l’analyse de l'individu, bien diffé- 


80 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


rente dela division par genres. D'après la doctrine syn- 
ihélique de Plotin, l’unité est d’abord dans l'être, puis 
au le ssus de l'être. Plotin croit donc qu'il faut première- 
rement, avec Aristote, se renfermer dans l'individu, et par 
l'analyse y découvrir l'acte, qui est au fond la même 
chose que l’{dée; en second lieu, une fois l’Idée décou- 
vurle, on doit 5 ‘élever par la méthode de Platon d’Idée en 
lite, d'unité en unité, jusqu’à l'Unité suprême, simple 
comme Pindividu, infinie comme l’universel. 

En un mot, chercher l'Idée dans l'individu où elle pro- 
cède, puis au-dessus de l'individu même, dans l’universel 
d'où elle procède, — telle est la méthode de Plotin. 

Le principe métaphysique d’où part et auquel revient 
celle méthode, c’est que chaque individu a son Idée, qui 
lui est immanente par la procession, quoique transcen- 
πη en elle-même ; — principe plus contraire à la lettre 
qu à l'esprit des Dialogues. — Une fois admise cetle 1m- 
Hnanvnce des Idées dans les individus, il en résultait que 
la mrthode d’Aristote devait trouver sa place dans la dia- 
lerlique platonicienne et en former comme la première 
parlie. Aussi est-ce en poursuivant dans l'analyse de l'être 
l'unilé intime et indivise, que Plotin remonte du corps aux 
raisons séminales et aux âmes qui les comprennent, des 
nes aux Idées pures, des Idées à l’Intelligence, de l'In- 
lellience à l'unité absolue du Bien. A chaque degré de 
celle dialectique, l'acte s'accroît, se simplifie, se purifie, 
comme dans l’analyse d’Aristote; mais en même temps 
l'universalité s'accroît comme dans l'induction platoni- 
CIC, 

L'intelligence, par exemple, est plus actuelle et plus 
individuelle que l’âme; mais n'est-elle point aussi plus 
universelle ? — C’est ici qu'il faut bien saisir la pensée dé 
llolin, généralement peu comprise . Entendez-vous par 


|, \], Ravaisson, principalement, ne nous semble pas avoir 
saisi le vrai procédé de Plotin. Voir #bid., t. IL. p. 422 et suiv: 


ÉCOLE NÉOPLATONICIENNE D'ALEXANDRIE 187 


universel ce qui se retrouve comme caractère commun 
dans un ensemble d'êtres ? Alors l'intelligence sera moins 
universelle que l’âme, parce que les êtres simplement ani- 
més sont supérieurs en nombre aux êtres intelligents. 
Mais ce n’est point cette généralité logique que Platon et 
Plotin entendent par l’universel. Pour eux, l'intelligence 
est plus universelle que l’âme, parce que les effets et les 
manifestations de l'intelligence s'étendent plus loin que 
ceux de l’âme. Dans le minéral, par exemple, on peut ne 
pas apercevoir la manifestation de l’âme; mais on y aper- 
çoil les traces de l'intelligence par l’ordre et la symétrie 
qui y règnent. L'âme ne semble pas présente aux objets de 
la géométrie; l'intelligence y est présente, non comme 
qualité appartenant au cercle ou au triangle, mais comme 
principe révélé par les qualités géométriques. Supprimez 
l'âme, et vous supprimerez tous les êtres vivants; sup- 
primez l'intelligence, et vous supprimerez beaucoup plus 
que les êtres vivants, car aucun être ne peut exister sans 
la participation ou la procession de l'intelligence. Plotin 
conclut que l'intelligence est un principe plus universel 
que l'âme, au point de vue de sa présence dans les êtres ; 
et en même temps ce principe, considéré en lui-même, 
est plus individuel que l'âme. Platon et Aristote son 
réconciliés, et leurs méthodes se confondent en une seule. 


IL LE SYSTÈME. — Δα matière. Le plus bas degré de 
la dialectique est la matière. D'après Plotin, la matière 
est toutes choses en puissance, comme Platon l'avait com- 
pris et comme Arisiote l’a clairement exprimé. C'est ce 
dont on ne doit jamais dire qu'il est, mais seulement qu'il 
sera. Ce n’est pas une substance indépendante de Dieu, 
livrée sous l'influence d’une âme naturellement mauvaise 
à un mouvement irrégulier. Le chaos du Timée est idéal, 
et la vraie pensée de Platon est que la matière est l'infini, 
l'indéterminé, le non-être, en un mot le possible. Or le 
possible n'a pas sa raison en lui-même ; il ne se suffit pas 


188 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


et ne se constitue pas sans avoir besoin d’un principe 
supérieur. L’universelle puissance dont parle Aristote doit 
donc cacher quelque chose de réel, qui en est le fonde- 
ment. Ce principe, par lequel tout est possible, on peut 
dire qu’il peut, qu'il a la puissance; mais ce mot prend 
alors un sens tout nouveau : il n’indique plus la passivité 
absolue, mais l’absolue activité. Déjà donc, sous cette 
matière première, sous celle puissance infinie qui est le 
premier degré de la dialectique, s’entrevoit obscuré- 
ment quelque chose d’auguste et d’adorable, qui n’est la 
puissance éternelle de toutes choses que parce qu'il est 
l'acte éternel !. La dialectique semble monter en ligne 
droite de la puissance infinie à l'acte simple et un; qui 
sait si elle ne parcourt pas plutôt une ligne circulaire, dans 
laquelle le point d'arrivée se confond avec le point de 
départ ? 


II. L'âme. — La puissance nue, en s’actualisant, 
produit le mouvement. Tout mouvement suppose une 
puissance active et concrète, un acte imparfait encore qui 
tend au développement. C'est ce qu’'Aritoste appelait 
nature et habitude, principe d'unité analogue à l'âme 
et, dans le fond, de même essence. Or, ce principe qui 
actualise et informe la matière ne peut être qu'une Idée. 
Seulement, c’est une idée immanente aux choses, la 
raison séminale des Stoïciens. Tout corps a une raison 
séminale; et de même que les Idées rentrent l’une dans 
l’autre tout en demeurant distinctes, de même les raisons 
ou dmes ont leur unité dans l’âme universelle. Platon 
l'avait dit déjà ; si nous possédons une âme, il faut bien 
que l'univers en ait une; car, où aurions-nous pris la 
nôtre? Dans Plolin comme dans Platon, les âmes parti- 
culières sont des émanations de l’âme universelle, vivant 


1, Enn., 1, v, 2, 4. — Ibid., 5. — Ibid., 15. — Ibid., V,1v, 
2; VI, vu, 20. 


ÉCOLE NÉOPLATONICIENNE D’ALEXANDRIE [189 


dans le Tout, et cependant ayant une vie propre. L'âme 
étant le principe du mouvement, tout ce qui se meut 
participe à l'âme. Toul vit, dit Plotin, quoique à des 
degrés différents ; l’âme, la force motrice, la raison 
séminale en tension dans la matière, se cache sous 
l'inertie apparente des corps. Elle y produit dans chaque 
être l'attraction mutuelle et la sympathie des parties et 
des organes !. Et cette sympathie se retrouve entre tous 
les êtres que l’univers renferme : ils exercent les uns sur 
les autres des attractions plus ou moins fortes, de même 
que les vibrations d’une corde sonore ébranlent toutes les 
cordes voisines, qui alors vibrent à l'unisson. La magie 
véritable ἃ pour principe l’unité de la vie universelle. 
Dans Platon, l’âme semblait tout entière en dehors du 
corps qu'elle anime : recueillie en elle-même, elle n’agis- 
sait sur lui que pour le mouvoir. Les Stoïciens, au con- 
traire, avaient mis l’âme tout entière dans le corps; ils 
l'avaient tellement engagée dans la matière qu’ils avaient 
fini par l’y absorber. L'originalité des Alexandrins con- 
sisle à réunir ces deux conceptions : l'âme, d’après Plotin 
comme d’après Ammonius, est dans le corps qu'elle pé- 
nètre, parcourt et administre ; mais elle ne perd point 
pour cela sa pureté et son indépendance. En même temps 
qu'elle est partout, elle n’est nulle part; présente à tout 
heu, elle n’est en aucun. Elle procède dans le corps et 
demeure tout entière en elle-même; elle se donne et ne 
se donne pas ?. L'âme universelle ne fait point obstacle 
aux âmes particulières, ni celles-ci à l’âme universelle. 
L'unité ici n'empêche pas la multitude, ni la multitude 
l'unité ὃ. « L'âme universelle est un centre où existent déjà 
les rayons, et qui se mulliplie en eux sans cesser d’être 
un ἢ. « L'âme est à la fois divisée ef indivise ; ou plutôt 


1. Enn., 11, vi, 2. — AV, 1v, 36. — IV, v, 8. — IV, 1v, 32. 
2. Enn., IV, 1v, 41, — IV, 1x, 5. 

3. Οὔτε μάχεται τὸ πλῆθος ἐχεῖ τῷ ἑνί. Enn., VI, τν, 4. 

4. Μενούσας ὅθεν ἤρξαντο. 


490 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


elle n’est jamais divisée réellement, elle ne se divise 
jumais; car elle demeure tout entière en elle-même. Si 
elle semble se diviser, ce n’est que par rapport aux corps, 
qui, en vertu de leur propre divisibilité, ne veulent la 
recevoir d’une manière indivisible !... Toutes les choses 
qui peuvent participer à l’âme en participent en effet, 
mais chacune reçoit d’un seul et même principe une puis- 
since différente. Quoique l'âme universelle soit présente 
lout entière au corps de l’homme, elle ne lui devient pas 
propre tout entière. C’est ainsi que les plantes et les 
animaux autres que l’homme n’ont également de l’âme 
universelle que ce qu'ils sont capables de recevoir d'elle. 
[le même, lorsqu'une voix se fait entendre, tel ne perçoit 
que le son, tel autre perçoit aussi le sens ?, » C'est le 
node de participation dont Platon concevait la nécessité 
sans pouvoir en trouver l’explication. Il n’y a, selon Plolin, 
qu'à regarder en nous-mêmes, el nous sentirons notre âme 
Lresente à la multiplicité des organes sans perdre pour cela 
son unité. Si nous ne comprenons point une puissance aussi 
‘lrange, c'est que l’imagination, se représentant toutes 
choses sous les formes du temps et de l’espace, vient 
troubler notre raison. 


IV. L'Intelligence et les Idées. — Les idées séminales 
out leur raison dans les Idées pures, les formes sensibles 
dns les formes intelligibles, l’âme mobile dans l’immobile 
intelligence. Au fond, c’est toujours le même principe, 
intis considéré sous deux aspects différents : ici comme 
en rapport avec la multiphoité corporelle, là comme 
exempt de tout commerce avec ce qui lui est inférieur. 

l'laton considérait l’Idée comme une réalité intelligible, 
modèle du monde sensible; Aristote, comme une simple 
possibilité, qui n’a d'existence actuelle que dans les indi- 
vilus. Comment l’Idée, demande Aristote, pourrait-elle 


ι, Enn., IV, πὰ, 1. 
2, Ibid., VI, 1v, 12 et 15. 


ÉCOLE NÉOPLATONICIENNE D'’ALEXANDRIE 194 


exister lout à la fois en elle-même et dans les choses? Si 
les choses sont actuelles, il en résulte que les Idées ne 
peuvent l’être ; elles sont donc de simples puissances. — 
Mais, répond Plotin, de ce que les Idées sont des puis- 
sances, faut-il en conclure qu’elles ne peuvent être des 
actes? Aristote établit une opposition radicale entre ces 
deux choses et, par là même, 11 introduit dans la méta- 
physique un dualisme invincible; il a admirablement 
compris la nature de l'acte, mais il n’a pas assez appro- 
fondi la nature de la puissance. Le possible n’a point 
sa raison dans le pur possible, mais dans le réel. Sous 
ce je ne sais quoi de passif et d’inerte qu’'Aristote appelle 
la puissance, une réflexion plus profonde découvre l’ac- 
tivité même. Appelons donc les Idées des puissances ὅ ; 
soit, mais ce sont des puissances actives, puisqu'elles 
se manifestent par de réels effets, et qu’elles soumet- 
tent à leurs lois le monde visible. En elles-mêmes, 
elles sont des actes et des réalités, comme le soutenait 
Platon; et, par rapport à la matière, elles sont des puis- 
sances communicables. Mais ce qu'il importe surtout de 
comprendre, c'est qu'elles ne sont des puissances qu'à la 
condition d’être d’abord des actualités ; le point de vue de 
Platon est donc supérieur à celui d’Aristote, et les Idées 
sont essentiellement des réalités immatérielles et intelli- 
gibles. 

C’est ainsi que Plotin réconcilie le Platonisme et l’Aris- 
lotélisme dans la notion de puissance aclive, où la pos- 
sibililé est en raison directe de la réalité même, où l’uni- 
versalité et l’individualité, loin de s’exclure, se supposent 
réciproquement. La puissance active, l’'Idée, n'est autre 
chose que l'existence parfaite en son genre, procédant 
dans des existences inférieures sans s’y absorber. Il ne 
faut pas confondre cette puissance avec la raison séminale 
des Stoïciens, où la puissance et l'acte s’opposent et se 


1. Enn., V, vu, 9: V, πι, 10: XI, νι, 3. 


102 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


bornent mutuellement, au lieu d’être ramenés à l’unité. 
L'opposition de la puissance et de l'acte tient à l’imper- 
leelion de l'être en voie de développement. Or, l'Idée de 
Platon et de Plotin ne se développe pas d'elle-même : elle 
n'a pas besoin d'acquérir des perfections nouvelles, car 
ele est déjà parfaite, elle est complètement en acte. C'est 
hrevisément celte perfection de l’acte qui a pour résultat 
l1 puissance productrice, l’activité expansive, capable de 
communiquer le bien et l'être à ce qui n'existait pas 
l'abord. 

Ainsi donc, par rapport au monde sensible, les Idées 
sout à la fois des essences et des puissances. Comme 
rssences, elles sont les modèles, παραδείγυατα, les arché- 
L per ἀρχέτυπα, les formes intelligibles des choses, εἴδη, 
u524, Comme puissances, elles contiennent la raison 
ré Île. le pourquoi des choses, τὸ διότι; elles sont es 
furmes premières et créatrices, πρῶτα τὰ ποιοῦντα, les 
raisons (λόγοι), que l'intelligence transmet par procession 
: l'âme universelle et qui v deviennent raisons séminales, 
raisons immanentes, sans cesser d’être transcendantes . 
« lvi-bas, de même que chaque partie est séparée des 
auilres, de même la raison d’être est séparée de l'essence. 
La1-haut, au contraire, toutes choses sont dans l’unité, et 
“hacune d’elles est identique à sa raison d’être ἃ... L'es- 
sence d’un être renferme en elle-même la cause, qui, si 
vile est distincte de l'essence, en est cependant insépara- 
ble... Ainsi lPessence d'un être (cüoix), son caractère 
propre (sa quiddité, τὸ τί ἦν εἶναι) et sa raison d’être (τὸ 
rt) ne font qu'un 5. » Et l’unité de ces trois choses esl 
Πρ platonicienne. 

Dé quoi y a-t-il Idée? — Est-ce seulement des genres, 
ou encore des individus? Platon eut le tort de n'établir 


1. Enn., VE, vu, 3 et suiv. — V, vin, 7, 11. — V, vit, 1. — 
V: 1X. à. 

2, Enn., VI vu, 3 

1, Ibid., 4. 


ÉCOLE NÉOPLATONICIENNE D'ALEXANDRIE 193 


des Idées, au moins dans ses Dialogues, que pour les 
universaux. Π| dédaigne l'individu, qu’il semble parfois 
représenter comme un phénomène, et il compromet par 
là sa théorie des Idées. Aristote n'aura pas de peine à 
démontrer que la matière n'explique point la différence 
qui constituc l'individualité des êtres, et qu'il y a dans 
chacun d’eux un prineipe propre d'unité, comme le ii 
Platon lui-même dans le Théétète. Plotin reconnait |: 
justesse de cetie critique, el sur ce point encore il concilie 
Aristote et Platon, en mettant dans le monde intelligihle 
non seulement les principes de l'identité générique, mais 
encore ceux de la différence individuelle. C’est une erreur, 
dit-il, de croire qu’une multitude d'individus qui portent 
le même nom et rentrent dans une même définition ne 
doivent avoir qu’un seul type dans le monde intelligihle. 
Pythagore, Socrate, etc., seraient alors les copies d'un 
même exemplaire. Mais « il est impossible que des choses 
différentes aient une même raison. Il ne suffit done ju: 
de l’homme en soi pour être le modèle d'hommes qui dif 
fèrent les uns des autres non seulement par la matiëre, 
mais encore par des différences essentielles (εἰδιχαῖς 
διαφοραῖς) δ.» Il y a donc dans le monde intelligililr 
autant d’Idées que le monde sensible renferme d'inili- 
vidus ?. Ou plutôt il y en a bien davantage, car le monile 
des Idées embrasse le possible comme le réel. Ce monile 
contient à la fois les Idées qui se réaliseront successivr- 
ment en individus dans le monde sensible, et celles qui 
ne s'y réaliseront pas faute d’une matière convenable. 
« N'y aura-1-il point alors dans 16 monde intelligible l'inli- 
nité du monde sensible? Nullement ; car la multitude «lo: 
Idées est contenue dans une indivisible unité, et arrive à 
l'existence par son action *. » [6] reparait la conceplion 


4. Enn., V, vit, 1. 

2, V, vu, 1. 

3. Ibid. Cf. Jamblique, De l'âme, X. — Alcinoüs, De dart, 
Dh Cha 1x3 pr 474 


{in == 18 


194 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


néoplatonicienne d’un principe où l’infinité ne nuit pas à 
l'unité, la souveraine puissance à l'acte parfait : l’infinité 
néme du monde sensible doit avoir sa raison dans l'unité 
infinie du monde intelligible. 

Platon, rapportant d'ordinaire tous les individus d'une 
mme classe à une seule Idée, semblait alors expliquer 
les différences par la matière, source de désordre et de 
mal, De là son dédain pour lindividuel, ou au moins 
hour le singulier. Pourtant il avait reconnu lui-même 
ans le Théétète et dans le Phédon, que le principe d'unité 
inividuelle est l’âme, centre indivisible et permanent 
les sensations, analogues aux Idées. Par là, il préparait 
1 doctrine d’Aristote. Ce dernier, à son tour, avait trop 
relevé la notion de lindividualité pour que le Néoplato- 
nisine la négligeât. « La variété des individus dans l’es- 
eve, dit Plotin s'inspirant d’Aristole, est un principe de 
beauté et de perfection; 1] n’y a que la laideur qui 
luille rapporter à la prédominance de la matière ‘. » La 
illérence individuelle doit être rapportée à l’Idée, source 
nique de toute beauté. 

En modifiant ainsi la théorie des Idées, Plotin n'esl 
\rment pas infidèle à Platon. Si toute chose est l’image 
εἰς Idées et du Bien, et si le Bien, dans son principe su- 
ème, est l’absolue individualité en même temps qu'il 
es! universel, ne faut-il pas en conclure que la réalité 
sensible, pour être l’image exacte de la réalité intelli- 
vible, doit être individuelle comme Dieu même ? — Telle 
est l'idée que Plotin introduit dans la philosophie, afin 
le compléter la pensée de Platon par celle d’Aristote. 

Y a-t-1l aussi des Idées des corps eux-mêmes et de tous 
les objets physiques? — Oui, car le monde intelligible 
comprend le monde sensible tout entier ; il le comprend 
avec tous ses individus et avec toutes ses catégories, es- 
sence, qualité, quantité, nombre, lieu, temps, repos, 


ἡ, Enn., V, VII, 2: 


ÉCOLE NÉOPLATONICIENNE D'ALEXANDRIE 195 


mouvement, ele.; seulement tout v est sous la forme 
éminente de l’Idée ΄. « S'il est dit dans le T'imée que le 
ciel n'a pas dédaigné de recevoir aucune des formes des 
animaux, dont on voit un si grand nombre, c’est que cet 
univers devait renfermer l’universalité des choses. Or, 
d'où tient-il toutes les choses qu’il renferme? Les a-t-il 
reçues de là-haut? Oui, il en a reçu toutes les choses qui 
ont été produites par la raison et d’après une forme intel- 
ligible ?. » Le feu, le soleil, la terre, l’eau, tous les élé- 
ments, tous les corps, existent en Idée. 

Le monde intelligible comprend-il donc les Idées des 
choses les plus viles et les plus laides? Toute chose maté- 
rielle ἃ une forme, qui n’est que la raison séminale engagée 
dans la matière ὃ; et celte raison séminale ne peut pro- 
venir que du monde intelligible. D'ailleurs, d’où vient la 
laideur des objets que l’on méprise? De la matière 4, qui 
entrave et élouffe le développement des raisons séminales. 
Dans un monde pur de toute influence matérielle, il n’y 
a rien de vil ni de laid ὅ. « Toutes les choses que l’Intel- 
ligence universelle recoit du premier principe sont par- 
faites. » Faisons donc ici une distinction nécessaire. Il y 
ἃ des Idées des choses viles et laides en ce sens que, dans 
les plus humbles détails du monde sensible, on retrouve 
encore un reflet de la lumière intelligible ; mais il n’y ἃ 
point d’Idées des choses viles et laides en tant que viles 
et laides ; car le vil et 16 laid, loin d’avoir une Idée, ἃ 
pour principe le contraire de l’Idée, la matière ὅ. 

Ainsi, ce qui est laid ici-bas est beau dans le monde 
intelligible, ce qui est ici-bas inanimé et sans vie est 
vivant dans les Idées. Tout ἃ plus de force et d'intensité 


4. Enn., V, 1x, 10. 

2. VI, vu, 11. 

3. VI, vi, 2. 

4. V, 1x, 15. 

5. 16. "Ὅσα κομίζεται νοῦς ἀπὸ τοῦ πρώτον, πάντα ἄριστα. 

6. 1b. Cf. VI, vu. — Vacherot, Hist. de l'Éc. d'Al, I, 429. 


196 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


dans le monde intelligible qu'ici-bas, comme la lumière 
est plus vive à son foyer qu'à l'extrémité de ses rayons. 
Plus une chose, en s'étendant, se sépare et s'éloigne 
d'elle-même, plus elle devient faible; mais elle est d’au- 
tant plus forte qu’elle demeure davantage dans son unité! 
Ne croyons donc pas que le monde intelligible soit un 
ensemble de formes sans substance et sans vie. Ici-bas, la 
vie ne se révèle que par le mouvement; maïs le mouve- 
ment n'est point la vraie vie : c’est l'effet d’une nature 
imparfaile qui s'agite pour y parvenir. La vraie vie, 
comme l’a compris Aristote, est l'acte pur et parfait. Li- 
haut, la vie n’est point un travail, mais une énergie 
pure. « Là-haut, la terre n'est pas une chose morte; 
elle est vivante, et contient dans son sein tous les ani- 
maux... Là-haut existent aussi la mer et l’eau sous la 
forme de l’universel, ayant pour essence une fluidité et 
une vie permanentes. Comment se pourrait-il que les 
choses contenues dans un être vivant ne fussent pas elles- 
mêmes vivantes? Aussi le sont-elles même ici-bas ?, » 
Cette variété de la vie intelligible n'exclut pas Punité 
des Idées, dont le rapport mutuel est une pénétration et 
une communication réciproques. Dans le monde sensible, 
la distinction des choses entre elles est extérieure, οἱ 
entraine la séparation dans l’espace; mais au sein du 
monde intelligible la distinction est intérieure, et n'em- 
pêche point l'union des Idées. Iei-bas, c’est la distance 
qui distingue : dans le monde des Idées, c’est l'essence 
seulement *. « Dans cette sphère intelligible, tout est 
transparent : nulle ombre n'y borne la vue, toutes les 
essences s’y voient et s’y pénètrent dans la profondeur ἰὰ 
plus intime de leur nature. La lumière y rencontre de 
tous côtés la lumière.Chaque être comprend en lui-même 


4. Enn., V, var, 1. “Ὅσῳ ἰὸν εἰς τὴν ὑλὴν ἐχτέταται, τοσῷ 
ἀσθενέστερον τοῦ ἐν ἑνὶ μένοντος. 

2. VI, vi, 12. 

3. V, vu, 4 


ÉCOLE NÉOPLATONICIENNÉ D'ALEXANDRIÉ 197 


le monde intelligible tout entier. Toutes choses v sont 
partout, chaque chose y est tout, et tout y est chaque 
chose ; il y brille une splendeur infinie. Chaque chose y 
est grande, parce que le petit même y est grand. Ce 
monde a son soleil et ses éloiles ; chacune d'elles, en 
même temps qu'elle brille d’un éclat qui lui est propre, 
réfléchit la lumière des autres *. » Platon avait déjà dit 
que dans choque Idée on pourrait apercevoir toutes les 
autres Idées. L’Idée est donc, comme le sera la monade 
de Leibniz, un miroir vivant, représentatif de l'univers 
suivant son point de vue ?. Toutes les Idées ne sont que 
des faces diverses qui réfléchissent la même image, l’image 
du Bien. L’Intelligence est tout entière dans chacune; 
c'est pourquoi, quelle que soit l’Idée que l’âme contem- 
ple, elle voit l’Intelligence elle-même *. « Imaginez une 
sphère transparente, placée en dehors du spectateur, et 
dans laquelle on puisse voir, en y plongeant le regard, 
lout ce qu’elle renferme : le soleil, les étoiles, la terre, la 
mer, les animaux... Tout en conservant la forme de cette 
sphère, faites-en peu à peu disparaître l’étendue * » ; tout, 
en demeurant ce qu’il est, viendra coïncider avec tout : 
c'est l’image du monde intelligible des Idées. 

C'est que, comme l’avait dit Platon, les Idées sont toutes 
comprises dans une Idée universelle, qui ramène la variété 
la plus riche à l’unité la plus parfaite. Et cette Idée qui 
résume toutes les autres, ce n’est pas seulement un intel- 
ligible, c'est une intelligence. 

lei est mis en lumière un côté de la doctrine des Idées 
que Platon avait laissé dans l’ombre : le rapport d'identité 
entre les objets de l’Intelligence et l'Intelligence même. 
L’Idée était avant tout pour Platon un objet de la pensée ; 
pour Plotin, elle 68. une pensée. Dans le monde intelli- 


1, Enn., V, vin, 4. 

2. Leibniz, Principes de la nat. et de la grâce, 8 3. 
3. Enn., VI, vu, 15. 

4, V, vu, 9. 


195 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


“blé, non seulement tout vit, mais tout pense; tout y est 
intelhgent autant qu'intelligible : l’existence y est science 
“l sagesse ‘. Les Idées sont plus que des âmes; ce sont 
les Intelligences, ou plutôt ce sont les formes vivantes de 
l'Intelligence divine. « Chaque Idée n’est pas autre que 
la pensée; chacune est la pensée même ?. » 

« La pensée et l’être sont donc une même chose ὃ. » 
l'une part, si l’intelligible ne se connaissait pas, il serait 
cliuse morte, abstraction sans réalité; d’autre part, si 
l'intelligence différait de son objet, elle serait dépendante 
rl ne serait jamais sûre de le posséder entièrement : elle 
huurrait le voir et ne pas le voir, et n'aurait point celte 
“vrlilude absolue qui réside dans la pensée consciente 
| vlle-même, dans la pensée de la-pensée *. Ainsi, le sujet 
el l’objet sont identiques dans l’absolu. 

Parvenu à cetle hauteur de la contemplation intellec- 
livlle où s'était arrêté Aristote, Plotin s'efforce de monter, 
avec Platon, à une région supérieure. 


V. Le Bien-un. — L'intelligence et l’intelligible sont 
“lentiques dans la pensée; néanmoins la distinction de 
ces deux termes y subsiste toujours. Distinction purement 
luxique, dira-t-on. Mais toute distinction logique n'a- 
-vlle pas quelque fondement dans la réalité des choses? 
Qui dit pensée, dit sujet et objet ; l'unité absolue de ces 
‘lux termes n’est donc plus la pensée : c’est quelque chose 
‘le distinct d’elle et de supérieur, que le nom d'intelligence 
lesigne incomplètement et avec inexactitude. En effet, 
‘ u'on réduise la chose pensante, la chose pensée et la 
hvnsée même à l’absolue unité, elles s’évanouissent les 
unes dans les autres 5 », et il n’y a plus de pensée pro- 


|. Enn., V, vin, 4. Καὶ ἢ οὐσία ἣ ἐχεῖ σοφία. 

“ Ὕ, x, 8. Οὐχ ἕτερα τοῦ νοῦ ἑχάστη ἰδέα, ἀλλ᾽ ἑκάστη νοῦς. 

hi Μία οὖν φύσις τό τε ὃν ὅ τε νοῦς. 

ἱ. V, in, 5. Ἔν ἅ ἅμα πάντα ἔσται, νοῦς, νόησις, τὸ νοητὸν. 

LE εἰ δὲ ταὐτὸν νοῦς, νόησις, νοητὸν, πάντη ἕν γενομένα, ἀφανιεῖ 
τὰ ἐν αὐτοῖς. Enn., VI, vu, 42 


OO 


ÉCOLE NÉOPLATONICIENNE D'ALEXANDRIE 199 


prement dite. Si l'identité est la loi de la pensée, la diffé- 
rence en est aussi une condition nécessaire, comme l’a 
montré Platon ‘. Les Idées qui subsistent dans l'Intelli- 
gence ne sont-elles pas un principe de différence en même 
temps que d'identité? ne sont-elles pas le fondement réel 
de nos distinctions rationnelles ? Elles forment donc une 
mullitude et supposent une matière intelligible : où est la 
multiplicité, est aussi la matière. 

Non seulement l’Intelligence n’est pas d’une simplicité 
absolue; mais elle ne possède pas non plus l’absolue indé- 
pendance. Cette pensée qu’Aristote nous représente ab- 
sorbée dans la contemplation d'elle-même, que pense- 
t-elle en définitive? Pour qu’elle se pense, il faut qu’elle 
existe, et, pour exister, elle a besoin d’un objet. Cet objet 
est en elle-même, soit; mais enfin il n’est pas l'acte 
même de la pensée. Get acte sans substance, cette pensée 
sans chose pensanie dont parle Aristote, ressemble à une 
abstraction. Quoi que fasse notre raison, elle ne peut 
s'empêcher de considérer la pensée comme une manifes- 
lation, une forme d’existence, par delà et avant laquelle 
se trouve toujours l'être. « Si l’on dit que, dans ce qui 
est immatériel, la connaissance et la chose connue ne sont 
qu’un, il ne faut pas entendre que c’est la connaissance 
de la chose qui est la chose même, ni que la raison qui 
contemple un objet est cet objet même, mais plutôt, en 
sens inverse, que c’est la chose qui, étant sans matière, 
est purement intelligible et intellection.. Ce n'est pas la 
pensée du mouvement, par exemple, qui a produit le 
mouvement en soi, mais le mouvement en soi qui ἃ pro- 
duit la pensée ?, de telle sorte que la pensée se pense et 


4. V, 1. 435 παι 10: VI, vi, 39. ᾿Αεὶ γὰρ τὸν νοῦν ἀεὶ ἑτερότητα 
χαὶ ταὐτότητα λαμδάνειν, εἴπερ νοήσει. 

2. C'est-à-dire : La possibilité du mouvement, avant d’être 
pensée par Dieu, doit avoir son principe dans quelque per- 
fection réelle de Dieu, perfection qu’on peut appeler le mou- 
vement en soi. 


200 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


comme mouvement [l'objet, premier terme] et comme 
pensée [le sujet, second terme] {. » 

Platon, cherchant le rapport de la chose intelligible à 
l'intelligence, avait donné à la première la supériorité sur 
la seconde, au Bien intelligible l’antériorité sur l'intell- 
gence. Aristote, au contraire, avait conçu l'acte de la 
pensée comme un acte qui se suffit entièrement à lur- 
même, sans avoir besoin d’un bien intelligible auquel il 
s'applique. Plotin, revenant à la doctrine de Platon, fait 
procéder l’Intelligence de la perfection suprême, et consi- 
dère le Bien comme la substance, la base, l’immobile sujet 
du mouvement idéal de la pensée. Le Bien est le père, el 
le Verbe est le fils. 

- Qu'est-ce donc que ce Bien, supérieur à toute forme, ἃ 
tout acte, à toute intelligence? — C'est ici qu’il importe 
de saisir la vraie pensée de Plotin, en l’éclairant par celle 
de Platon. Est-il vrai, comme on le répète chaque jour 
depuis Cousin, que le Dieu de Plotin soit un Dieu 
abstrait, indéterminé, impersonnel, simple puissance qui 
se développe dans le monde; ou est:il l’Être parfait, que 
Platon appelait le Bien ? 

Toute l'école d'Alexandrie distinguait, avec Platon, 
la théologie affirmative et la théologie négative : la pre- 
mière qui affirme du suprême principe, sous la forme 
éminente de l'Idée, tout ce qu’il y a de positif dans ses 
effets ; la seconde qui nie de Dieu tout ce qui convient 
aux autres Ctres, comme inférieur οἱ inadéquat à sa per- 
fection. Les thèses et les antithèses du Parménide abou- 
lissaient toujours à une double synthèse, l’une affirma- 
live, l'autre négative (ἀυφότερον, οὐδέτερον) ; la raison 
suprême de loutes choses, en effet, doit être et n'être 
pas toutes choses. Les Alexandrins admettent aussi ce 
grand principe, et considèrent même le point de vue de 
la négation comme supérieur à celui de l'affirmation, 


4. Enn., VI, vi, 6. 


. ÉCOLE NÉOPLATONICIENNE D'ALEXANDRIE 201 


parce qu'il exprime mieux l'infinie distance qui sépare la 
cause première de ses effets. C'était là aussi la pensée de 
Platon, qui place au premier rang, dans le Parménide, 
l'Unité supra-intelligible et ineffable, non par manque, 
mais par excès de perfection. Pure illusion d'optique, 
suivant Platon, que de confondre cette plénitude absolue 
du Bien avec le vide absolu de la matière ?. Plotin, sous 
cette illusion d'optique, reconnaît une vision profonde des 
choses : la vraie matière, en effet, la vraie puissance est 
en Dieu, elle est Dieu même. C’est l'acte suprême qui est 
la puissance de toutes choses, parce que le moins ne peut 
venir que du plus; le prétendu vide absolu n’est donc 
autre chose que la plénitude absolue, la prétendue matière 
n'est autre chose que Dieu. Il en résulte qu'aucun attri- 
but compréhensible pour notre intelligence ne peut con- 
venir à Dieu rigoureusement. Le Parménide l'a déjà 
montré : la perfection d’une chose se confond avec la per- 
fection de toutes les autres choses ; donc, bien qu’elle soit 
celle chose au plus haut degré, elle ne peut cependant 
plus être appelée proprement cette chose. puisqu'elle est 
tout.aussi bien autre chose. Par exemple, la perfection de 
la pensée se confond avec la perfection de l’amour ; donc 
vous ne pouvez plus l'appeler proprement la pensée, ce 
qui semblerait l’opposer aux autres choses, telles que 
l'amour ; donc encore la pensée, en demeurant elle-même 
au plus haut degré, cesse d’être elle-même et s’évanouit 
par plénitude dans l'infinie perfection. Suprême antinomie 
qui est aussi la suprême harmonie. 

Plotin n’a pas exposé cette doctrine avec une précision 
suffisante ; mais, on va le voir, cette doctrine n’en est 
pas moins la sienne. 

« L'Un est toutes choses”, dit Plolin, et n’est aucune de 


À Voy. le Sophiste et la République, loc. cit., sur la confu- 
Sion de la pleine lumière avec la pleine obscurité. 

2. Par loutes choses, il n'entend pas une somme, un total, 
comme il le dit lui-même. 


202 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


ces choses. Le principe de toutes choses ne peut être 
toutes choses; 1] est toutes choses seulement en ce sens 
que toutes choses coexistent en lui; mais en lui, elles ne 
sont pas encore, elles seront !. » « Quand vous avez eu 
l'intuition du Premier, ne dites pas qu'il est ou n'est pas 
cela; sinon vous le ferez descendre au nombre des choses 
dont on dit qu'elles sont ceci ou cela; or le Premier est 
au-dessus de toutes ces choses. Quand vous aurez vu celui 
qui est infini (ἀόριστον), vous pourrez nommer les choses 
qui sont après lui; mais ne le mettez pas au nombre de 
ces choses. Regardez-le comme la puissance universelle 
véritablement maitresse d'elle-même (δύνχυις πᾶσα αὑτῆς 
ὄντως χύριλ). » | 

Plotin est conséquent à ses principes quand 1] déclare 
le Bien-un supérieur à l'intelligence, ἐπέχεινα τοῦ νοῦ. On 
veut en conclure que le Dieu de Plotin est une chose 
morte, sans pensée, sans conscience, sans vie. Ce n'esl 
point là la théorie de Plotin. Si Dieu n'est point la 
pensée, c'est parce qu'il est plus que la pensée *, non 
parce qu’il lui est inférieur. Vouloir établir, comme Anis- 
tote, une équation absolue entre le premier principe et la 
pensée, c’est négliger une infinité d’autres perfections que 
son unité enveloppe, pour le réduire à une détermination 
particulière qu’il contient sans doute éminemment, mais 
qu’il ne contient pas seule. Par cela même que Dieu esl 
l'absolue détermination, il en résulte que l’homme ne peut 
jamais le déterminer d’une manière adéquate ; car toujours 
nos affirmations sont mêlées de négation et d’indétermi- 


1. M. Ravaisson n’interprète pas exactement ce passage en 
disant : « Considéré en lui-même, et avant qu’il prenne dans 
l'intelligence une forme déterminée, tout ce qu’on peut dire 
de lui, c'est ce qu’on peut dire de la matière : c'est qu'il 
sera. » 11, 424. — Ce n’est nullement du Bien-un que Plotin 
dit : il sera; mais des choses qui existent en lui et qu’il doit 
produire. ΠΥ a une énorme distance entre les deux propo- 
sitions. 

2. Enn., VI, vus, 46. 


ÉCOLE NÉOPLATONICIENNE D'ALEXANDRIE 203 


nalion. Qu’appelons-nous pensée, dans le sens propre du 
mot? L'acte d’un sujet qui saisit un objet et le réfléchit 
pour ainsi dire. Dans la conscience, le sujet affirme son 
identité avec l’objet, mais en même temps il s’en dis- 
tingue. Cette conscience existe en Dieu; Plotin l’admet ; 
mais elle est le fils, non le père; elle est engendrée, et 
non première ; elle suppose une substance, objet de la 
conscience, qui est logiquement antérieure et où la cons- 
cience existe éminemment, identifiée avec toutes les autres 
perfections. Que servirait, dit Plotin, la pensée au pre- 
mier principe ? La pensée est donnée à ce qui a besoin de 
se retrouver soi-même par la conscience de soi; « mais 
quel besoin l'œil aurait-il de voir la lumière, s’il est lui- 
même la lumière 12.» Et de même, que servirait la cons- 
cience, la réflexion sur soi, à ce qui est toujours indivisi- 
blement en soi et avec soi? Le précepte « Connais-toi 
toi-même », c'est-à-dire « Réfléchis sur toi-même », ne 
s'adresse pas à l’Un. L’Un n'a que faire de se connaître 
et de se contempler. Il a plus que la connaissance, plus 
que la contemplation. « N’allez pas croire, en effet, que, 
parce que l'Un ne se pense pas, 1l y ait pour cela igno- 
rance en lui. L'ignorance suppose un rapport; elle con- 
siste en ce qu’une chose n’en connait pas une autre. Mais 
l'Un, étant seul, ne peut ni rien connaître ni rien ignorer; 
étant avec soi, il n’a pas besoin de la connaissance de 
soi. » Pensée qui doit, pour être bien comprise, être 
comparée à ce passage du Parménide où Platon élève 
l'unité absolue du Bien ou du Parfait au-dessus de 
loute relation, même celles d'identité et de différence. On 
ne peut dire de l’Un, d’après Platon, qu'il est identique 
à soi-même ou aux autres choses, ni qu'il est différent 
de soi-même ou des autres choses. Ce serait faire subir à 
l'absolu une relation nécessaire soit avec lui-même, soil 
avec les autres êtres; ce serait imposer une loi à sa su- 


4, Enn., VI, vu, 41. 


204 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


prème indépendance. Parlout où 1] y a identité, il v ἃ 
aussi différence, et réciproquement. Dire que Dieu es 
identique à soi-même, c'est le diviser artificiellement en 
deux termes, qu'on ramène ensuite à l'unité. Mais, sil 
est absolument un, qu'avez-vous besoin de dire qu'il est 
identique à soi-même? Vaines paroles qui introduisent 
la relation dans l'absolu et la retirent en même temps. 
Dieu lui-même, qu'a-t-1l besoin de se dire qu'il est iden- 
lique à soi? Qu'a-t-il besoin de se poser, soil en face de 
lui-même, soit en face d'aulre chose, et de dire : Moi! I 
est posé éternellement, il est éternellement en possession 
de lui-même; il n'a pas besoin des relations de notre cons- 
cience et de notre pensée, parce qu'il a plus que la pensée, 
parce qu'il a la perfection absolue et qu'il est un dans sa 
perfection, Ne lui imposez pas davantage la relation de la 
différence ; qu'il la produise, soit; qu'il la subisse, non, 
Si donc toute opération de la conscience consiste à affirmer, 
d'une part son identité avec soi-même et sa différence avec 
les autres choses, d'autre part sa différence comme sujel 
d'avec soi-même comme objet, — et par cela même son 
identité avec quelque chose dont on se distingue cepen- 
dant, — un tel ensemble de relations, quoique produil 
par Dieu, dépendant de lui et constitué par lui, ne peul 
être regardé comme le constituant lui-même, dans l'ab- 
solu de son existence souverainement une, indépendante, 
parfaite el solitaire. 

Dieu n'est pas pour cela une abstraction et un néant. 
Ce sont les relations de notre pensée qui sont abstrailes 
el impuissantes à formuler la réalité infinie, le plérôme 
du Bien, S'il est inexact de dire que Dieu se pense, 1l esl 
encore plus faux de dire purement et simplement qu'il 
ne se connait pas. Car il possède une supr'a-intellection 
éternelle (érepvénsts ἀεὶ οὔσα) !. « Π a une intuition sim- 
ple de lui-même, par rapport à lui-même (ἁπλῆ τις 


1. Enn., VI, 1x, 63 VI, vaux, 46. 


ÉCOLE NÉOPLATONICIENNE D'ALEXANDRIE 905 


ἐπιόολὴ αὑτῷ πρὸς αὑτὸν) ; mais, comme il n’y a aucune 
distance, aucune différence dans cette intuition qu'il a de 
lui-même, que peut être celte intuition, sinon Lui 1 » 
L'Intelligible demeure en lui-même, et n’a pas besoin 
d'autre chose, comme en a besoin ce qui voit et ce qui 
pense. Je dis que ce qui pense a besoin d'autre chose, en 
ce sens qu’il ἃ besoin de contempler l'Intelligible. Mais, 
en demeurant en lui-même, l’Intelligible n’est pas privé 
de sentiment. Toules choses lui appartiennent, sont en 
lui et avec lui; il a donc 16 discernement de lui-même, 
et il possède la vie, parce que toutes choses sont en lui; 
par conséquent, il a la conception de lui-même (χατα- 
νόησις αὑτοῦ), conception qui implique conscience, et con- 
siste dans un repos éternel et dans une pensée, mais dans 
une pensée différente de celle de l’Intelligence *. » 
Faut-il voir dans ces affirmations diverses autant de con- 
tradictions? — Ce sont les thèses et les antithèses où le 
Parménide a montré les moments nécessaires de la théo- 
logie, et qui se ramènent à une synthèse. Plotin veut 
seulement dire que, d’une part, toute détermination, toute 
relation conçue par l'intelligence humaine, est au-dessous 
du premier principe et ne lui est pas adéquate; et que, 
d'autre part, elle n’est pas entièrement inexacte, parce 
que Dieu est éminemment toutes choses sous une forme 
supérieure : par exemple, il est la supra-intellection plutôt 
que l’intellection même. « Il faut avoir de l’indulgence 
pour notre langage :en parlant de Dieu on est obligé, pour 
se faire comprendre, de se servir de mots qu’une rigou- 
reuse exactitude ne permeltrait pas d'employer. Avec 
chacun d’eux, il faut sous-entendre en quelque sorte 
(οἷον) 5. En définitive, comme l’acte et la pensée sont le 
complément ou l’hypostase consubstantielle d’un autre 
sujet, la pensée suppose au-dessus d’elle une autre nature 


4. Enn., VI, vi, 38. 
2, V, iv, 2. 
3. VI, νπῖ, 13. 


906 ᾿ LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


ἡ lnquelle elle doit le pouvoir de penser : car, pour que 
la pensée pense quelque chose, il faut qu'elle ait quelque 
chose au-dessus d’elle. Quand elle se connait elle-même, 
vÎle connaît ce qu'elle ἃ reçu par la contemplation de cette 
autre nature. Quant à celui qui n'a rien au-dessus de lui, 
qui ne tient rien d’un autre principe, que pourrait-il penser, 
comment pourrait-il se penser lui-même [dans le sens 
riyoureux dont on vient de parler] ? Que chercherait-il et 
que souhaiterait-i1? Voudrait-il connaître la grandeur de sa 
puissance ἢ Mais elle lui serait extérieure par cela même 
qu'il la penserait : je dis extérieure, si la puissance qui 
cannaitrait en lui différait de celle qui serait connue; si 
au contraire les deux ne font -qu’un, qu’a-t-il à cher- 
cher 4% » On voit pourquoi Plotin déclare Dieu supra- 
intelligent : c’est qu’il attache à l’idée précise et distincte 
l'intelligence une notion de mouvement idéal et de mul- 
liplivité logique. Et en effet, si vous supprimez toule 
distinction, tout mouvement idéal dans la pensée, il est 
vlair que vous arrivez à quelque chose qui n’est plus 
rrquureusement la pensée. Quand donc Aristote appelle 
Diva la pensée, il est inexact aux yeux de Plotin, soit 
ans 88 doctrine, soit dans son langage : dans sa doc- 
(rue, s'il prend le mot de pensée au sens propre; dans 
sun langage, s’il croit donner une expression adéquale 
lu principe absolument simple en l'appelant la pensée 
le la pensée. Voilà pourquoi Plotin préfère au terme 
l'intellection celui de supra-intellection ou d'intellection 
lranscendante; mais dans le fond 1] est d'accord avec 
Aristote, puisqu'il admet en Dieu une ineffable intuition 
sans distincion de sujet ni d'objet. 

Le n’est donc pas par l'absence de pensée que Dieu ne 
puise pas, mais, comme le dit avec raison Proclus, par 
l'uminence de la pensée ?. Telle est la vraie doctrine de 


|. Enn., VI, VII, 40. 
2, « Le manque d’une chose en Dieu n’est pas signe de 
privation, mais de supériorité. Τὸ γὰρ δέον οὐκ ἐστι στερήσεως, 


ÉCOLE NÉOPLATONICIENNE D'ALEXANDRIE 207 


Plotin. Son Dieu n’est pas inintelligent et mort, et il n’est 
pas non plus intelligent et vivant d’une manière univoque 
avec notre intelligence et notre vie. L’essence absolue de 
Dieu échappe à la pensée humaine : elle ne se révèle à 
nous qu'en se cachant; on n'essaye de la comprendre 
qu'en la limitant, de la nommer qu'en nommant autre 
chose et en la rabaissant. 


Mais, dira-t-on, Plotin n’a pas seulement élevé Dieu 
au-dessus de l'intelligence : 1] l’a élevé au-dessus de 
l'être; donc Dieu n’est pas. — Ici encore il faut com- 
prendre Plotin. Le Dieu supérieur à l’être n’est pas pour 
cela un néant. Plotin prend le mot étre dans le même 
sens que le mot essence, et 1] ne veut pas dire autre 
chose que ce qu'avait dit Platon lui-même dans la Æépu- 
blique. Tout platonicien entend par être l'essence; par 
essence, l’Idée ; et par l’Idée une unité multiple, un prin- 
cipe d'identité et de différence tout à la fois. L'idée 
exprime toujours un rapport de la réalité divine avec le 
pur possible, avec la matière indéterminée. De même 
l'essence (οὐσία) indique une unité introduite dans la 
multiplicité indéfinie, l’acte d’une puissance, la réalisa- 
lion d’une possibilité, la forme d’une matière. « Les 
anciens ont dit, mais en termes énigmatiques, que Dieu 
est supérieur à l'essence. Voici dans quel sens il faut 
interpréter cette assertion. Dieu est au-dessus de l’es- 
sence, non seulement parce qu'il engendre l'essence, 
mais encore parce qu'il n’est point dans la dépendance 
de l'essence ni de lui-même. Il n’a même point pour 


ἄλλ᾽ ὑπεροχῆς σημαντικόν. » (Comm. Parm., NI, 81.) — « De 
pareilles négations ne sont donc pas privatives des qualités 
auxquelles elles s'appliquent, mais comme génératrices de 
leurs opposés. Οὐχ εἶσι στερητικαὶ τῶν ὑποχειμένων, ἀλλά yev- 
νητιχαὶ τῶν οἷον ἀντιχειμένων. » ([bid.) — Cf. saint Thomas : 
Hæ&e non removentur ab eo propter ejus defectum, sed quia 
Superexcedit. (Summ. Theol., 15 quæst. XII, art. x11.) 


908 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


principe sa propre essence ; il est au contraire lui-même 
le principe de l'essence. Or il ne l’a point faite pour lui- 
mème; mais, l’ayant faite, il l’a laissée hors de lui, par 
la raison qu'il n’a pas besoin de l’être, puisqu'il est celui 
qui l’a fait. Ainsi, même EN TANT QU'IL EST, 4/ ne com- 
porte point ce qu'on exprime par le verbe 11 ἘΒΤ (τὸ 
art)‘. » « Nous n'approuvons même pas cette expression : 
Il est le Bien ; nous ne croyons pas qu'on doive énoncer 
quoi que ce soit avant ce terme de Bien; d’ailleurs, 
cornme nous ne pouvons exprimer le Bien comp:ètement, 
nous retranchons tout afin de ne pas introduire en lui 
quelque diversité, et, comme 1} n’y a plus même besoin 
qu'on dise : Z{ est, nous l’appelons simplement (/e 
[lien ?. » Ces passages prouvent que c'est la forme du 
jugement proprement dit qui parait à Plotin inexacte, 
coinme exprimant une fausse relation de l’absolu, Dire 
le Dieu qu'il est le bien semble faire de l’être une sub- 
lance, et du bien un attribut. Mais l’idée du bien, étanl 
hlus complète que celle de l'être, mériterait plutôt d’être 
considérée comme la substance: l'être n’en est qu'un 
altribut, un dérivé et un produit. C’est toujours ἰἃ 
hensée platonicienne qui ne veut pas que la perfection 
soit un attribut de l'être, mais l'être un des attributs de 
la perfection; attribut qui, se confondant avec tous les 
autres dans l'unité absolue du Bien, n’est même plus 
l'être proprement dit. Dieu n’en est pas moins la réalité 
suprême et transcendante. « Que le Premier existe. 
ans le sens où nous disons qu'il existe, nous le voyons 
pur les êtres qui sont après lui %. » « Si vous contem- 
hlez l'unité des choses qui existent véritablement, c'esl- 
:-dire leur principe, leur source, leur puissance [produc- 
Lriee |], pouvez-vous douter de sa réalité, et croire que 


Ι. Enn., VI, vu, 19. 
2. VI, vu, 38. 
4h, VI, vin, 11. 
ἐν VI, vur, 46. 


ÉCOLE NÉOPLATONICIENNE D'ALEXANDRIE 409 


ce principe ne soit RIEN? Sans doute ce principe n’est 
aucune des choses dont il est le principe : il est tel qu’on 
ne saurait en affirmer rien, ni l’être, ni l'essence, ni la 
vie; mais c’est qu’il est supérieur à tout cela ‘. » 

En d’autres termes, rien ne convient à Dieu comme 
forme, tout lui convient comme principe; el, par cela 
même qu'il est principe d’une chose, il ne peut être cette 
chose même. Or Dieu est principe de l’être : 1] donne 
aux choses l'existence, l’essence et la substance; donc il 
n'est lui-même ni essence, ni substance, ni même exis- 
lence, si ce n’est d’une manière transcendante ; son être 
même n’est point univoque avec l'être et la substance 
des choses qu'il engendre. 

C'est donc mal interpréter Plotin que de représenter 
l'Unité comme une pure puissance indéterminée, qui 
devient tout et qui elle-même n’est rien. — « Cet élé- 
ment de l'être en puissance, dit-on, ou de la simple 
possibilité, placé par Aristote au-dessous du véritable 
être, comme la matière qui en reçoit la forme, le Plato- 
nisme le rétablit, avec les caractères de l’infinité οἱ de 
l'indétermination, non pas seulement dans l'être, comme 
le Stoïcisme avait fait, mais encore au-dessus de l’être ?. » 
— Sans doute, Plotin appelle l'Unité la puissance uni- 
verselle; mais il l’appelle aussi l'acte premier, l'acte 
immanent. Ou plutôt, il la conçoit comme supérieure 
tout à la fois à la puissance et à l'acte, comme envelop- 
pant la puissance dans l’acie même, et par conséquent 
la puissance active et productrice. Là est l'originalité du 
Platonisme alexandrin. Cette conciliation de l’acte et de 
la puissance, séparés par Aristote, est le point culminant 
de la métaphysique néoplatonicienne. « On ne saurait dire 
qu'en lui autre chose est la puissance, autre chose est 
l'acte : car il serait ridicule de vouloir appliquer à des 


1. Enn., III, vin, 10. 
2. Ravaisson, ibid., t. II, 424, 429. 


III. — 14 


210 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


principes, qui sont immatériels et qui sont en acte, la 
distinction de l'acte et de la puissance ‘. » Regardez l’Un 
comme la toute-puissance véritablement maitresse d'elle. 
méme (δύναμις πᾶσα αὑτῆς ὄντως χύριχ), qui est ce qu'elle 
veut, ou plutôt qui a projeté sur les êtres ce qu'elle veul 
[ὃ θέλει ἀποῤῥιψασα εἰς τὰ ὄντα), mais qui est plus grande 
que toute volonté, et qui place le pouvoir au-dessous 
d'elle; elle n'a donc pas même voulu [à proprement 
parler] être ce qu'elle est [elle ne s'est pas dit : Je serai 
cela], et aucun autre principe ne l’a fait être ce qu'elle 
esl%, » « Dieu se porte en quelque sorte vers les profon- 
deurs les plus intimes de lui-même, s’aimant lui-même, 
“nant la pure clarté qui le constitue, étant lui-même ce 
qu'il aime, c’est-à-dire se donnant la substance à lui- 
méme (ὑποστήσας ἑχυτόν), parce qu'il est un acte imma- 
nent (ἐνέργεια μένουσα)... On peut dire qu'il existe, parce 
quil est à lui-même son propre fondement ;... 1] esl 
l'auteur de lui-même ?. L'acte par lequel il s'est créé est 
uhsolu (ἀπόλυτος ποίησις) ; car l’acte de Dieu (évésyux 
αὐτοῦ) n’aboutit pas à la production d’un autre être :il 
ne produit rien que lui-même, il est lui tout entier. Îl 
n'y a pas là deux choses, mais une seule. Il ne faut pas 
craindre d'admettre que l’acte premier (ἐνέργεια ἢ πρώτη) 
n'a point d'essence, mais il faut considérer l’acte de Dieu 
comme étant sa substance même (ὑπόστασις) ‘. » Le point 
le vue d’Aristote se retrouve donc dans Plotin; mais 
l'actualité éternelle du premier principe, au lieu d'être 
considérée comme suppressive de toute puissance, est au 
contraire la puissance universelle. C’est parce que Dieu 
possède en lui la perfection de la réalité et qu'il est émi- 
nomment toules choses, qu’il rend toutes choses possi- 
hlus. Ainsi sont ramenées à l'identité absolue, au sein de 


|. Enn., Il, 1x, 1. 

3, VI, va, 9 . ὺ 
4, 1δ., 16. 

. Ib., 20. 


ÉCOLE NÉOPLATONICIENNE D'ALEXANDRIE 211 


la cause suprême (τὸ αἰτιώτατον) ', les deux notions fon- 
damentales de la métaphysique, séparées dans l’expé- 
rience et inséparables pour la raison. Sous ce principe 
obscur et mystérieux de la puissance, que Platon et Aris- 
lote appelaient la matière, et qui semblait s'opposer à 
Dieu, Plotin voit Dieu même dans son actualité la plus 
parfaite. Dès lors le mot de puissance prend un sens 
nouveau, qu’il gardera toujours : 1l désigne la puissance 
active de l’être qui peut tout parce qu'il est lui-même la 
perfection de toutes choses. « Le Premier, dit expressé- 
ment Plotin, est la puissance de toutes choses, non dans 
le sens où l’on dit que la matière est en puissance, pour 
indiquer. qu’elle reçoit, qu’elle pâtit, mais dans le sens 
opposé, pour dire que l’'Un produit ?. » 


1. Enn., ib., 18. 
2. V, ur, 15. 


À propos de ce chapitre et des suivants, le rapport fait au 
nom de la section de philosophie sur le concours Bordin 
contient les objections suivantes : « L'auteur du mémoire 
semble hésiter et varier quand il apprécie la tentative alexan- 
drine. D’abord, Plotin l’éblouit et obtient de cet esprit si 
clairvoyant d'ordinaire des éloges presque sans restriction. 
Il trouve que les Ennéades contiennent une philosophie le plus 
souvent admirable, dont la valeur ne lui semble pas avoir été 
Justement appréciée. Il a des excuses et même des louanges 
pour des opinions de Plotin regardées jusqu'ici comme des 
erreurs. 1} dit, par exemple, que, si le Dieu de Plotin ne pense 
pas, ce n’est pas parce que la pensée lui manque, mais au 
contraire à cause de l’éminence même de sa pensée. Mais, 
répondra-t-on, comment l’éminence de la pensée consiste- 
rait-elle à ne pas penser? La philosophie de Plotin, comme 
Celle de Proclus, a des enivrements redoutables auxquels 
l'historien des systèmes doit savoir résister. Dans un autre 
endroit, l’auteur subit encore la fascination dangereuse de 
celle métaphysique ardue et subtile à la fois. Dans cette 
méthode d'interprétation qui conduirait non seulement à 
l'approbation, mais à l’admiration du Néoplatonisme, il y a 
un péril sérieux. » 

On nous reproche d’abord « d’avoir des excuses et même 
des louanges pour des opinions de Plotin regardées jusqu'ici 
comme des erreurs ». Les traditions reçues ne nous semble- 


249 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


raient pas une raison suffisante pour condamner Plotin; 
mais, loin de rompre avec la véritable tradition en ce qui 
concerne les Alexandrins, nous croyons au contraire lavoir 
rétablie et justifiée. C’est seulement dans ces derniers temps, 
et depuis Cousin, qu’on a imaginé d'attribuer à Plotin la 
doctrine du Dieu abstrait identique au non-être. On verra, 
dans notre chapitre sur le Christianisme, que la théorie de 
Plotin a été admirée et presque entièrement acceptée (sauf les 
points que nous déterminerons) par tous les Pères de l'Église, 
par la plupart des docteurs du moyen âge, tels que saint An- 
selme, et, dans les temps modernes, par Petau, Thomassin 
et Bossuet lui-même. Thomassin, en particulier, admire 
presque sans réserve la théologie de Plotin, et ne rejette que 
l'inégalité des personnes divines. Il est à croire que les doc- 
teurs chrétiens n’auraient pas montré une admiration sem- 
blable pour un Dieu-néant. C’est Cousin qui, dans une réaction 
exagérée contre tout ce qui lui paraissait suspect de mysti- 
cisme, a prêté cette doctrine aux Alexandrins en dépit des 
textes, qu’il n’avait sans doute pas lus. « C’est, dit-il, une unité 
qui s’ignore et qui nous est incompréhensible, une abstraction 
indéfinissable, innommable, un pur néant. » (Hist. gén. de la 
Phil., éd. in-18, 1864, p. 169.) Plotin a cependant assez répété 
combien il est faux de dire que Dieu s’ignore, ou qu'il est une 
abstraction, ou qu’il est un néant. « La vraie unité absolue, 
dit encore Cousin, doit être quelque chose d’absolument indé- 
terminé, qui n’est pas, à proprement parler, qui ne peut même 
se nommer l’innommable, comme dit Plotin. Ce principe, qui 
n’est pas, à plus forte raison ne peut penser, car toute pensée 
est encore bien plus une détermination, une manière d’être. 
Ainsi l'être et la pensée sont exclus de l'unité absolue. Si 
l’'Alexandrinisme les admet, ce n’est que comme une dé- 
chéance, une dégradation de l'unité. » (Jbid., p. 176.) Cousin 
n’a point saisi le sens nouveau que prend, chez Plotin 
comme chez les Chrétiens, le mot d’infini (ἄπειρος, &opioôch 
qui exprime comme aujourd'hui l'absence de bornes, de 
délimitation, de dé-termination (d’après l’'étymologie du mol). 
Même évolution dans le mot de puissance, qui prend chez 
Plotin et gardera désormais le sens actif. Reprocher à Plotin 
d’avoir fait rentrer la matière en Dieu, l’infinité dans la per- 
fection même, et d’avoir ainsi mis fin à tout dualisme, c'est 
méconnaître ce qui est la gloire même de Plotin. Quant à la 
prétendue déchéance ou chute qui produirait la pensée et la 
vie, c’est encore une erreur qui ne se trouve pas dans Plotin, 
mais seulement chez les Gnostiques et chez des disciples inf 
dèles à leur maître. Nous allons en voir tout à l’treure la réfu- 
tation par Plotin lui-même. L’idée fondamentale de la proces- 
sion est précisément que le principe producteur engendre 


ÉCOLE NÉOPLATONICIENNE D’ALEXANDRIE 213 


sans déchoir et sans changer, «en demeurant dans son état 
propre ». — M. Vacherot, dans son histoire de l’École d’Alexan- 
drie, semble demeurer ambigu dans l'interprétation de la 
vraie pensée de Plotin, et comme il penche lui-même du côté 
de l’hégélianisme, tel qu’on l’entendait alors, il s'efforce à son 
tour de retrouver dans Plotin le Dieu non-être attribué plus 
ou moins exactement à Hegel. — M. Jules Simon, tout en 
admirant la théorie de l’incompréhensibilité divine, repro- 
duit aussi en grande partie les critiques de Cousin. — M. Ra- 
vaisson, si peu favorable à Platon lui-même, attribue à Plotin 
toutes les erreurs qu’il ἃ cru trouver déjà dans Platon. A 
ses yeux le Dieu de Plotin, comme celui de Platon, est « le 
commencement informe d’où l'être s’est élevé graduellement 
à ce qu'il est; l'unité vague, indéfinie en étendue, par cela 
même qu’elle est nulle en compréhension et en intensité, 
être pur identique avec le pur néant; l'absolu Universel, 
matière intelligible, chaos où tout se fond, néant où tout 
vient cesser d’être. » (Essai sur la Mét. d’Arist., t. IT, p. 566.) 
On le’ voit, M. Ravaisson paraît confondre le principe du 
Bien et la matière informe décrite dans le Timée, c’est-à-dire 
les deux extrémités de la dialectique. Il est vrai que Plotin 
a ramené à l'unité ces deux extrêmes; mais, parce qu’il a 
placé la matière dans le Bien même, est-il juste d’attribuer 
à son Dieu tous les caractères de la matière indéfinie et de 
la puissance passive, sans les compléter par les caractères 
du Bien et de la puissance active? Ce serait prendre seu- 
lement la moitié des assertions de Plotin, et le juger sans 
tenir compte de l’autre moitié. La thèse et l’antithèse son 
inséparables dans Plotin. — M. Lévêque, quoique profondé- 
ment platonicien, s’est montré parfois très sévère pour l’École 
d'Alexandrie, par exemple dans son morceau sur le Dieu 
de Proclus. Dans son rapport à l’Académie des Sciences 
morales, il nous reproche, comme on vient de voir, au nom 
de la section de philosophie, de nous être laissé fasciner et 
séduire par Plotin. Nous l’avouons, c’est pour nous un pro- 
cédé de méthode, dans l'exposition des hautes doctrines 
philosophiques, de suivre aussi loin que possible la pensée 
des grands génies et d’y céder comme par un entrainement 
réfléchi. Cette sorte de séduction méthodique doit d’ailleurs 
être suivie du doute méthodique, comme la thèse est suivie 
de son antithèse. Ce qui paraît une indulgence excessive 
n'est que justice : car les livres des grands philosophes 
expriment toujours incomplètement leur pensée; la? parole 
trahit souvent l’idée, surtout dans les détails; nous croyons 
donc que, si l’interprète ne met pas le plus de bonne volonté 
possible à comprendre et à suivre son auteur, il arrive à 
être injuste à son égard. Après tout, quand c’est un génie 


ἐμ LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


[ui parle, ne devons-nous pas être disposés à prendre les 
“huses dans le meilleur sens, quoique en réservant à notre 
Hisement propre la plus entière liberté? Tout travail sincère 
un génie ou même d’un esprit réfléchi doit être pour 
nnus précieux. « ἢ n’y a rien d’absolument vil ni de mépri- 
salé », dit Platon dans le Parménide; toutes les pensées de 
l'homme, toutes les doctrines des philosophes, même les 
\lus étranges, reflètent l’'Idée, ou, comme la monade de 
Luilniz, sont représentalives de la vérité universelle. — 
Venons maintenant au reproche de contradiction qui nous 
ὑπ adressé : « D’après l’auteur du mémoire, si le Dieu de 
l‘lulin ne pense pas, ce n’est pas parce que la pensée lui 
Hianque, mais à cause de l’éminence même de sa pensée. 
\luis comment l’éminence de la pensée consisterait-elle à ne 
Las penser? » En premier lieu, les expressions qui nous sont 
11 reprochées sont, comme on Pa vu, de Proclus. Notre tâche 
“lant en ce moment d’exposer les doctrines de Plotin, et non 
ile les'juger d’une manière définitive, nous ne pouvions 
trouver de formule qui exprimât plus fidèlemenl la pensée 
il“xandrine et qui fût appuyée d’une meilleure autorité. Ne 
vaul-il pas mieux interpréter Plolin par Proclus que par Cou- 
ἀπ Quant à l’objection : « Comment l’éminence de la pensée 
“ansisterait-elle à ne pas penser », elle nous semble dénaturer 
ἢ doctrine de Plotin. Cousin disait également : « L’être au- 
“asus de l'intelligence, c’est l’être sans intelligence. » (lbid., 
h. 82.) Mais Plotin ne prétend pas que l’éminence de la pensée 
‘unsiste à ne point penser; il répète, au contraire. qu'il est 
inexact d'attribuer à Dieu l’absence de pensée et l'ignorance 
il" soi-même. Dire purement et simplement que Dieu ne 
hiinse pas, c’est exprimer la thèse négative sans la compléter 
hur la thèse affirmative. L'éminence de la pensée consiste 
‘lans une pensée tellement parfaite qu’elle ne fasse plus 
‘jun avec toutes les autres perfections, et ne puisse plus 
vire appelée proprement et spécialement la pensée. ΠΥ à 
une grande différence entre cette proposition et la précé- 
ilunle. En général la perfection d’une chose consiste, d'après 
l'Intin, à ne plus être spécialement cette chose, et à s'iden- 
lilivr avec tout le reste dans l'unité infinie du Bien. I 
he faut pas juger Plotin sur quelques expressions malheu- 
“uses et pour lesquelles il réclame l’indulgence (Enn., ΥἹ, 
vin, 43), mais sur l’ensemble de sa doctrine. Il distingue 
ii-même sa théorie de celle des Gnostiques, qui, compre- 
nant mal le principe supérieur à la pensée, ne faisaient 
ue « tomber en dehors de l'intelligence en voulant s'élever 
7 pi : Τὸ δὲ ὑπὲρ νοῦν ἤδη ἐστὶν ἔξω νοῦ πεσεῖν. » Enn, 
Ι. 1x, 9. 


CHAPITRE II 


PLOTIN (SUITE) 


RAPPORTS DE ΕἾΝ AU MULTIPLE. — 1. La pr'ocession. — Pourquoi 
Dieu procède et engendre. — Que le Bien n’engendri pas 
par nécessité ou par besoin, ni par hasard, ni par 11Π| 
liberté indifférente, ni par un amour proprement dit. mile 
de désir, mais par son être même et parce qu’il e-l le 
Bien. Comment il produit à la fois la possibilité et la vealile 
du monde. — Il. La procession en Dieu. La Trinité. — 
49 Procession de l'intelligence : le Fils. — 20 Procession de 
l'âme. — III. Procession dans le monde. La descent“ ile: 
âmes. — IV. Le retour à l’unité. La connaissance, l'arour. 
l’extase. — 1° La connaissance. Les opérations discursive: 
et la vie pratique. L'intelligence intuitive et la vie conlem- 
plative. Le Beau, objet de la contemplation; théorie «lu 
Beau. Comparaison avec Platon. Rapport du Beau οἱ «li 
Bien. — 20 L'amour. Le Bien, son objet. Que l'amour juur- 
suit, au delà des Idées, le Bien-un. —- 3° L’extase, relour à 
l'unité. Qu'elle n’est pas l’absorption dans le néant. mais 
dans la plénitude de l'être. 


Ι. « Dieu n'a pas besoin des choses qu'il a engendrées : 
car c’est lui qui leur a donné tout ce qui se trouve en 
elles ; il n’avait pas besoin, d’ailleurs, d’engendrer; il r: 
encore tel qu'il était auparavant ; rien ne serait ehanur 
pour lui s’il n'avait pas engendré. S'il eût été possihle 
que d’autres reçussent l’existence, 1] ne la leur auruil js 
refusée par jalousie. Maintenant, il n'est plus possible 
que rien soit engendré. Dieu a engendré tout ce qu'il 


216 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


pouvait engendrer. Î! n'est point d'ailleurs l’univer- 
salité des choses : il aurait ainsi besoin d’elles. Élevé 
au-dessus de toutes, 1] a pu les engendrer et leur 
permettre d'exister pour elles-mêmes en les dominant 
toutes !. » — On attribue à tort aux Néoplatoniciens 
l'opinion d’après laquelle le monde serait nécessaire à 
Dieu, comme Dieu est nécessaire au monde; rien n'est 
plus opposé à leur doctrine sur l’absolue indépendance 
du Bien, qui n’a pas même besoin de l'essence et de l'in- 
telligence. Dieu, sans le monde, est complet, parfait, 
réel et actuel. Ce sont les Stoïciens, et non Plotin,.qui 
ont dit que Dieu existe par. le monde, et le monde par 
Dieu, parce que le monde et Dieu ne font qu’un. L'uni- 
vers, dans le Néoplatonisme, est si peu nécessaire à Dieu 
que toute la difficulté est de comprendre comment le Pre- 
mier Principe, qui n'avait besoin de rien, a pu devenir 
producteur. 

Cependant, l'ambition de Plotin est de montrer à la 
fois deux choses : d’une part, que le monde n'est pas 
nécessaire à Dieu, puisque Dieu existe par lui-même el 
est par lui-même le Bien; d'autre part, que, Dieu exis- 
tant et étant le Bien, l’existence du monde devient néces- 
saire, non d’une nécessité primitive et absolue, mais 
d'une nécessité dérivée et relative à la perfection divine. 
Ces deux points de vue, qui semblent se contredire, se 
concilient parfaitement aux yeux de Plotin : la nécessité 
de Dieu est absolue et a son fondement en elle-même, la 
nécessité du monde est relative et a son fondement dans 
le caractère communicable du Bien. 

Plotin écarte avec soin tout mode de génération qui 
rabaisserait la majesté divine. Dieu n’engendre pas par 
besoin, car il se suffit à lui-mêrne. Il n’engendre pas par 
désir, ni par un amour qui enveloppe le désir. «Il ne faut 
pas croire, en effet, que l’Un ait désiré d’abôrd engendrer 


ἡ, Enn., V, v, 12. 


PLOTIN 217 


l'Intelligence, et l’ait engendrée ensuite, de telle sorte 
que ce désir ait élé un intermédiaire entre le principe 
générateur et la chose engendrée. L’Un n'a pu rien dési- 
rer; s’il eût désiré, 1l eût été imparfait, puisqu'il n’eût 
pas possédé encore ce qu'il désirait. On ne saurait d’ail- 
leurs supposer qu’il manquât quelque chose à l’Un : car 
il n’y avait aucune chose vers laquelle 1] pût se porter. Il 
est donc évident que l’hypostase qui lui est inférieure ἃ 
recu de lui l'existence sans qu'il ait cessé de demeurer 
dans son état propre. Donc, pour qu'il y ait une hypos- 
tase inférieure à l’Un, 1} faut qu’il demeure parfaitement 
fanquille en lui-même ; autrement, il entrera en mouve- 
ment ; on imaginera en lui un mouvement avant le pre- 
mier mouvement, une pensée avant la première pensée ; 
son premier acte sera imparfait, et ne consistera que dans 
une simple tendance !. » Ainsi ce n’est pas en se dévelop- 
pant, en passant de la puissance à l'acte, que le Bien 
engendre. Il est éternellement actuel, et enferme le pos- 
sible non pour lui, mais pour les autres êtres. Par là, il 
est à la fois acte immanent et puissance transitive. 
L'affirmation simultanée de ces deux choses est le fond 
même de l’idée de la procession, car la procession a pour 
but d'attribuer à Dieu un mode de fécondité qui lui 
permette de produire le mouvement et le progrès tout en 
demeurant lui-même immuable dans sa perfection. Plotin 
repousse donc loute explication du mouvement et du 
multiple qui transporterait le mouvemeut et la multipli- 
cité dans l’être parfait. Voilà pourquoi Plotin dit : « L’hy- 
poslase inférieure a recu de lui l’existence sans qu’il ait 
cessé de demeurer dans son état propre. Donc, pour qu’il 
y ait une hypostase inférieure à l’Un, il faut qu’il de- 
meure parfaitement tranquille en soi. » On ne peut nier 
ce principe sans introduire de nouveau dans la philoso- 
phie le panthéisme stoïcien *. 

4, Enn., V, ui, 12. 

2. Cousin (Ibid. p. 116 et suiv.) attribue à Plotin la doc- 


2148 . LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


Si ce n'est pas par besoin, est-ce done par hasard que 
Dieu engendre? « Mais le Principe de tous les êtres ban- 
nit de l'univers le hasard en donnant à chacun une /dée, 
une détermination (εἴδος χαὶ πέρας, χαὶ μορφὴν διδοῦσα), 
et il est impossible d'attribuer au hasard la production 
des êtres ainsi engendrés d’une manière conforme à la 
raison !, » 

Dirons-nous alors que Dieu engendre par nécessité? 
Mais, nous l'avons déjà vu, le monde n’est nullement né- 
cessaire à Dieu. De plus, « Dieu n’est pas soumis à la 
nécessité, mais 1] est lui-même pour les autres êtres la 
Nécessité et la Loi ? ». 

Reste à dire que Dieu a engendré librement. — Oui, 
sans doute, il y a liberté en Dieu, si on entend par à 
l'indépendance absolue d’une nature au-dessus de laquelle 
il n'y ἃ rien et qui est le principe de toutes choses, y 
compris la nécessité même. Mais, si on entend par liberté 
le pouvoir de choisir après délibération entre deux con- 
traires, entre le bien et le mal, comment attribuer à Dieu 
celle prétendue puissance, qui n’est qu’une puissance 
défaillante? « Vous dites que Dieu n’est pas libre de 
faire le bien, et n’est pas tout-puissant, parce qu'il ne 


triné qui fait de l’acle créateur une chute ou une déchéance 
16 Diën. Comme on voit, la procession consiste, au contraire, 
en ce que linfériorité de l'effet par rapport à la cause ne 
change rien à la perfection même de la cause. Dieu produit 
l'imparfait-perfectible sans se perfectionner lui-même, puis- 
qu'il est déjà parfait. Ce n’est pas le principe générateur qui 
lombe en engendrant; il reste, au contraire : c’est le principe 
engendré qui {ombe du principe générateur, où il n'était 
d'abord qu’une diminution purement possible d’une perfec- 
lion actuelle et complète. Cette diminution ne se produit pas 
‘dans la perfection même, « qui reste parfaitement tran- 
quille », mais en dehors d’elle. En un mot, le produit doit 
ëlré inférieur dans son existence actuelle à la perfection 
actuelle du producteur, et adéquat à cette perfection seule- 
ment dans sa virtualité et ses progrès à venir. 

1, Enn., VI, vus, 10. 

2, 1b., 40. 


PLOTIN 219 


saurait faire le mal? Mais, en Dieu, la puissance ne con- 
siste pas à pouvoir les contraires; c'est une puissance 
constante et immuable, dont la perfection consiste préci- 
sément à ne pas s’écarler de ce qui est bon : car pouvoir 
les contraires est le caractère propre de l'être incapable 
de se tenir toujours au meilleur... Qu'est-ce que la 
volonté de Dieu, si l’on ne reconnaît pas qu'il veul pur 
cela seul qu’il subsiste? D'où lui est donc alors venuc sa 
volonté? Serait-ce de son essence ?.. Mais sa volonté «tail 
déjà dans son essence ; car il n’y a en Dieu rien qui ilif- 
fère de l’essence... Donc le principe , la volonté élail 
Dieu même; par suite, Dieu est comme il a voulu ëlre «l 
lel qu'il l’a voulu !. » Cette volonté de Dieu n'est js 
indifférente, mais éternellement déterminée au bien. qui 
est Dieu même, qui est la volonté même. De sorte que son 
acte est tout à la fois libre et nécessaire ; ou plutôt il n el 
ni libre ni nécessaire, au sens humain de ces expressions. 
Si la volonté de Dieu est déterminée, et déterminée d'une 
manière unique, ce n’est pas par l’effet de la nécessilr ; 
car la nécessité n'existait pas avant lui ?. » « C'est par 
i-même que le Premier est d’une manière unique. Il ne 
saurait être autre qu’il est : il est ce qu'il fallait quil 
fût; il ne l’est point par accident, il l'est parce qu'il 
devait l’être; or celui qui est ce qu’il devait être esl le 
principe des choses qui devaient exister, Il n'est ilone 
pas ce qu'il est par accident, ni d’une manière conlin- 
gente : est ce qu'il fallait qu’il fût; encore le lrrimr 
1] fallait est-l impropre 3. » En effet, ce terme semble 
indiquer une nécessité supérieure à Dieu, tandis que 
Dieu est à lui-même sa propre nécessité ; — ce qui nrx- 
clut pas, mais appelle au contraire la suprême liberte. 
Dieu a donc engendré par une volonté souverainemenl 


4. Enn., VI, vu, 10. 
2. Ib., 9. 
3. Ibid. 


920 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


indépendante, qui est sa substance même; car les qua- 
lités en lui ne sont pas distinctes de la substancce. Aussi 
est-ce dans la nature la plus intime de Dieu qu'est le 
secret de la génération. Secret ineffable, selon Plotin, 
que nous devons cependant nous efforcer de concevoir et 
d'exprimer par une voie indirecte. 

Premièrement, le monde n'est possible que si Dieu est 
et n’est pas tout à la fois toutes choses. Dieu, étant infini- 
ment déterminé, contient toutes les déterminations dans 
une réelle unité : 1] est la « raison une qui embrasse tout 
(εἷς πάντα λόγος) !. » Mais par là même il ne contient au- 
cune détermination particulière : « L’Un est toutes cho- 
ses, et n'est aucune de ces choses ?. » Or, « c’est parce 
qu’il n’y a rien dans l’Un que tout peut en venir * ». ἢ 
n'y a rien, c'est-à-dire : Il n’y ἃ en lui aucune des choses 
dérivées qui en doivent provenir. 

Secondement, la réalité du monde repose également 
sur la réalité et la perfection de Dieu. Le monde élant 
possible, pourquoi Dieu ne le produirait-il pas? Sans 
doute il n'a pas besoin du monde, mais il n’a pas non 
plus besoin d’être unique et solitaire. Il n’a aucune 
raison de ne pas créer, et il a au contraire une raison de 
créer ; raison qui n'est point une nécessité supérieure au 
Bien, mais une nécessité identique au Bien même. Le 
Bien produit parce qu’il est le Bien. « Nous voyons que 
tout ce qui arrive à la perfection ne peut se reposer 
stérilement en soi-même, mais engendre et produit. Non 
seulement les êtres capables de choix, mais encore ceux 
qui sont privés de réflexion et même d'âme, font partici- 
per, autant qu’ils le peuvent, les autres êtres à ce qui esl 
en eux : ainsi le feu émet de la chaleur, et la neige, du 
froid ; les sucs des plantes tendent à communiquer leurs 


4. Enn., 11. 
2. V, τι, 1. 
3. Ibid. 


PLOTIN 221 


propriétés. Toutes choses dans la nature imitent le Prin- 
cipe premier en engendrant, pour arriver à la perpétuité 
el manifester leur bonté. Comment donc celui qui est sou- 
verainement parfait, qui est le Bien suprême, resterait-il 
renfermé en lui-même, comme si un sentiment de jalousie 
l'empêchait de faire part de lui-même, ou comme s’il 
était impuissant, lui qui est la puissance de toutes chio- 
ses? Comment alors serait-il encore principe ? Il faut donc 
qu’il engendre quelque chose, comme ce qu'il engendre 
doit engendrer à son tour. Il est, en effet, nécessaire 
qu'il y ait quelque chose au-dessous du Premier *. » 
Cela est nécessaire, non en soi, mais par la nature du 
Principe, qui est à lui-même sa nécessité et sa liberlé, οἱ 
qui rend les choses nécessaires par l’acte absolu de son 
indépendance. 

Ainsi Plotin, comme Platon, trouve la raison du moule 
dans la bonté de Dieu; mais dans une bonté qui semble 
encore trop intrinsèque, identique à la perfection, el qui 
n'est pas, à proprement parler, la bienveillance, l'amour. 
Plotin s'approche parfois très près de cette idée d'une 
bonté bienveillante et aimante. S’il exclut de Dieu l'amour, 
c'est qu’il entend par l'amour un désir et un hesoin: 
mais il admet en Dieu l'absence d'envie. Dieu ne \eul 
pas le mal d'autrui, dit-il avec Platon. Donc 1] veul le 
bien des autres êtres. C’est là une idée voisine de la pre- 
mière. Cependant, encore une fois, ce n'est pas la hen- 
veillance que Plotin aperçoit surtout en Dieu, mais plulûl 
le Bien intrinsèque : il ne s'élève pas jusqu'à une idée 
claire de l'identité en Dieu de la Perfection et le 
l'Amour ?. 

Il en résulte que la procession néoplatonicienne semble 
se confondre avec l’émanation orientale. Le Dieu iles 
Chrétiens engendre et crée par amour et par hiberlé: le 


1, Enn., V,1, 6, 1. 
2. Voy. Ravaisson, Il, 434, 


τς ἘΠ ἘῊΝ | 
“" τ tout 


999 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


ἂν 


Dieu de Plotin engendre par nature, et par quelque 
chose de supérieur à la liberté comme à la nécessité : il 
produit par son existence même. Néanmoins on a beau- 
coup exagéré la différence des deux doctrines. Toutes les 
expressions dont se sert Plotin par rapport à Dieu ont un 
sens relatif, et chaque affirmation a besoin d’être complé- 
lée par l'affirmation contraire. Nul n’a mieux compris 
que Plon l'insuffisance de nos conceptions οἱ de nos 
représentations quand 1] s’agit du Premier Principe. Les 
mots d'amour, de liberté, de nécessité, lui paraissent 
tous aussi inexacts l’un que l’autre, également suspects 
d'anthropomorphisme. Le fond de sa pensée, c'est que 
Dieu a engendré par une raison suprême, qui est à k 
fois amour, liberté, nécessité, qui par conséquent n’est 
aucune de ces choses, et qui ne diffère pas de Dieu 
même. 

Cette pensée, il est vrai, demeure vague dans les 
L'nnéades ; et, quand il s’agit de choisir une expression 
précise pour déterminer l'acte divin, Plotin semble choisir 
de préférence tout ce qui entraine l’idée de nécessilé. 
Sans cesse préoccupé du caractère absolu de Dieu, 1 
s'attache surtout à exclure de sa perfection la contingence, 
le hasard, la relation et la multiplicité. C’est aux êtres 
inintelligents qu'il emprunte de préférence des analogies 
pour expliquer la génération. Le feu qui rayonne, ἰὰ 
source qui s’épanche, la sève qui surabonde, voilà les 
images de la procession éternelle. La métaphore platoni- 
cienne du Démiurge, de l'artiste qui délibère et contemple 
un modèle, semble à Plotin indigne de Dieu, ou du moins 
de la première hypostase. Comme si les extrêmes se tou- 
chaient, ce sont les objets matériels, et non l’âme, qui lui 
fournissent la représentation du Principe suprême. 

IL. Maintenant, qu'engendre Dieu immédiatement? Là 
est le point délicat dans la doctrine de Plotin, là est la 
transition difficile. Plotin a conçu le Bien-un comme 


PLOTIN 293 


absolument parfait, comme se suffisant à lui-même, 
comme avant de lui-même une ineffable intuition et un 
ineffable amour, qui rendent pour lui inutiles l’intelli- 
gence et l'essence proprement dites. Il en résulte qu'en 
dehors de cette perfection suprême le moins parfait seul 
peut exister. Dieu, enveloppant dans sa réalité tout le 
bien possible et réalisable, va le communiquer par degrés 
à des êtres qui ne pourront l’égaler : voilà le principe 
d'où part Plotin. Mais cette communication va-t-elle se 
faire en commençant par l’inférieur pour produire en- 
suite le supérieur, ou va-t-elle commencer par le supé- 
rieur pour descendre peu à peu à l’inférieur? Dans le 
premier cas, Dieu produirait immédiatement la matière 
première, puis la matière seconde, puis l’âme, l'intelli- 
gence et l'amour, toutes choses dont l’évolution constitue 
le développement historique du monde, la réalisation 
progressive du divin dans la nature et l'humanité. Ce 
progrès de la matière à Dieu se trouve bien dans Plotin, 
sous le nom de conversion ou retour: mais pourquoi 
Plotin ne se contente-t-il pas de poser ainsi, dans la 
région de l'éternité, le Bien-un ou le Parfait, et, dans la 
région du temps, le bien multiple, l’imparfait qui se per- 
fectionne? — C’est que, d’après Plotin, un moyen terme 
est nécessaire. Comment le premier objet de la pensée et 
de l’activité divine, le premier produit de Dieu, serait-il 
l'imperfection radicale? Dieu serait donc réduit à com- 
mencer par le plus imparfait ? Il semble à Plotin que le 
premier effet de la fécondité divine doit être aussi parfait 
qu'il est possible, et par conséquent aussi près de Dieu 
qu'une chose peut l'être. S'il en est ainsi, le Bien-un 
devra engendrer, du sein de son inaltérable perfection, 
un être qui ne différera de lui qu’infiniment peu, qui sera 
seulement distinct de lui sans en être séparé. Cet être 
est le Fils. Mais, outre le Bien et son fils, on peut con- 
cevoir encore un degré de perfection immédiatement 
inférieur aux deux premiers. Ce degré peut être réalisé 


994 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


sans que les deux premiers y perdent rien ; il vaut done 
mieux qu'il le soit, et 1] le sera. Cet être qui diffère infini- 
ment peu du premier-né, sans pourtant se confondre 
avec lui, engendrera à son tour; et ainsi de suile, jus- 
qu'aux dernières limites du bien communicable, jusqu'au 
legré le plus infime de l'être et de la perfection. Est-ce 
lout, et le possible est-il épuisé ? — Pas encore. Ce der- 
hier degré, ce minimum de perfection ‘auquel nous som- 
ΠΝ arrivés, ne restera pas tel qu'il est; car 1] Υ a au- 
lessus de lui un degré de perfection réalisable pour 
lui-même et déjà réalisé dans le principe immédiatement 
supérieur. Le dernier des êtres va donc se tourner vers 
celui qui l’engendre et le précède, se rendre semblable à 
lui, se suspendre à lui, s'unir à lui. Par là il se perfec- 
lionnera, et, remontant de degré en degré, se convertira 
vers le Bien-un. Ce mouvement de conversion et d’amour 
50. retrouve à tous les degrés de l’être. Dès le premier 
loyré, le Fils, à peine engendré, se retourne vers le Père 
cl rentre dans son sein ; en même temps il engendre 
l'Ameé, qui se retourne aussitôt vers son principe géné- 
'ileur, Ainsi descendent et montent tous les biens engen- 
rés, sortant et ne sortant pas du Bien générateur, exis- 
lant en lui, vivant en lui, toujours portés par son sein 
fécond, Considéré dans cette descente infinie, qui s’annule 
elle-même à tous les degrés par une ascension infinie, le 
produit de Dieu est digne de son producteur : tout le bien 
hossible est épuisé, le mieux se réalise dans tous les 
sens, et le mal n’est plus qu’une ombre fugitive qui 
5 evanouit aussitôt dans la pure lumière du bien. 

Ainsi, à vrai dire, Plotin croit devoir admettre deux 
mondes produits par Dieu : l’un déjà réalisé, le monde 
céleste des hypostases, l’autre se réalisant sans cesse dans 
la nature et l'humanité ; l’un descendant et l’autre ascen- 
dant. 

Mais, en admettant cette conception d’une descenie 
suivie de retour, il reste toujours à savoir en quoi consiste 


PLOTIN 225 


précisément ce premier-né de Dieu qui diffère infini- 
‘ment peu de son père. Plotin, ne trouvant rien de plus beau 
dans l’homme que l'âme, dans l’âme, que l'intelligence, 
dans l'intelligence, que l’unité en possession de soi et 
jouissant de soi, transporte dans la région transcendante 
la même hiérarchie. 

Souverainement incompréhensible pour nous, le Bien- 
un n'en est pas moins en lui-même le suprême Intelligi- 
ble ; c’est en tant qu’Intelligible qu'il engendre la seconde 
hypostase, l’Intelligence. « L'Intelligible demeure en lui- 
même, et n’a pas besoin d’autre chose, comme en a besoin 
ce qui voit οἱ ce qui pense ; car ce qui pense a besoin de 
contempler l’Intelhgible.… Or, si Dieu engendre quelque 
chose en demeurant en lui-même, il l’'engendre précisé- 
ment quand il est au plus haut point ce qu'il est. C'est 
donc en demeurant dans son état propre qu'il engendre 
ce qu’il engendre; c’est en demeurant, dis-je, qu'il en- 
gendre. Or, puisqu'il demeure l’/ntelligible, ce qu’il 
engendre ne peut être que l’/ntelligence; alors l’intelli- 
gence, en existant et en pensant le principe dont elle vient 
(car elle ne saurait penser à un autre objet), devient à la 
fois intelligence et intelligible ; mais ce second intelligible 
différe du premier ΑΝ dont 1] procède, et n’en est 
que l'image et le reflet *. 

« Puisque l’Un est immobile, c'est sans consentement 
[au sens propre de ce mot}, sans volonté, sans aucune 
espèce de mouvement, qu'il produit l’hypostase qui tient 
le second rang... C’est le rayonnement d’une lumière 
qui s'en échappe, sans troubler sa quiétude, semblable à 
la splendeur qui émane perpétuellement du soleil sans 
qu'il sorte e de son repos, et qui l’environne sans le 
quitter ?. 

« De même que la vue du ciel ct de l'éclat des astres 


4. Enn., V, ιν, 2. 
2. V, 1, 6 
111, — 15 


226 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


fait chercher et concevoir leur auteur, de même la con- 
templation du monde intelligible et l’admiration qu'elle’ 
inspire conduisent à en chercher le Père. On se dit alors: 
Quel est celui qui a donné l'existence au monde intelli- 
gible? Où et comment a-t-il engendré cet Intellect si pur, 
ce FILS si beau, qui tient de son PÈRE toute sa plénitude? 
Ce principe suprême n’est lui-même ni intellect, ni fils; 
il est supérieur à l’Intellect, qui est son fils. L'Intellect, 
son fils, est après lui, parce qu'il ἃ besoin de recevoir de 
lui son intellection et la plénitude qui est sa nourriture; 
il lient le premier rang après Celui qui n’a besoin derien, 
pas même d'intellection !. » 

L'Intelligence est une et multiple; elle voit donc en 
elle-même tous les êtres possibles, toutes les Idées. À son 
tour, elle déborde, elle se déploie dans une multiplicité 
nouvelle; car pourquoi ne réaliserait-elle pas le possible 
qu’elle enveloppe dans son actualité? Elle procède donc el 
engendre l’Ame. L’Ame, enfin, projette l'étendue, le temps 
et le mouvement, conditions nécessaires de cette sorle 
d'analyse sensible qui succède à la synthèse intelligible. 
« L’Ame est le verbe et l'acte de l’Intelligence, comme 
l'Intelligence est le verbe et l’acte de l’Un ?. Mais l’Ame 
est un verbe obscur. Étant l’image de l’Intelligence, elle 
doit contempler l'Intelligence, comme celle-ci doit, pour 


ἃ, Enn., Il, viu, 40. On a dit que, quand Plotin appelait la 
première hypostase le Père, il entendait seulement comme 
Platon le père du monde. On voit par ce passage combien 
cette opinion est erronée. L’'Un est le Père; le Verbe, l’In- 
tellect, le λόγος, est le Fils, comme dans la théologie chré- 
tienne. 

2. M. Ravaisson (IL, 441) fait remarquer que, selon saint Gré- 
goire le TFhaumaturge, saint Basile, saint Athanase. saint C\- 
rille d'Alexandrie, saint Jean Damascène, saint Augustin, etc. 
ces diverses qualifications ne conviennent pas moins au 
Saint-Esprit à l'égard du Fils, qu’au Fils à l’égard du Père. 
Voyez Denys Petau, Dogm. theol., 11, 6179, 681. Le Fils est 
aussi appelé l'interprète, l’image du Père (ἑρμηνεντικὴ εἰχών). 

. It, 44. 


PLOTIN 997 


subsister, contempler l'Un. Si l’Intelligence contemple 
l’'Un, ce n'est pas qu'elle s’en trouve séparée, c’est seu- 
lement parce qu’elle est après lui. Il n’y a nul intermé- 
diaire entre l’Un et l’Intelligence, non plus qu'entre l’In- 
telligence et l’'Ame. Tout être engendré désire s'unir au 
principe qui l’engendre, et il l’aime, surtout quand Celui 
qui engendre et celui qui est engendré sont seuls. Or, 
quand Celui qui engendre est souverainement parfait, 
Celui qui est engendré doit lui être si étroitement uni, 
qu'il n'en soil séparé que sous ce rapport qu’il en est 
distinct 1. » 

Telle est la Trinité alexandrine, dans laquelle les trois 
termes sont essentiellement inégaux sous le rapport de 
l’antériorilté métaphysique, bien qu'ils soient tous trois 
éternels. Le premier est le Dieu de Platon; le second, le 
Dieu d’Aristote; le troisième, le Dieu des Stoïciens. Mais 
il n’y ἃ pas là trois Dieux ?. Le Bien seul est Dieu, au 
sens moderne de ce mot; l’Intelligence et l’Ame ne sont 
que divines ; elles sont les expansions immédiates, éter- 
nelles, libres et nécessaires de la puissance de Dieu ; elles 
sont les hypostases que projelte naturellement le principe 
hyperhypostatique, le monde céleste intermédiaire entre 
la nature et Dieu. « Qu'on s’imagine un centre: autour 
de ce centre un cercle lumineux qui en rayonne; puis 
autour de ce cercle un second cercle lumineux aussi, mais 
lumière de lumière (φῶς x φωτός) ὃ. » Le centre est l’Un ; 
le premier cercle, inséparable du centre, est l’Intelligence ; 
le second, inséparable du précédent, est l’Ame. Dans ces 
trois termes se retrouvent, — outre l'éternité, — l’im- 
mensité, l’universalilé, l’infinité *. Mais, malgré ces ca- 


4. Enn., V, L 6. 

2. IV, n1, 13. 

3. Cette expression se retrouvera dans le Symbole de Nicée. 

&. On le sait, ce terme d’infini, que Platon réservait à la 
matière, Plotin l’applique à Dieu même, pour désigner une 
puissance sans limites et par là même sans détermination 


228 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


ractères supra-naturels, les deux hypostases engendrées 
demeurent toujours inférieures au principe hyperhypos- 
lalique: car, si ce dernier ἃ pu leur communiquer l'éter- 
nilé, l'immensité et linfinité, 1] n’a pu leur communiquer 
l'unité absolue ou l’absolue perfection, qui n'est pas seu- 
lument divine, mais est Dieu même. 

La formule définitive de la Trinité alexandrine n'est 
donc pas : — Un seul Dieu en trois hypostases égales; — 
tnuis : — Un seul Dieu hyperhypostatique, absolument 
parfait, qui engendre dans l'éternité deux hypostases 
divines relativement parfaites, lesquelles, à leur tour, 
engendrent dans le temps et dans l’espace les êtres impar- 


lurls. 


ΠΠ|. En passant de l’Ame divine au monde, on passe de 
l'infini au fini, de l’universel au particulier. Plotin s’ef- 
lurce de séparer profondément de la procession des deux 
hi\pustases la descente des âmes et la production du 
monde, L'Un est un foyer de lumière ; l’Intelligence el 
l'Aine sont les deux cercles lumineux qui en sont insé- 
hurables; mais le monde sensible est un cercle obseur 
pur lui-même, qui emprunte toute sa clarté au rayon- 
nvuent de l’Ame !. La procession et le retour des trois 
principes universels, — πη, l’Intelligence et l’Ame, 
— s'accomplit sans mouvement dans l'éternité; la des- 
vente et l’ascension des âmes particulières dont se com- 
pose le monde s’accomplit avec une réelle mobilité dans 
l'espace et le temps. 

\luis, bien que la procession de l’Un dans l’Intelligence 
el l'Ame engendre des hypostases universelles et infinies, 
lundis que la procession de l’Ame dans le monde engendre 
les êtres particuliers et finis, c’est toujours au fond le 


narticulière; les termes d’infini et de défini, qui s’opposaient 
avant Plotin, sont ramenés à l’unité, comme l'acte et la puis- 
sance : désormais on dira : l’infinité de Dieu. 

l. Enn., IV, πὶ, 11. 


PLOTIN 229 


même principe qui explique la génération intelligible et 
la génération sensible. Comme Platon, l’auteur des /'n- 
néades croit que le secret de la participation du sensible 
aux Idées est dans la participation des Idées elles-mümes 
à l'unité du Bien. 

Or, la procession repose sur une expansion des puis- 
sances qui n'exclut point l’immobilité de l'essence, mais 
l'appelle au contraire ; sur une fécondité naturelle de l'ëtre 
par laquelle 1] réalise le possible jusqu’à ce qu'il l'ail 
épuisé. Tout être parfait engendre ; l’Ame divine engenilre 
donc en elle-même les âmes particulières, qui y demeu- 
rent d’abord confondues. Chacune de ces âmes, étant ile 
même nature que l'Ame universelle, tend aussi à sorlir 
d'elle-même et à se répandre sans se diviser, pour pru- 
duire une forme et une vie qui lui soient propres. De li 
ce qu'on nomme la descente des âmes, qui n’est aulre 
chose que la production du monde. Celte descente des 
âmes n'est ἢ] volontaire ἢ] fatale ! : elle est la conséquenre 
de la loi universelle de la procession. En engendrant l'In- 
telligence, l’Un préparait la génération de l’Ame et celle 
du monde : il répandait le bien qui est en lui, sans envie 
et sans désir, par un acte supérieur à ce que conçoil [ἢ 
pensée humaine ; et dès lors tout ce qu’enveloppe la puis- 
sance infinie de l’Un ne pouvait manquer de se déveluh- 
per. La génération de l’Ame épuise le possible en fail ile 
choses divines et éternelles; mais il reste le monde svn- 
sible, que renferme la puissance de l’Ame. Comment 
donc l’Âme universelle serait-elle demeurée immolile 
dans son unité? Comment l’âme particulière serait-elle 
restée dans son existence incorporelle, de manière à igho- 
rer éternellement ce qu’elle pouvait? C’est l'action qui 
révèle la puissance ; c’est la production et la formation «lu 
corps qui donnent aux âmes particulières la conscience 
d’elles-mêmes et l’individualité actuelle. De Ià leur des- 


4. Enn., IV, ut, 13. 


230 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


cente dans les corps, qui est sans doute une sorte de pas- 
sage à l’imperfection, mais qui est aussi, sous un autre 
rapport, un perfectionnement. L'âme, en perdant l’uni- 
versalité, gagne l’individualité !. 

La chute des âmes, pour Plotin comme pour Platon, 
n'est qu’un symbole. L'âme ne sort pas d'elle-même pour 
venir dans le corps : « elle continue d'exister en elle- 
rème, quoiqu'elle paraisse être descendue ici-bas; elle 
manifeste seulement sa présence actuelle. » C'est plutôt 
le corps qui vient dans l’âme. Disons mieux encore, il n'y 
« point là de changement de lieu : quand l’âme projette 
son corps, lui donne l'être et la forme, elle agit au fond 
nûüme des choses et non pas seulement à la surface. L'art 
le la nature ne consiste pas à modifier des formes préexis- 
lantes, mais à projeter ces formes du fond même de l'être ?, 
En d’autres termes, l'âme produit le corps tout entier, 
uns sa matière comme dans sa forme. 

Plotin repousse avec vigueur l'opinion des Gnostiques, 
qui prenaient au pied de la lettre le symbole de la chute. 
D'après eux, l’Ame se serait brisé les ailes en tombant du 
monde intelligible. Mais pourquoi est-elle tombée? Si c'est 
par hasard, ce n’est point là une explication; si c’est le 
resultat d’une faute, comment l’Ame a-t-elle pu faillir? 
L'ailleurs, si ce monde est l'effet d’une chute, l’Ame doit 
se repentir ; et alors pourquoi tarde-t-elle à faire renirer 
duns le néant son œuvre de folie et de malheur? L’Ame, 
‘lil-on, a incliné vers la matière et a illuminé les ténèbres. 
(lui, sans doute, elle les a illuminées, mais sans changer 
le nature et de position, sans incliner, sans tomber, sans 
faillir. Demeurant en elle-même, elle ἃ répandu la vie 
dans le sein du possible; faut-il pour cela l’accuser de 
déchoir et de descendre ? La production du monde est due, 
non à une chute réelle de l’Ame divine, mais à la fécon- 


1. Enn., IV, vin, 5; VI, 1v, 123 IV, ant, 18. 
2, IT, 1x, 4. 


PLOTIN 931 


dité bienfaisante de tout ce qui est divin. Seules, les âmes 
particulières sont tombées du monde intelligible ; et encore 
est-ce là une simple métaphore, car elles sont présentes 
aux corps sans cesser de vivre dans l’Ame universelle, el 
même dans l’Intelligence, et même dans l'Unité !. 

Le monde existe done parce que cela est naturel et bon, 
parce que cela est conforme à la puissance productrice de 
Dieu. L’Ame divine l’engendre par son existence seule, 
non par un acte de volonté ou d'amour proprement dit, 
ou de liberté capricieuse, et encore moins par une défail- 
lance et une chute. Toute doctrine qui attribue la fécon- 
dité divine, première origine du monde, à un acte de Dieu 
différent de son existence même, oublie qu'il n’y a aucune 
distinction entre l’essence et l'acte dans l'Unité absolue. 
Une telle doctrine, nous l’avons vu, introduit en Dieu un 
mouvement incompréhensible avant le premier mouve- 
ment ?, une action contingente avant la première con- 
lingence, ou une action nécessaire avant la première 
nécessité ; en un mot, une relation avant la première relu- 
tion. Voilà pourquoi, selon Plotin, il est faux de dire que 
l'œuvre de Dieu soit une œuvre d'amour, ou de liberté, 
où de fatalité. C’est l'œuvre du Bien, cela suffit. 

Pourtant, si c’est la thèse fondamentale de Plotin que 
le Bien produit toutes choses, y compris le monde, pai 
son existence même, il y a place aussi dans sa doctrine 
pour l’antithèse : la production immédiate par l'existence 
n'empêche pas la production médiate par une série ile 
moyens termes. En effet, ce que le Bien produit immi- 
diatement par son existence, c’est-à-dire la Pensée, esl 
précisément un moyen terme; ce moyen terme produil 
immédiatement l’Ame, nouveau moyen terme qui, à son 
tour, produit immédiatement le monde. On peut donc 
dire que le Bien produit le monde par l'intermédiaire de 


4, Enn., Il, 1x, 3. 
2. V, πὶ, 12. 


932 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


la Pensée et de l’Âme; mais il n’en produit pas moins 
immédiatement ce qui esl nécessaire pour que toutes cho- 
ses soient, ce dont l’existence entraîne l’existence de tout 
le reste (y compris le monde), je veux dire la Pensée : 
car, la pensée étant immédiatement produite, tout le reste 
s'enfuit naturellement. En résumé, le Bien produit immé- 
diatement la Pensée, qui produit immédiatement l’Ame, 
qui produit immédiatement le monde; or, tout étant im- 
médiat, les termes ne sont point séparés, et, comme des 
points contigus, se confondent; donc on peut dire en ce 
sens que le Bien produit immédiatement toutes choses. 
Mais il est peut-être plus exact de dire que Dieu produit 
immédiatement la Pensée; puis, par une médiation du 
premier ordre, l’Ame éternelle, puis, par une médiation 
du second ordre, le monde en mouvement dans le temps 
et dans l’espace. En dernière analyse, ce que le Bien pro- 
duit immédiatement, c’est le médiateur universel, le 
moyen terme qui enveloppe tous les autres, la Pensée qui 
enveloppe toutes les Idées. 

Telle est la doctrine toute platonicienne des £'nnéades 
sur la production du monde. Parfois Plotin semble revenir, 
comme on l’a remarqué ', à la théorie d'Aristote d’après 
laquelle la nature inférieure, déjà préexistante, vient se 
suspendre à la nature supérieure, qui reste immuable; 
mais ce n’est là pour Plotin que la conversion, l’éisrsoyi, 
qui suppose toujours la procession, négligée par Aristole. 

Sans doute Plotin parle souvent de la matière comme 
d'un sujet qui reçoit les Idées; mais ce sujet est pour 
lui un véritable non-être, une pure possibilité ἃ. «Il 


1. « Dégagée de l'appareil des figures poétiques, la doctrine 
fondamentale des Ennéades se trouve n'être autre chose que 
celle de la Mélaphysique.. Ainsi se retrouve encore au fond 
de ce système, où tout paraissait s'expliquer par un principe 
unique, le dualisme métaphysique d’Aristote. » Ravaisson, 
II, 459. 

2. Enn., 111, vi, 7. 


PLOTIN 233 


n'ya pas d’un côté les Idées séparées de la matière, de 
l’autre là matière placée loin d'elles, puis une irradiation 
(ἔλλχψις) descendant d’en haut sur la matière. Une ja- 
reille conception n'aurait point de sens. Que signifieraient, 
en effet, cette séparation des Idées et cet éloignement ile 
la matière? Ne serait-il pas fort difficile d'expliquer el de 
comprendre ce qu'on appelle la participation aux Idées ! ? » 
La matière a son origine dans le principe qui explique à 
la fois l'acte et la puissance. L’Un contient tout à la lois 
en lui-même l'élément de l'infinité et de l’ndéterminalion, 
la matière, et l'acte déterminant, l’/ntelligence. En pro- 
cédant, 11 fait apparaître dans l’hypostase de la Pensve 
ces deux éléments qu'embrassait sa perfection : la malitre 
intelligible et les Idées. Et cette procession résulte «le la 
nature même du Bien; on peut dire qu’elle est le Lion 
même. L'acte créateur se confond en définitive avec l'Unilr 
absolue, comme l'avait soupçonné Platon. 


IV. Il en est de même de l'acte conservateur, «le la 
Providence. La Providence, c’est encore le Bien, qu'on 
retrouve au fond de toutes choses, non comme substanve, 
mais comme principe. 

La Providence, quoiqu'elle ne raisonne point, élanl 
bien au-dessus du raisonnement et de ses opérations 1lis- 
cursives, surpasse tout ce que le raisonnement pourrail 
produire. Quoiqu'elle ne se soit pas proposé un but jar 
une prévision analogue à celle de l'artiste, elle surpasse 
touies les merveilles de l’art. Quoiqu'elle n’agisse pas 
en vertu d’une tendance à une fin, étant elle-même la lin, 
il n'y ἃ rien dans le monde qui n'ait sa cause finale el sa 
raison d’être. Le bien est partout dans l’univers, non 
que la Providence ait cherché le bien, mais parce qu'elle 
est le Bien même. Sur la Providence et loplimisme. 
Platon et Plotin sont d'accord. 


4, Enn., VI ν, 8. 


234 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


Le mal n’est autre chose que la condition nécessaire de 
l'existence du monde ; il est l’effet de la matière, c'est-à- 
dire de cette nécessité métaphysique qui veut que le 
monde, simplement possible avant æétre, passe de la 
puissance à l’actualité par le développement. Si le mal v 
subsiste actuellement et comme transition, il diminue sans 
cesse par la loi universelle du progrès ou de l'amour. 

« Possédant le rang suprême, ou plutôt étant lui-même 
suprème, le Bien domine toutes choses. Il n’est pas con- 
lingent pour elles; ce sont elles qui sont contingentes 
pour lui, ou plutôt qui se rapportent à lui : car lui, il ne 
les regarde pas; ce sont elles qui le regardent. Quant à 
Lui, il se porte, pour ainsi dire, vers les profondeurs les 
Llus intimes de lui-même, s’aimant lui-même, aimant la 
pure clarté qui le constitue, étant lui-même ce qu’il aime, 
el se donnant par là l'existence à lui-même. » C'est cet 
amour du Bien pour lui-même qui est le principe de 
l'unour dans les autres êtres. Mû par le désir, l'être 
vngendré se tourne vers son principe générateur pour en 
recevoir la forme qui le détermine et qui constitue sa per- 
leclion, Dans ce retour à l’Un, la matière s'organise en 
recevant la forme de lAme; l’Ame reçoit la forme de 
l'intelligence ; et l’Intelligence, celle du Principe suprème. 
(ln reconnaît dans cette progression ascendante la doctrine 
J'Aristote, dont le germe était dans Platon. Mais, encore 
une lois, Aristote n’avait vu dans le monde que la con- 
version vers Dieu, et n’avait pas conçu la procession qui 
lait sortir le monde de Dieu même ; tandis que Plotin, con- 
cilant la doctrine du Parménide avec celle de la Méta- 
physique, conçoit l'Unité comme la raison du double 
mouvement de Îa nature. 

C'est surtout dans l’homme que la loi du retour se 
manifeste, par le progrès dialectique de la connaissance 
el de l'amour, et par le terme commun où ils viennent se 
résumer, lextase. À la vie pratique succède la vie con- 
lemplative, et à celle-ci la vie divine. 


ἢ 
PLOTIN 235 


Toutes les opérations discursives de l'intelligence et de 
la volonté constituent la vie pratique,. comme l'avaient 
compris Platon et Aristote. La sensation, l'opinion, le 
raisonnement, sont l'effort de l’âme pour revenir à l'In- 
telligence, le mouvement de conversion par lequel la 
pensée tend au repos ‘. Il en est de même des efforts ile 
Ja volonté luttant contre les obstacles extérieurs ou contre 
l'obstacle intérieur des passions. Cette liberté qui consiste 
à pouvoir faire le mal ou le bien n'est point la liberlé 
véritable et la véritable indépendance 5 : la vraie liberté 
est l’état de l’âme qui va spontanément vers le bien, sans 
effort et sans défaillance *. Le but de la vie pratique «| 
des vertus purificatives est d’affranchir l'âme des liens 
du corps et de la convertir vers la pure Intelligence. 

Pour que cette conversion s’accomplisse, il n’est pas 
nécessaire que l’àmne sorte d'elle-même, mais plutôt qu'elle 
rentre en elle-même. Car, en venant dans le corps, notre 
âme ne s’est pas détachée de l’Ame universelle et n’a pas 
cessé d'y habiter. Elle ne s’est même pas délachée de 
l’Intelligence : par sa partie supérieure, elle vit toujours 
de la vie pure de la contemplation *. Platon a eu raison 
de le dire : un dieu habite dans notre âme, et par notre 
commerce avec le monde intelligible nous sommes un 
fruit du ciel, non de la terre. « Puisque l'âme raisonnalile 
porte des jugements sur le juste et le beau, 1] doit y avoir 
une justice et une beauté immuables d'où la raison (li- 
cursive tire ses principes; sinon, comment pourrail-elle 
raisonner ?.… Π faut donc que nous ayons en nous l'Inlel|i- 
gence qui, au lieu de raisonner, possède toujours la juslice 
et la beauté ; enfin, il faut que nous ayons en nous la cause 
et le principe de l’Intelligence, Dieu. C’est ainsi que nous- 
mêmes, par une des parties de nous-mêmes, nous touchon: 


4. Enn., VI, var, 163 III, von, 9: IV, x, 18: 1v, 7, 9, 12, 
2. VI, vaut, 4, 1, 6, 5. 

3. VI, vu, 43 1, n, 3. 

4. V, vis, 133 vu, 2. Ἔστιν ἀεὶ πρὸς ἐκείνοις. I, xt, 12. 


" 


236 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


ἃ Dieu, nous nous y unissons, nous y sommes en quelque 
sorle suspendus (ἐφαπτόμεθα, cûvecuey ἀνερτήωεθα) ; nous 
sanmes édifiés en lui (ἐνιδρύμεθχ) !, quand nous nous 
lournons vers lui. » — « L'intelligence est nôtre d’une 
cerlaine manière, et elle n’est pas nôtre d’une autre ma- 
nivre : c'est que tantôt nous nous en servons, tantôl nous 
he nous en servons pas, tandis que nous nous servons 
loujours de la raison discursive... C'est celle-ci qui nous 
constitue essentiellement. Les actes de l'intelligence nous 
sun supérieurs; ceux de la sensibilité, inférieurs... La 
“ensalion est notre messager, et l'intelligence notre roi. » 
Cependant < l'intelligence est nôtre », quoique n'étanl 
pas nous-mêmes. Une autre preuve de notre union 
constante avec l’Intelligence pure, c’est la conscience que 
nuus avons de tous nos actes et de tous nos jugements. 
« {μι raison discursive ne sait-elle pas qu'elle juge quand 
vile juge? Ne sait-elle pas qu'elle juge au moyen des 
regles qu’elle a en elle-même et qu’elle tient de l’Intelli- 
“once? » Or, c'est seulement dans ce qui peut se con- 
nuilre soi-même, dans l’Intelligence, que nous avons a 
conscience de notre propre pensée. L'homme devient 
nlelligent quand, abandonnant ses autres facultés, il voil 
l'intelligence par l'intelligence ; et il se voit lui-même de 
li mème manière que l’Intelligence se voit ?. » Cet acle 
mviveilleux de la conscience, qu'Aristote considérail 
counne le signe même de la divinité, est pour Plotin la 
prouve de notre union avec Dieu. Dans cette pensée qui 
se pvnse elle-même est le principe de toute certitude, de 
lle science et de toute conscience. En elle nous vivons 
le la vie de l’universel sans perdre pour cela notre indi- 
vilualité propre, car il n’y a aucune opposition entre ces 
eux choses; en elle nous possédons, suivant la pensée de 


1. Gette métaphore jouera un très grand rôle dans la théo- 
logi® chrétienne. 
᾿ς Enn., V,3, 115 V, πὶ, 8: V, πὶ, 4. 


PLOTIN 237 


Platon et d’Aristote, non seulement l’immortalité, mais 
même l'éternité. 

Si l’âme habite toujours dans l’Intelligence, si elle 
pense et se pense en elle, comment ne s’en aperçoit-elle 
pas toujours ? comment possède-t-elle à son insu le monde 
des Idées et la vérilé Imtelligible? C’est que l’homme el 
sans cesse arraché par les impressions extérieures au sen- 
timent des choses divines qui sont en lui. La vie humaine 
est un concert de voix diverses qui s'élèvent en même 
lemps; l’âme ne distingue pas toujours les accents «les 
voix célesles, qui retentissent dans les profondeurs de son 
être sans pénétrer jusqu'à sa conscience ‘. La voix (le 
l'ntelligence est comme un son uniforme et continu qui 
nous échappe par sa continuité même. Fermons l'oreille 
aux bruits de l’extérieur, si nous voulons entendre les 
sons d'en haut; déhivrons-nous des passions et des incli- 
nations corporelles; mourons à la vie du corps, suivant! 
le précepte de Platon, pour vivre de la vie de l'Intelli- 
gence. Cette purification, cette séparation du corps el «de 
l’âme, est l’œuvre de l’âme, est l’œuvre des vertus morales 
οἱ pratiques, que les Stoïciens eurent le tort de prendre 
pour le souverain bien. Avec Platon et Aristote, Plolin 
élève la fin de la vertu au-dessus de la vertu même : εἰ 
l’entendement et la volonté se meuvent et font effort, e vs 
pour parvenir au repos de la contemplation intellectuelle. 

Quel est l'objet propre de cette contemplation? — Pl: 
ton et Aristote l’ont dit : c’est la vérité, c’est la beaute. 
deux choses identiques. Le beau, que les Sioïciens eurent 
le tort de confondre avec le bien, est la forme dominant !n 
matière et l’assujellissant à sa propre unité : c'est le rellel 
de l’âme dans le corps, de lintelligence dans l'âme ἡ, 
Pourquoi la lumière est-elle belle? Parce qu'elle est ce 
qu'il y a de plus incorporel dans les corps, et come 


1. Enn., IV, in, 26-303 vu, 6:18; V, 1, 113 V, 1, 13 
2. 1. vi, 1, 2. 


238 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


2 


l'âme de la matière !. Dans toute beauté sensible, l'âme 
reconnaît quelque chose d’intime οἱ de sympathique à sa 
ΠΡΟ δ essence; elle l'accueille et se l’assimile ?. Etant 
l'une nature supérieure aux êtres sensibles, sitôt qu'elle 
apercoit au dehors un être identique ou du moins analogue 
1 son essence, elle se réjouit et s’exalte; elle se replie sur 
elle-même et sur son essence intime ; 1] semble qu’elle se 
reconnaît et se retrouve dans les objets extérieurs, el 
qu'elle prend par là conscience de tout ce qu’elle contient. 
Les harmonies que font les voix donnent à l’âme le senti- 
ment des harmonies qui sont en elle; en entendant ces 
harmonies au dehors, la beauté lui en devient plus sen- 
sible ὅς, « L'objet extérieur n’est autre chose que la forme 
inlerieure, divisée sans doute dans l’étendue de la matière, 
mais loujours une, quoique se manifestant dans le mul- 
tiple. Quand les sens aperçoivent dans un objet la forme 
qui enchaîne, unit et maitrise une substance sans forme 
el pur conséquent d'une nature contraire à la sienne, alors 
l'âne, réunissant ces éléments multiples, les rapproche. 
ls compare à la forme indivisible qu’elle porte en 
elle-même, et prononce leur accord, leur affinité, leur 
sympathie avec ce type intérieur *. » La forme étant le 
brincipe de la beauté, le corps est beau par la forme de 
l'äme, et l'âme par la forme de l'intelligence; et l'intel- 
liyenve, qui est la forme même 5, est la beauté même. 
Au-dessus, ce n’est plus le beau, mais le principe du 
huuu, c'est-à-dire le bien. 
Dans cette théorie de Plolin sur l'identité du beau avec 
la forme ou FIdée, on reconnait la doctrine de Platon, 
müis développée et agrandie par l'influence d’Aristote. 
L'llée, pour Platon, étant plutôt une forme de l'intell- 


1j, Ean., 16., 3. 


à; [L. 2. 
ἡ, Îh., 8. 
+. Ib, 3 


Du F0 9. 


PLOTIN _ 239 


gible que de l'intelligence, avait un caractère d'immobilité 
et une apparence d'’abstraction; elle ne semblait pas 
quelque chose de vivant. La beauté, étant l’image de 
l'Idée, avait elle-même celte régularité mathématique : 
elle résultait de l’ordre et de la proportion plutôt que «le 
la vie et de la puissance. L'idéal de l'artiste, l’universel, 
s’exprimait par le caractère général et abstrait de l'œuvre 
d'art, non par l’individualité et la réalité des formes. De 
là quelque chose d’oriental et d’hiératique dans l'esthé- 
tique de Platon. Il n’en est point ainsi de celle de Plolin. 
Les Æ£'nnéades représentent l’Idée comme une forme ile 
la pensée et de l'être, comme un principe intelligeul el 
intelligible dans lequel la réalité et la vie individuelle 
s'unissent à l'idéal et à l’universalité. Les formes vivantes 
du monde supra-sensible sont la beaulé même, puis- 
qu'elles en réunissent tous les caractères; et un objel 
n'est beau qu'à la condition d’être comme elles à la fois 
réel et idéal. 

En dernière analyse, la beauté est l’intelligible vivant, 
et par conséquent pensant. Elle est donc l'intelligence 
même. Ne peut-on remonter encore plus haut? 

Le beau ne s'adresse pas seulement à l’intelligenve. 
« On éprouve à sa vue un sentiment d’admiration, un 
doux saisissement, un transport de désir et d'amour. Tels 
sont les sentiments que doivent éprouver et qu’éprouvent 
en effet pour les beautés invisibles presque toules les 
âmes, mais celles surtout qui sont naturellement les plus 
aimantes ?, » C’est cette émotion de l’amour que Plalon 
a décrite dans le Phédre avec un enthousiasme inspiré, 
et dont 1] nous montre dans le Banquet, par une muilia- 
lion dialectique, la nature et l’origine. Mais, parvenue en 
présence du beau intelligible, la raison est-elle enlitre- 
ment satisfaite et ne demande-t-elle rien de plus? Esi-ce 
par elle-même, est-ce par elle seule que la beauté à le 


1, Enn., I, vi, 4. 


240 LA PHILOSOPHIE DE PLAJON 


pouvoir d’exciler l'amour? Ou plutôt, par delà la lumière 
de la beauté, n’apercevons-nous pas le foyer dont elle 
émane? La beauté est dans la forme, elle est la forme 
même ; mais, tandis que le regard de l'intelligence em- 
brasse cette forme de la beauté, l’âme franchit ces limites 
et aspire à un principe supérieur; car partout où l'âme 
voit encore une forme, elle sent qu'il y a quelque chose 
au delà à désirer ὦ : sous le fini elle devine et entrevoil 
l'infini. L'objet de l'intelligence est le beau; l'objet de 
l'amour est le bien. Le beau, nous voulons le contempler; 
le bien, nous voulons nous unir à lui. « L'objet suprême 
du désir est le plus désiré et le plus aimé, précisément 
parce qu’il n’a aucune figure ni aucune forme; l’amour 
qu'il inspire est sans mesure et sans bornes, parce que 
son objet lui-même n’en a pas; il est infini, parce que la 
beauté de son objet dépasse toute beauté... Puissance 
génératrice de tout ce qui est beau, c’est le bien qui 
donne à la beauté sa fleur ?. » Déjà Platon avait compris 
que la beauté véritable est pure et sans mélange, non 
revètue de chairs et de couleurs humaines, sans tous ces 
vains agréments condamnés à périr. Mais ce n'est pas 
assez de lui retirer toute forme sensible : il faut l’élever 
au-dessus des formes intelligibles elles-mêmes, des essen- 
ces et des Idées. Seul, l'infini peut suffire à cet amour 
infini qui inquiète nos àmes; or, l'infini est sans forme, 
« non qu'il en manque, mais parce qu’il est le principe 
d’où les formes intelligibles dérivent * ». « Chaque intel- 
ligible est par lui-même ce qu'il est; mais il ne devient 
désirable que quand le Bien l’illumine et le colore pour 
ainsi dire, donnant à ce qui est désiré les grâces et à ce 
qui désire les amours. Avant de ressentir l'influence du 
Bien, l’âme n’éprouve aucun transport devant la beauté 
de l’Intelligence : car cette beauté est morte tant qu'elle 
4. Enn., VI, vis, 32. 


2. VI, vu, 32. 
3. Ibid. 


PLOTIN 941 


ἂν 


n'est pas illuminée par le Bien. Mais, dès qu'elle ressent 
la douce chaleur du Bien, elle prend des forces, elle 
s’éveille et elle ouvre ses ailes; et, au lieu de s’arrêter à 
admirer l’Intelligence, qui est devant elle, elle s'élève à 
l’aide de la réminiscence à un principe plus haut encore. 
Car, tant qu'il y a quelque chose de supérieur à ce qu’elle 
possède, elle monte, entrainée par l'attrait naturel qu’a 
pour elle celui qui inspire l'amour; elle franchit la 
région de l’Intelligence, et elle s'arrête au Bien, parce 
qu’il n’y a plus rien au delà ‘. Tant qu’elle contemple 
l'Intelligence, elle jouit assurément d’un noble et magni- 
fique spectacle, mais elle ne possède pas encore pleine- 
ment ce qu'elle cherche. Tel est un visage qui ne peut 
attirer les regards malgré sa beauté, parce qu’il y manque 
le charme de la grâce. Le beau est en effet plutôt ce 
quelque chose qui resplendit dans la proportion que la 
proportion même, et c’est là proprement ce qui se fait 
aimer. Pourquoi la beauté brille-t-elle de tout son éclat 
sur la face d'un vivant, et n’en voit-on après la mort que 
le vestige, alors même que les chairs et les traits ne sont 
pas encore altérés? Pourquoi, entre plusieurs statues, 
les plus vivantes paraissent-elles plus belles que d’autres 
mieux proportionnées? Pourquoi un animal vivant est-il 
plus beau qu’un animal en peinture, ce dernier eüûl-il 
d’ailleurs une forme plus parfaite? C’est que la forme 
vivante nous paraît plus désirable, c'est qu’elle ἃ une 
âme, c’est qu’elle est plus conforme au Bien; c’est enfin 
que l’âme est colorée par la lumière du Bien, qu'éclairée 
par lui, elle en est comme plus éveillée et plus légère, et 
qu’à son tour elle allège, elle éveille et fait participer du 
Bien, autant qu’il en est capable, le corps dans lequel 
elle réside *. » 


1. Thomassin cite ce passage avec une admiration sans 

- réserve. Quo non video quid pulchrius, quid magnificentius 

dici possit ad summi boni laudem. (Dogm. theol., I, 167, 168.) 
2. Enn., VI, vu, 22. | 


ΠΙ. — 16 


249 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


Ces grands mystères de l’amour que nous laissait entre- 
voir dans Platon l’étrangère de Mantinée, Plotin les révèle 
entierement, et nous introduit par là au plus profond du 
Plalonisme. N'’était-ce pas la pensée intime de Platon 
qu'il ν ἃ un principe d'amour qui rend les choses aima- 
hles et les âmes aimantes, donnant aux unes les grâces 
el aux autres les désirs? que ce principe réside au delà 
le la vérité même, et que la vérité nous laisserait froids 
devant elle si elle ne recevait du Bien le charme qui fait 
‘mer? Et 51 aucune forme ne satisfait notre amour, 5] 
l'elun dialectique de l’âme nous entraine d’Idée en Idée 
jusqu'au Bien universel, c'est qu'il reste dans toute forme, 
lins toute Idée particulière, quelque chose de fini et de 
borne, ou, pour parler comme Platon, d'indéfini et d'ina- 
cheve. Rien d’incomplet ne peut nous suffire : unis en 
hurlie au Bien, nous voulons le tout. Aussi, au-dessus des 
juies tranquilles que procure la contemplation du beau, 
il \ a cette inquiélude de l’âme, ce sentiment de l'infini 
61 du sublime, qui nous arrache à nous-mêmes, au monde 
exterieur, et jusqu’au monde intelligible. Notre vraie 
pulne est l’unité suprême ou la plénitude du Bien. 
« luvons, fuyons dans cette chère patrie! Mais comment 
fuir? comment échapper? se demande Ulysse dans cette 
ahmirable allégorie qui nous le représente échappant à 
tout prix à l’empire magique de Circé ou de Calypso, 
sans que le plaisir des yeux ni le spectacle des beaulés 
corporelles puisse le retenir sur ces bords enchantés. 
Nolre patrie, notre père à nous sont aux lieux que nous 
avons quittés. Comment y revenir? Nos pieds sont impuis- 
sunls pour nous y conduire; ils ne sauraient que nous 
lransporter d’un coin de la terre à l’autre. Pour revoir 
celle chère patrie, il n’est besoin que d'ouvrir les yeux de 
l'ame en fermant les veux du corps !. » Le Bien, en 
effet, est présent à l'âme; nous ne sommes point séparés 


1, Fun. HE vr. 8. 


PLOTIN ; 243 


de lui, nous n’en sommes point distants... Mais c’est en 
l'Un que nous respirons, c'est en lui que nous subsis- 
tons ?, » Il est au fond de notre pensée comme un principe 
supérieur à la pensée même. Demande-t-on par quelle 
intuition on peut saisir ce qui dépasse l'intelligence ? 
Nous le saisissons, répondrons-nous, par ce qui lui res- 
semble en nous-mêmes ? : car il y a en nous quelque 
chose de lui, ou plutôt il est dans toutes les choses qui 
participent de lui. Supposez qu'une voix remplisse l’im- 
mensilé; en quelque endroit que vous prêtiez l'oreille à 
cette voix, vous la saisirez tout entière sous un rapport, 
non tout entière sous l’autre rapport ὃ. Parce que Dieu 
échappe à notre connaissance, il ne nous échappe pas 
complètement. Nous l’embrassons assez pour énoncer 
quelque chose de lui sans l’énoncer lui-même, semblables 
aux hommes qui, transportés par l'enthousiasme, sentent 
qu'ils ont en eux quelque chose de supérieur à toute 
parole et même à toute pensée ὁ. 

Comment parvenir à cet état d'enthousiasme qui nous 
unit au Bien ? Pour cela, il faut que l'intelligence retourne 
en arrière, se retranche toute opération intellectuelle, non 
par manque, mais par plénitude d'intelligence, et se réduise 
ainsi à l’absolue simplicité. Et comme il y a toujours dua- 
lité en elle, il faut qu’elle se dépasse elle-même 5, D'ail- 
leurs, aucun effort de la pensée ne saurait nous donner la 
vision de Dieu. « Il ne faut donc pas chercher la lumière 
divine, mais attendre en repos qu’elle nous apparaisse, 


1, Ἐμπνέομεν καί σωζόμεθα. Enn., VI, 1x. Cf. saint Paul: « Il 
n'est pas loin de chacun de nous, puisque c’est en lui que 
nous vivons, que nous sommes mus et que nous sommes, 
puisqu'il nous donne à tous la vie, la respiration et toutes 
choses. » (Actes, xviI, 2.) 

2, Enn., II, vur, 8. 

3. Ibid. 

&. V, τι, 14. 

5. IT, vu, 8. Cf. saint Augustin : « Ipsa sibi anima sileat, 
et{ranseat se non cogitando: » (Confess., IX, 10.) 


244 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


et nous préparer à la contempler, de même que l'œil 
attend, tourné vers l'horizon, le soleil qui va se lever 
au-dessus de l'Océan ‘. » La pensée ne sert, par ses opéra- 
lions imparfaites, qu'à nous élever peu à peu à la hau- 
leur d'où il est possible de découvrir Dieu. « Alors, sou- 
levés comme par le flot de l'intelligence, et emportés par 
la rique qui se gonfle, de sa cime tout à coup nous 
voyons ἦν» 

« Mais ce n’est pas hors d'elle-même que l'intelligence 
contemple la lumière intelligible. Elle ressemble plutôt 
ἃ l'œil qui, sans considérer une lumière extérieure et 
élrungère, est soudainement frappé par une clarté qui lui 
s| propre, ou par un rayon qui jaillit de lui-même et lui 
apparait au milieu des ténèbres. » — « Le mot même de 
vision ne paraît pas convenir ici; c'est plutôt une extase, 
une simplification, un abandon de soi, un désir de con- 
lit ὅς une parfaite quiétude, enfin un souhait de se con- 
lonlre avec ce que l’on contemple dans le sanciuaire ἡ. » 
Le but de l'amour, en effet, ce n’est pas seulement la 
Vision, mais l’union. L'âme se contente de voir le beau; 
mais, pour le bien, elle en veut être remplie, elle veut 


|. Enn., V, v, 8. 

1, VI, va, 36. Cf. Platon, Banquet : « Celui qui, dans les 
mvsiores de l'amour, s’est avancé jusqu’au point où nous en 

“nimes par une contemplation progressive et bien conduite, 
pi venu au dernier degré de l'initiation, verra tout à coup 
anrairaitre une beauté merveilleuse, celle qui est la fin de 
lus ses travaux précédents. » (Cousin, 316.) 

. L'union avec le Bien est une sorte de toucher silencieux, 
ἐν ἡσυχῷ τῇ πρὸς ἐχεῖνο ἐπαφῇ. VI, 1x, 11, 9. Cette comparaison 
usl nm \ristote : Τιγγάνων καὶ νοῶν. Met., XII, 1, nr, 1. Mais elle 
vsl harfaitement conforme à la doctrine de Platon, bien que 
velui-vi emploie ordinairement la comparaison de l’œil et de 
la lumière. Cf. Thomassin, Dogm. th., 1, 335. Tactu quodam 

"an el intestino Deum contrectamus. 

. ἅστασις, χαὶ ἅπλωσις, χαὶ ἐπίδοσις αὑτοῦ, χαὶ ἔφεσις πρὸς 
χρὴ v. καὶ στάσις, καὶ περινόησις πρὸς ἐφαρμόγην, εἴπερ τὶς τὸ ἐν 
τῷ ἡεάσεται. VI, 1x, 12. 


PLOTIN 245 


faire un avec lui, elle veut devenir le bien même !. Cette 
union avec Dieu supprime la pensée, non par défaut et 
anéantissement, mais par plénitude et infinité. Nous fai- 
sons mieux que penser : nous aimons ; nous faisons mieux 
qu'aimer : nous possédons le bien .et en jouissons. Ou, 
si l’on veut, nous pensons, nous aimons, nous jouissons, 
mais à un tel degré que ce n’est pas plus pensée qu’amour, 
pas plus amour que jouissance : ce n’est rien de tout cela, 
et c’est tout cela. « L’âme ne voit Dieu qu’en confondant, 
el en faisant évanouir l'intelligence qui réside en elle; ou 
plutôt c’est son intelligence première qui voit *. » Plo- 
ün a donc soin de nous le dire lui-même : si l'âme en 
extase ne pense plus, ce n’est pas par manque, mais par 
surcroît de pensée, et comme par le premier degré de la 
pensée. « L'intelligence ἃ deux puissances : par l’une, 
qui est la puissance propre de penser, elle voit ce qui est 
en elle; par l’autre, elle aperçoit ce qui est au-dessus 
d'elle, à l’aide d’une sorte d’intuition et de perception. 
Par cette intuition, elle voyait d’abord simplement ; puis, 
en voyant, elle a reçu l’intellection et elle s’est identifiée 
à Ὁ. Le premier mode de contemplation est propre à 
l'intelligence qui possède encore la raison, le second est 
l'intelligence transportée d'amour. Or, c'est quand le 
nectar l’enivre et lui ôte la raison que l’âme est trans- 


4. Enn., VI, vu, 34. Cf. Bossuet, Élévations à Dieu : « Alors 
nous serons réduits à la parfaite unité et simplicité. Dieu, 
uni au fond de notre être et se manifestant lui-même, pro- 
duira en nous la vision bienheureuse qui sera en un sens 
Dieu méme, lui seul en étant l’objet comme la cause; et par 
celte vision bienheureuse il produira un éternel et insatiable 
äMour, qui ne sera encore autre chose en un certain sens 
que Dieu même vu et possédé; et Dieu sera tout en tous, et 
tout en nous-mèmes, un seul Dieu uni à notre fond, se pro- 
duisant en nous par la vision, et se consommant en un avec 
nous par un éternel et parfait amour. Alors s’accomplira 
notre parfaite unité en nous-mêmes et avec tout ce qui pos- 
Sédera Dieu avec nous. » . 

2. VI, vu, 35. . 


246 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


porlée d'amour et qu’elle s’épanouit dans une félicité qui 
comble tous ses vœux. Mieux vaut alors pour elle s’aban- 
donner à cette ivresse que de demeurer plus sage !. » 
Déjà Platon, dans le Phédre et dans le Banquet, avait 
eleve l'apparente folie de l’enthousiasme au-dessus de la 
sagesse vulgaire; mais il n'avait fait qu’entrevoir l'union 
qui consomme l’amour, et s’en était tenu à la dualité de 
la contemplation. Plotin ne fait que suivre jusqu’au bout 
la voie dialectique ouverte par son maître, et le but idéal 
auquel il tend n’est pas, comme on l’a prétendu, « un 
nant mystique dans lequel s’évanouit toute pensée el 
luut être ? ». Si ces termes de pensée et d’être ne con- 
viennent plus dans leur sens ordinaire quand on les 
applique à la perfection de l’âme et à la possession de 
Div, ils redeviennent légitimes dans un sens en quelque 
surle transcendant, accepté par Plotin lui-même. Est-ce 
l'absorption dans le néant que l’auteur des Ænnéades 
aurait pu décrire avec tant d’éloquence comme la suprème 
huilitude? « Quand l’âme obtient ce bonheur, dit-il, et 
que Dieu vient à elle, ou plutôt qu’il manifeste sa pré- 
seuve, parce que l’âme s’est détachée des autres choses 
Lresentes, qu’elle s’est embellie le plus possible, qu'elle 
ὁπ} devenue semblable à lui par les moyens connus de 
ceux-là seuls qui sont initiés, elle le voit tout à coup appa- 
uilre en elle : plus d'intervalle, plus de dualité, tous 
deux ne font qu’un; impossible de distinguer l’âme d'avec 
Dieu, lant qu'elle jouit de sa présence; c’est l'intimité de 
celle union qu’imitent ici-bas ceux qui aiment et qui sont 
unes en cherchant à se fondre en un seul être. Dans cel 
élit, l'âme ne sent plus son corps; elle ne sent plus si 
elle vit, si elle est homme, si elle est essence, être uni- 
versel ou quoi que ce soit au monde; car ce serait déchoir 


|, ἔπη, ibid. 
2. Ravaisson, Essai sur la Mét. d’Arist., t. 11, p. 465, 461 


CL SUIV, 


PLOTIN 947 


que de considérer ces choses, οἱ l’âme n’a pas alors le 
temps ni la volonté de s’en occuper : quand, après avoir 
cherché Dieu, elle se trouve en sa présence, elle s’élance 
vers lui et elle le contemple au lieu de se contempler 
elle-même... Quelle félicité est alors la sienne, c’est ce 
dont ceux qui ne l’ont pas goûtée peuvent juger jusqu’à 
un certain point par les amours terrestres, en voyant la 
Joie qu'éprouve celui qui aime et qui obtient ce qu’il 
aime. Mais ces amours mortelles et trompeuses ne s’adres- 
sent qu’à des fantômes; ce ne sont pas ces apparences 
sensibles que nous aimons véritablement ; elles ne sont 
pas le bien que nous cherchons !. Là-haut seulement est 
l'objet véritable de l'amour, le seul auquel nous puissions 
nous unir et nous identifier, parce qu'il n’est point séparé 
de notre âme par l'enveloppe de la chair. Telle est la 
vie des Dieux ; telle est aussi celle des hommes divins et 
bienheureux : détachement des choses d'ici-bas, dédain 
des voluptés terrestres, fuite de l’âme vers Dieu, qu’elle 
voit seule à seul ?. » 

En s’absorbant ainsi dans la perfection, l'âme ne se 
perd pas elle-même ; au contraire, elle se retrouve : car, 
en renonçant à ce mode inférieur de la conscience où la 
pensée s'oppose à son objet, elle acquiert le sentiment le 
plus profond de son essence, et par conséquent d’elle- 
même *. Aux deux extrémités du monde intelligible sont 
le non-être absolu et le principe absolu de l'être : l’âme, 
en s’abaissant vers le premier, tombe dans le mal, et par 
conséquent dans le non-être, mais non dans le néant ab- 
solu ; « si, au contraire, elle suit l’autre route, elle arri- 
vera en dernier lieu, non à elle-même, mais à une chose 
différente d'elle-même ; et celui qui est en soi, sans être 
dans l’essence, est nécessairement en Dieu ὁ». Malgré 


1. On reconnaît la théorie de l’amour platonique. 
2, Enn., VI, vu, 38; 1x, 9, 11. 

. 3. IV, 1v, 2, 3. 
4, VI, 1x, 11. 


948 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


cela, notre âme est encore si imparfaite et si esclave du 
monde sensible, qu’elle craint, en allant à Dieu, d’aller 
vers le non-être. « Toutes les fois que l’âme s’avance vers 
celui qui est sans forme, ne pouvant le comprendre parce 
qu'il n’est point déterminé [c'est-à-dire délimité et fini] et 
n'a point reçu pour ainsi dire l'empreinte d’un type dis- 
linclif, elle s’en écarte parce qu'elle craint de n’avoir 
devant elle que le néant. Aussi se trouble-t-elle ! et se 
häle-t-elle de redescendre, se laissant en quelque sorte 
tomber, jusqu’à ce qu'elle rencontre un objet sensible sur 
lequel elle s'arrête et s’affermit ?. » Aussi la félicité de 
l'exluse continuelle n’est point de ce monde 3. Le séjour 
permanent de l’âme en Dieu est la destinée des âmes 
pures qui n'ont rien gardé du corps : Essences libres et 
invorporelles, elles résident là où est l'essence, l'être et 
le divin, c’est-à-dire en Dieu “. » 

\insi s’accomplit, par un mouvement inverse de la pro- 
cession, le retour de l'Unité. Ou plutôt, ce retour n'esl 
aulre chose que le terme de la procession elle-même. Sor- 
te de l'unité comme une puissance infiniment perfectible, 
l'âme, en s’actualisant de plus en plus, se rapproche indé- 
iniment de l'acte pur, et relourne ainsi à son point de 
épurl; car le Bien est tout à la fois la puissance d'où pro- 
vin! l'âme et l’acte auquel elle aboutit 5. 


|. ['ust ce qui arrive aussi aux interprètes lorsque, en 
unit de toutes ces assertions de Plotin, ils confondent l'Unité 
πολ" avec le néant. 

ἢ Vis Ex, 8. 

ἧς VI, 1X, 40. 

ï. IV, πὶ, 24. 

ἢ, Le rapport à l’Académie des Sciences morales déjà cité 
“ontivnt Pobjection suivante : « L’auteur subit encore la fas- 
vinilion dangereuse de cette métaphysique ardue et subtile 
à ln fais. Pour justifier l’extase, où l’âme perd absolument 
lu svnliment d'elle-même et ne se distingue plus de lunité 
divine, il propose résolument l'explication que voici : Celle 
waion avec Dieu supprime lu pensée, non par défaut et anéan- 
lissement, mais par plénitude et infinité. Dans cette méthode 


PLOTIN 249 


d'interprétation qui conduirait non seulement à l’approba- 
tion, mais à l'admiration du Néoplatonisme, il y a un péril 
sérieux. » — Quel péril y-t-il donc à rendre justice aux Néo- 
platoniciens? Ce chapitre, d’ailleurs, n’est pas l’éloge, mais 
l'exposé de leur doctrine. La vraie question, en ce moment, 
est de savoir si cet exposé est fidèle: or, les textes de Plotin 
que nous avons cités sont formels. Plotin ne dit point que 
l’âme perde absolument le sentiment d’elle-même et la pensée, 
mais, au contraire, qu’elle a le sentiment le plus profond 
d'elle-même et de son principe, qu’elle voit ce principe par 
une pensée éminente qui est la première intelligence, et 
qu’elle ne se perd pas dans le non-être; que, si elle ne s’op- 
pose pas à l’objet de son amour, c’est qu’elle ne songe plus 
à elle, mais à lui; qu'elle ne fait aucun retour sur elle-même, 
qu’elle se perd dans l’objet aimé, et que cependant elle n’est 
jamais mieux en elle-même que quand elle est en lui, en lui 
où élle a l’être, la respiration et la vie. Nous voyons des pro- 
positions identiques chez les génies les plus divers, depuis 
saint Augustin jusqu’à Bossuet. Pourquoi prendre en mau- 
vaise part ce que disent les Néoplatoniciens, ou s’en tenir à 
la moitié de leurs assertions, en négligeant le reste? La syn- 
thèse seule exprime complètement et fidèlement leur pensée. 
Si notre méthode d'interprétation aboutissait à justifier et 
même à faire admirer le Néoplatonisme, nous ne pourrions 
qu'être heureux d’avoir montré par un exemple de plus 
comment toutes les grandes intelligences ont reflété, chacune 
à sa manière, la lumière de l'Idée. — Nous aurons cependant 
plus d’une réserve à faire dans notre conclusion critique. 


CHAPITRE IV 
ÉCOLE D'ATHÈNES. PROCLUS 


Décadence du Néoplatonisme dans l’école d'Alexandrie. — 
L’école d'Athènes. — 1. Syrianus. Sa doctrine sur les Idées. 
— 11. Proclus. Démonstration de lexistence des idées : 
1° par la nécessité d’un principe qui, produisant par son 
être même, soit la plénitude des formes de l'être; 2° par 
la nécessité d’un principe qui, produisant par sa pensée 
même, soit la plénitude des formes de la pensée; 3° par la 
nécessité d’une cause finale qui ramène sciemment l'être 
et la pensée à l’unité du bien; 4° par la cause génératrice 
des individus; 5° par la cause exemplaire des espèces; 
6° par les premiers principes de toute démonstration. — 
Nature des Idées. — IIL. De quoi y a-t-il Idée? Suppression 
des Idées des individus. — IV. Participation aux Idées. 
Moyen terme métaphysique introduit par Proclus : l’unité- 
multiple. Rôle de ce moyen terme aux divers degrés de 
l'être. Première origine de ce moyen terme dans les héna- 
des ou unités divines. — V. Théologie négative. L’Un. — 
VI. Théologie affirmative. Les unités ou hénades. — 
VII. La providence; sa première origine dans l'Unité su- 
prême où reposent les unités. — VIII. Les triades; les trois 
éléments constitutifs de l'être. Triades divine, intellec- 
tuelle et psychique. Rapport avec les nombres idéaux. — 
IX. Damascius. 


La théorie des Idées ne semble pas avoir été notable- 
ment modifiée par Porphyre, non plus que les autres dot- 
trines platoniciennes ‘. Avec Jamblique, l'esprit du vért- 


4. Voy. Jules Simon, Ec. d'Alex. 1l, πι. Vacherot, Ec. d’Alez, 
Il, 1. 


ἡ 


ee es τωι 4 ne τ τ Β 


ÉCOLE D'ATHÈNES 251 


table Platonisme se perd. À la métaphysique chrétienne 
on avait opposé la métaphysique de Platon; à la religion 
chrétienne on voulut opposer la théurgie. Dès lors, les 
théories les plus profondes donnèrent lieu à des extrava- 
gances ; principalement celle de l’Unité divine et celle de 

L'Unité divine, qui n’était nullement abstraite dans 
Platon et dans Plotin, parut se changer en abstraction 
chez les Néoplatoniciens dégénérés, comme chez Speu- 
sippe et Xénocrate. L’extase, qui n’était autre chose en 
elle-même que l’acte le plus élevé de la raison revenant à 
son origine, ou de l'intelligence première, —élat réserve 
aux âmes pures dans une autre vie et plus idéal que réel, 
— se changea en une pralique superstilieuse et mensori- 
gère dont le résuliat était la stupeur et la folie. Le Plalo- 
nisme n’est pas plus responsable de ces excès, motivés par 
la lutte des deux religions, que le Christianisme n’est res- 
ponsable de toutes les extravagances des faux mystiques. 
On peut seulement dire que Platon, par son sentimenl 
profond de l'Unité ineffable, génératrice des Idées, mais 
supérieure à l'essence et à la pensée, prêtait plus que loul 
autre philosophe, plus qu’Aristote en particulier, aux 1n- 
terprétalions superslitieuses des mystiques alexandrins. 
C'est parce que la théorie platonicienne de l'Unité eluit 
très grande el très vraie qu'elle pouvait plus facilemenl, 
détournée de son sens légitime, aboutir à l’absurdili 
comme le sublime est près du ridicule, le mysticisme ra- 
lionnel est près du mysticisme chimérique. 

Il en fut de même de la théorie des Idées et de la 
procession qui s’y rattache. La multiplicité des Idevs 
était pour Platon comme une dialectique idéale, comme 
une idéale procession éternellement accomplie en Dieu οἱ 
recouvrant une réelle unité, mais une unité féconde οἱ 
génératrice du multiple. C'était par amour des mythes οἱ 
des symboles, et dans un esprit de conciliation avec le 
polythéisme, que le plus grand monothéiste de l’antiquilé 


9252 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


appelait les perfections divines, ou Idées, des dieux. Il com- 
prenait d’ailleurs que, tout étant réel dans le Bien su- 
prême, le polythéisme, qui réalise les abstractions et les 
idéaux, mêle à ses erreurs une grande vérité. — Plotin, 
par sa doctrine de la procession descendante, en faisant 
sorlir les uns des autres les divers degrés de perfection. 
sermbla leur prêter une existence plus qu’idéale, une réa- 
lité vraiment actuelle et vraiment distincte de la réalité 
suprême. C'était un monde supérieur au nôtre et dans 
lequel le parfait descend à l’imparfait, tandis que le nôtre 
remonte en sens inverse. Sous la région de l’Unité et du 
monothéisme s’étend donc, d’après Plotin, une première 
uvre de Dieu, une première et divine série d’êtres, analo- 
sus au polythéisme ; et au-dessous, une seconde produc- 
lion de Dieu, la série d'êtres dont nous faisons partie el 
quiest la nature proprement dite. Ainsi se superposent 
ins cette théorie originale le naturalisme, le polythéisme 
et le monothéisme ‘. Dès lors les Idées de Platon ne pou- 


l. Ces considérations sont peut-être propres à répandre 
juclque lumière sur le développement des religions anli- 
ques, où Plotin lui-mème s’efforçait de retrouver ses propres 
ilivirines. L'idée synthétique de la procession (soit par éma- 
nalion, soit par création), et de la conversion qui la suit, 
scrnble avoir été le fond plus ou moins obscur des religions 
anliques. Ces religions se sont partagé les divers points de 
vuv du monothéisme, du polythéisme et du naturalisme, 
insistant sur lPun sans jamais exclure l’autre complètement. 
Le judaïsme, tout en adorant un seul Dieu, fait procéder de 
soi sein la sagesse, l'esprit, les anges, créés avant la nature 
“| l'homme et voisins de Dieu; c’est une procession descen- 
ante qui n'est pas sans quelques traits communs avec 
l'ilympe. De même la religion hindoue et persane subor- 
donne à l'unité primitive des trinités et des émanations de 
loules sortes : anges, férouërs, anchaspands. Enfin, la reli- 
ion grecque, frappée surtout du côté naturaliste et poly- 
lhéiste du culte aryen, ne méconnaît cependant pas l'unité 
suprème, qui demeure pour elle un principe transcendant et 
incompréhensible, mais tout-puissant. D'autre part, l’idée de 
la “onversion, du progrès, de la rédemption, se retrouvent 
sons inille formes dans toutes les religions. — Il est donc 


ÉCOLE D'ATHÈNES : 253 


vaient manquer de devenir pour les Néoplatoniciens des 
dieux, non plus au sens symbolique du Zimée que le 
Parménide corrige, mais dans un sens plus véritable et 
plus favorable au polythéisme païen. De là aux extrava- 
gances des derniers Alexandrins, la voie était ouverte. 
Les formes réelles de l'essence et de la pensée divine pou- 
vaient devenir des individualités distinctes et se changer 
en un Olympe mythologique. 


I. Les théories alexandrines sont mises dans une lumière 
nouvelle et parfois régénérées par l'école d'Athènes. La 
conciliation de Platon et d’Aristote, que Plotin avait entre- 
prise, Syrianus et Proclus prétendent la consommer. Le 
premier a défendu le système des Idées dans son com- 
mentaire sur la Métaphysique, le second dans son com- 
mentaire sur le Parménide de Platon. 

Syrianus démontre que les Idées ne sont pas des mots, 
comme le disaient Chrysippe et la plupart des Stoïciens ; 
ni de simples conceptions de l'esprit, comme l'avaient 
pensé Cléanthe et même Longin ; ni des universaux sépa- 
rés par l’abstraction des individus et qui n’en diffèrent 
que par l'éternité !, suivant la doctrine d’Aristote, de Boé- 
thus le péripatéticien, et du stoïcien Cornutus; ni enfin 
des pensées de l’Ame universelle, comme le soutenaient 
Atticus et Plutarque ?. Il est même inexact de les appeler 
des conceptions de l’Intelligence divine. Sans doute, l’In- 
telligence conçoit les Idées; mais par cela même, les Idées 


difficile d'admettre la dissidence extrême supposée par cer- 
tains critiques, tels que Renan, entre les diverses races 
au sein de l’humanité. Toutes les théologies, comme toutes 
les philosophies, se ressemblent beaucoup plus qu’on ne le 
croit, et manifestent l'unité de l’esprit humain encore plus 
que sa variété. 

1, Syrian. .) in Arist. Met., cod. ms. Bibl. reg: Paris, 1595, 
in fol., : Οὐ γὰρ ἐπείδη ἄνθρωπος τῇδε χἀχεῖ ὁ αὐτὸς ἄνθρωπος 
Pa μόνη διαφέρειν. Trad.  Bagolini, 17. 

2. 10., £° 54, Ὁ. 


ἜΝ 


254 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


sont plutôt les objets de la conception que la conception 
nroprement dite. Or, ces objets ne sont pas séparés de 
l'Intelligence : « Édifiées en elle, les Idées ne diffèrent 
pas d'elle et de sa substance; elles constituent son 
Glré !, » On peut même dire que, d’une certaine manière, 
les Idées sont antérieures à l’Intelligence, puisqu'elles sont 
l'intelligible : elles existent dans l'être avant d'exister dans 
lu pensée ὅς Elles sont donc avant tout des formes essen- 
livlles, En outre, comme causes finales, elles attirent à 
elles les choses et les amènent à la perfection. Enfin, 
comme causes efficientes et génératrices, elles donnent à 
loules choses l'existence *. Les points de vue divers de 
Plalon ΟἹ d'Aristote se concilient ainsi dans l'Idée, d’après 
SYTANUS, 


Il, Toules les doctrines de Syrianus se retrouvent dans 
Proclus sous une forme plus rigoureuse. D’après Proclus, 
a recherche des Idées comprend quatre problèmes : 4° Ÿ 
a-L-1l des Idées? 2° de quels objets ? 3° nature des Idées; 
ἡ" participation. 

Dans les preuves de l'existence des Idées, Proclus em- 
nrunte des arguments non seulement à à Platon, mais à 
Arislule lui-même; car l’Idée est cause à tous les titres : 
cause exemplaire, cause formelle, cause efficiente, cause 
fade, 

En premier lieu, l’Idée est cause d'existence et d'action 
pour le monde. — Le monde, en effet, ne peut subsister 


1. Syrie, ἰὼ, 2 52, a. Ἱδρύε: ἀεὶ τὰ εἴδη ἐν αὐτῷ, οὐχ ἕτερα € ὄντα 
παὰ αὐτῶν LA τὴν οὐσίαν αὑτοῦ, τοῦς συμπληροῦντα αὐτοῦ τὸ 
εἶγαι. ἢ f. * Procl. D in Parm., t. V, p. 

2, [iul, Ils οὗ καθ᾽ αὑτοὺς a τὰ εἴδη τοὺς τῆς ἀληθείας 
φιλοθεα μόνας; νοητῶς μὲν χαὶ τετραδιχῶς ἐν τῶ αὐτῷ ξώῳ, νοερῶς 
GE γαὶ δεκαδῶς ἕν δημ: ουργιχῷ νῷ. Cf. Procl. " in Tim., 98, 136. 

4 Jbul.. 88, a Αἴτιαι γὰρ οὖσαι “γεννητιχαὶ χαὶ τελεσιουργιχαὶ 
ue ν αἱ ἰῆξαι, χαὶ ὑφίστασι τὰς οὐσίας, ἅς τελειοῦσι πρὸς ἑαντὰς. 
ANUTTLE Tu DEV Œ! 


ÉCOLE D’ATHÈNES 955 


par lui-même (αὐθυποστατόν) !. « Tout ce qui agit et en- 
gendre est entièrement incorporel; car les corps eux-mê- 
mes n’agissent que par des puissances incorporelles, le 
feu par la chaleur, la neige par le froid. Si donc tout pro- 
ducteur est incorporel, l’être qui existe par soi, étant à la 
fois producteur et produit, cause et effet, doit être com- 
plètement indivisible et incorporel. Or le monde ne l’est 
pas, car tout corps est divisible en tout sens ; il ne sub- 
siste donc pas par lui-même. D'autre part, tout ce qui a 
en 801 le principe de son existence a aussi en soi le prin- 
cipe de son action. Car, avant de se produire, il a dû agir 
sur lui-même, puisque produire et engendrer, c’est agir. 
Or ce monde, étant corporel, ne se meut point lui-même. 
Aucun corps ne peut à la fois mouvoir et être mû; ilne 
peut tout à la fois et tout entier donner et recevoir la cha- 
leur : car, s’il la reçoit, il ne l’a pas; et, s’il la donne, il l’a 
déjà; ainsi la même chose serait chaude et ne le serait 
pas. Si donc le monde est corporel, il ne se meut pas 
lui-même. D'autre part, il ne subsiste pas par lui-même. 
Donc il dépend d’une autre cause. 

« Maintenant, ce qui n'est pas subsistant en soi est de 
deux sortes : supérieur à la cause ou inférieur à elle. Le 
principe supérieur à la cause ? ἃ au-dessous de lui l’être 
subsistant en soi ; quant à l'être inférieur, il est suspendu 
à la cause qui subsiste en elle-même. Il faut donc que le 
monde dérive d’une cause plus parfaite que lui. 

« Mais cette cause agit-elle avec choix et raisonnement, 
ou produit-elle (παράγει) le Tout par son être même 
(αυτῷ τῷ εἶναι) ? 

« Si c'est par choix, son œuvre est instable, inconstante 
el changeante, et le monde sera corruptible; car tout 


1. Nous traduisons nous-même les citations de Proclus qui 
suivent. 

2. Il s’agit de l'Unité supérieure à la substance, ὑπερυποσ- 
τατιχόν, et qui, par conséquent, n’est pas proprement αὐθυποσ- 
τατόν. 


256 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


produit d’une cause qui se porte tantôt d’un côté, tantôt 
d'un autre, est lui-même changeant et corruptible. Mais 
le monde est éternel; c'est donc par son être même que 
la cause produit. D'ailleurs, même dans toute cause qui 
agit par Choix, 1] y a quelque acte qu'elle produit par son 
être même. Ainsi notre âme, qui agit souvent par choix, 
donne cependant la vie au corps par son être même; et 
tant que le sujet matériel s’y prête, elle persévère dans 
la vie sans que cette vie s’épuise et se répande. Si la vie 
dépendait de notre volonté, l’animal se dissoudrait facile- 
ment dans toute occasion, car l’âme pourrait se déter- 
miner à ne plus être unie avec le corps. Mais tout être 
qui produit par son être ne possède pas en outre le pou- 
voir de produire volontairement : ainsi le feu échauffe 
par sa présence seulement et ne fait rien avec choix; de 
même pour la neige, et pour tous les corps, en tant que 
corps. Si donc le pouvoir de produire par son être 
s'étend plus loin que la production volontaire, il dérive 
évidemment d’une cause plus vénérable et plus élevée. 
Et cela est vraisemblable : car la cause qui produit par 
son être produit sans effort. Mais l'absence d'effort doit 
être principalement le partage des choses divines, puisque 
nous-mêmes nous vivons d’une vie plus facile et plus 
exempte d'effort, notre vie est divine et conforme à la 
vertu. 

Si donc la cause universelle produit par son être même, 
et si ce qui produit par son être produit de sa propre 
substance, cette cause doit être au premier degré el 
éminemment (πρώτως) tout ce que son degré est ἃ un 
degré inférieur (δευτέρως). Ce qu'elle est éminemment, 
elle le communique au second degré à son produit. Ainsi 
le feu communique la chaleur à un objet, et il est chaud 
lui-même; l'âme donne la vie, et elle possède la vie; 
et cela est vrai de tout ce qui produit par son être. La 
cause de l'univers, produisant de cetie manière, est dont 
au premier degré ce qu'est le monde au second. Mais le 


ÉCOLE D’ATHÈNES 257 


monde est la plénitude des formes de tout genre (πλή- 
pœux εἴδων παντοίων) ; ces formes doivent donc se trouver 
éminemment dans la cause du monde. Car c’est la même 
cause qui a créé le soleil, la lune, l’homme, le cheval, et 
généralement toutes les espèces de l’univers. Ces espèces 
sont donc éminemment dans la eause universelle; 1l y ἃ 
un autre soleil outre le soleil visible, et aussi un autre 
homme; et de même pour chaque Idée. Les Idées sont 
donc avant les choses sensibles, et elles en sont les causes 
démiurgiques ; car, comme nous l’avons dit, elles préexis- 
tent dans la cause unique de l’univers. 

« Direz-vous que le monde a une cause, mais une cause 
finale et non efficiente, suivant laquelle tout s’ordonne? 
Vous avez raison de dire que le Bien est la cause qui 
préexiste à tout; mais, dites-moi, le monde, dans son 
désir, reçoit-il quelque chose de ce principe, ou n’en 
reçoit-il rien? S'il n’en reçoit rien, quoi de plus vain 
qu’un désir qui ne jouit en rien de son objet? Si, au con- 
traire, le monde reçoit quelque chose de son principe, ce 
principe est au degré le plus éminent tout ce qu’il donne 
de bon au monde; et non seulement il lui donne le bien, 
mais 1] le lui donne par essence (κατ᾽ ορρίαν). S'il en est 
ainsi, l’univers doit au principe sa substance, car il faut 
bien que ce principe ait d’abord été une cause d'existence 
pour le monde, afin de pouvoir lui donner par essence le 
bien. Nous voilà donc revenus au point de départ, et la 
cause universelle doit être non seulement finale, mais effi- 
ciente !. » 

Ces quelques pages, dans leur riche brièveté, résument 
toute la philosophie de Proclus : sa méthode dialectique, 
sa conception des Idées, sa doctrine de la participation. 
Par sa méthode, il s'élève du particulier au général et 
mesure la dignité d’une cause à la généralité de ses ma- 
nifestations ; cette méthode montre que les lois générales 


1. Comm. Parm., t. V, 5, 6, 1, 8, 9. 
11. — 17 


258 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


du monde sensible sont la manifestation des causes uni- 
verselles dans le monde intelligible ; enfin, ses causes se 
communiquent à leurs effets, tout en demeurant en elles- 
mêmes et le premier Principe produit, non par une volonté 
ou une délibération au sens propre de ces mots, mais par 
son étre même : car il n’y a rien en lui qui diffère de 
son être, et cet être est la plénitude ou le plérôme du 
bien. 

Est-ce à dire que le principe où subsistent les Idées 
soit un bien aveugle et une force fatale? Telle n’est pas la 
pensée de Proclus. Après avoir appuyé l'existence des 
Idées sur ce que toute chose visible doit avoir sa raison 
dans l’étre même du principe invisible, il a soin de dé- 
montrer, par un second argument, que tout ἃ sa raison 
dans la pensée. La pensée et l’être, en effet, sont identi- 
ques ; l’intelligible où coexistent les Idées doit être une 
intelligence. Dans les objets sensibles, dit Proclus s’ins- 
pirant de Platon, toute forme est imparfaite : toute simi- 
litude et toute bonté est mêlée de différence et d'imper- 
fection ; les corps célestes eux-mêmes ne sont point d'une 
parfaite régularité. « Notre âme conçoit et enfante des 
formes bien plus régulières et plus pures que les formes 
sensibles. Par exemple, elle corrige le cercle visible, el 
juge ce qui lui manque, en le comparant au cercle par- 
fait : elle aperçoit donc une forme supérieure en beauté 
et en perfection *. » Mais si l’âme particulière peut conce- 
voir le plus pur et le plus parfait, comment l’Ame uni- 
verselle ne s'élèverait-elle pas jusque-là? « L'auteur du 
monde peut donc engendrer et contempler des formes 
idéales plus grandes, plus régulières, plus parfaites que 
les formes sensibles. Mais où les engendre-t-il? où les 
contemple-t-il? Évidemment en lui-même; car c’est lui- 
même qu'il contemple. En se contemplant et en s'engen- 
drant lui-même tout à la fois, il engendre et constitue en 


1. Comm. Parm., p. 9, 10. 


ÉCOLE D’'ATHÈNES 259 


soi des formes idéales plus exactes et plus dégagéés de 
matière que les formes sensibles 1. » 

En troisième lieu, l’ordre de l’univers manifeste une 
cause ordonnatrice. « Si celte cause s'ignore elle-même, 
elle supposera avant elle une autre cause qui se connait 
et à laquelle la première devra d’être cause. Sinon la 
cause qui s’ignore serait tout à la fois inférieure à ceux 
des êtres qui se connaissent eux-mêmes, et cependant 
supérieure à eux [parce qu’elle les produit]; ce qui est 
impossible. Si done la cause se connait, elle se connaît 
évidemment comme cause, et par là même elle connait 
les choses dont elle est cause. Elle contient aussi tout ce 
qu’elle connaît ?. » (δία argumentation de Proclus est 
une réfulation d’Aristote par Aristote lui-même. La pen- 
sée, dit le disciple de Platon, se pense elle-même. Soit; 
mais celte pensée, de voire propre aveu, n'est-elle pas 
cause efficiente, ou au moins cause finale? S'il en est 
ainsi, elle doit se penser comme telle, et par là elle pense 
ce dont elle est cause. « En se contemplant, elle se con- 
nait; en se connaissant, elle connaît aussi son essence 
qui est d’être la cause immobile, objet de l’universel 
désir; donc elle connaît aussi les choses pour lesquelles 
elle est désirable. Car ce n’est pas seulement par acci- 
dent qu’elle est désirable, mais par essence. Ou bien 
donc elle ignorera ce qu'elle est par essence; ou, si elle 
le connait, elle connaitra qu’elle est désirable. En même 
lemps elle connaîtra que toutes choses la désirent, et 
quelles sont toutes ces choses. Car, parmi les choses rela- 
lives, avoir une connaissance déterminée des unes, indé- 
lerminée des autres, n’est pas le propre de la science, et 
encore moins de la pensée intuitive. Celle-ci, ayant une 
connaissance déterminée des choses qui la désirent, con- 
naît leurs causes, et cela en se regardant elle-même, non 
en regardant ce qui vient après elle. Mais, si elle ne pos- 


1. Comm. Parm., 10, 41. 


260 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


sède pas en vain les causes de toutes choses, il est néces- 
saire que par elle soit déterminé l’ordre universel. De 
cette manière, elle est la cause immobile de tout, puis- 
qu'elle détermine l'ordre universel par son être même. 
Mais quoi? est-ce parce qu’elle devait tout faire qu’elle a 
tout conçu, ou est-ce parce qu'elle a tout conçu d'avance 
qu’elle fait tout? Si elle ne connaissait toutes choses que 
parce qu'elle doit les faire, son énergie intérieure et sa 
conversion vers elle-même serait au-dessous de son acli- 
vité transilive et externe; elle devrait aux autres choses 
la connaissance des êtres, et elle ne les connaîtrait que 
grâce aux choses qui lui sont postérieures. Cela est impos- 
sible. C’est donc parce qu’elle se pense que la cause pro- 
duit tout. S'il en est ainsi, elle fera les choses extérieures 
semblables à ce qui est en elle; car, dans l’ordre naturel 
des choses, l’activité transitive dépend de l’activité inté- 
rieure, le monde entier de l'unité absolue des Idées, et 
les diverses parties du monde des diverses unités. » 
Après cetie belle réfutation d’Aristote, Proclus fait 
allusion, dans sa quatrième preuve des Idées, à une nou- 
velle objection des Péripatéticiens. L’homme engendre 
l’homme, et chaque être engendre son semblable. D'où 
vient celte constance des espèces? — De la semence, 
direz-vous; car l’homme provient d’une semence hu- 
maine. « Mais, répond Proclus, je ne demandais pas d'où 
provient {el homme particulier; car ce qui naît de la 
semence n’est pas simplement l’homme, mais un certain 
homme. L'homme subsiste toujours, et c’est de l’homme 
que provient la semence elle-même. Et quand on admel- 
trait que l’homme vient du germe, tout germe contient la 
puissance, les raisons de son développement, car, étant un 
corps, 1] ne peut contenir ces raisons indivisiblement el 
en acte. Quel est donc le principe qui les contient en acte? 
Car partout l'acte précède la puissance, et ce qui est 
imparfait ἃ besoin du parfait qui le perfectionne ‘. » 
1. Comm. Parm., 11, 12, 14. 


ÉCOLE D’ATHÈNES 261 


Aristote est de nouveau réfuté par ses propres princi- 
pes. — Voici maintenant la réponse de Proclus aux 
Stoiciens. D’après eux, c’est la nature qui contient toutes 
les raisons des choses sensibles et les puissances sperma- 
tiques qui leur donnent lêtre et le mouvement. Mais, 
demande Proclus, comment la nature travaille-t-elle ? 
Esi-ce avec raison ou sans raison? « Tandis que l’art, 
qui ne fait qu’imiter la nature, agit selon des raisons, 
peut-on supposer que la nature elle-même agisse sans 
raison et sans mesure intérieure? Au dessus de la nature, 
qui renferme les raisons spermatiques, 1] faut recon- 
naître un principe qui embrasse les /dées. » La nature 
fait sur les corps ce que fait l’ouvrier sur le bois qu’il 
creuse, perce, arrondit. Toute Ia différence entre la na- 
ture et l’ouvrier, c’est que celui-ci va dans son travail 
de l’extérieur à l'intérieur, tandis que celle-là va du 
dedans au dehors, soufflant pour ainsi dire aux êtres les 
raisons et le mouvement. » (δία cause immanente sup- 
pose une cause transcendante : « ἢ faut que la plus émi- 
nente des causes soit séparée de ce qu'elle produit, et 
dans cette cause se trouvera une connaissance bien supé- 
rieure à la nôtre; car, non seulement la cause du monde 
connait, mais elle fait toutes choses, et nous, nous con- 
naissons seulement . » 

La cinquième preuve des Idées est tirée de l’immuta- 
bilité des espèces sensibles, qui doit avoir sa raison dans 
des causes immobiles. Ces causes ne peuvent habiter ni 
dans les corps ni dans la nature, mais seulement dans 
l'Intelligence. 

Enfin, en sixième lieu, toute démonstration est fondée 
sur un principe antérieur et supérieur, qui ne peut être que 
l'universel. Quand l’astronome dit que les cercles du ciel 
se coupent mutuellement en deux, il ne peut le démon- 
trer qu'en parlant de l’universel; car ce n’est point dans 


4. Comm. Parm., 15. 


262 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


les corps sensibles qu'il trouve la cause de la section en 
leux des cercles célestes : le monde sensible ne peut con- 
lenir la raison de ce qui se passe dans [6 ciel. « Aux phé- 
homènes préexistent les Idées, causes de leur être, qui 
les surpassent en universalité et en puissance !. » 

Tels sont les divers arguments par lesquels Proclus 
lémontre l’existence des Idées et que lui fournissent à la 
lois Platon, Aristote et Plotin. La conclusion synthétique 
ἡ laquelle il arrive, c'est que l'Unité, plérôme des Idées, 
engendre le multiple par son être même, ou, si on préfère 
velte expression, par sa pensée même, ou mieux encore, 
par son unité même, supérieure tout à la fois à la pensée 
el à l'être. Dans l’absolue Unité on ne peut distinguer 
une chose d’une autre, et le mieux est de dire que l'Un 
produit parce qu'il est l’Un, que le Bien est fécond parce 
qu'il est le Bien. 

Après avoir démontré l'existence des Idées et leur unité 
lranscendante dans le Bien, dont elles constituent la 
lécondité, Proclus s’efforce de déterminer quelle est la 
nature des Idées. Pour cela il faut, selon lui, réunir les 
léterminations les plus diverses, afin de corriger l'insuf- 
lisance de nos conceptions en les complétant l'une par 
l'autre. « Pour définir la propriété caractéristique des 
liées par les choses les plus faciles à connaitre, emprun- 
lons à la nature la notion d’une puissance qui produil 
har son être même, et à l’arl celle d’une puissance qui 
connaît ce qu’elle produit, quoique l’art exclue la produc- 
lion par l'être même ; ramenons ensuite ces déux notions 
ἃ l'unité : nous avons l’Idée. » L’Idée est donc comme 
une conceplion artistique qui aurait par elle-même le 
pouvoir de réaliser une œuvre à sa ressemblance. Elle est 
x la fois le modèle et la cause, et Xénocrate avait raison 
de la définir la cause et l'exemplaire des choses toujours 
subsistantes dans la nature. Ainsi se concilient dans l'Idée 


ι. Comm. Parm., 19. 


ÉCOLE D’ATHÈNES 263 


la puissance active et l’immobilité intelligible, le point de 
vue d’Aristote et celui de Platon. 


III. Maintenant, de quelles choses y a-t-il des Idées, 
et de quelles choses n’y en a-t-1l pas? — Le principe de 
Proclus est celui-ei : De tout ce qui subsiste toujours, il 
y a des Idées; de tout ce qui est contingent et mortel, il 
n'y en a pas. Cela revient à dire qu’il n’y a d’Idée que de 
l'universel. Telle semblait être, en effet, la doctrine de 
Platon ; mais Plotin, infidèle à la lettre de certains dialo- 
gues, n’en demeurait pas moins fidèle à l'esprit du Par- 
ménide et de la République, peut-être à l’enseignement 
oral, lorsqu’il admettait des Idées pour les individus : par 
là il conciliait Platon et Aristote. Proclus prétend revenir 
à un platonisme plus pur, et considère la généralité 
comme le signe nécessaire de l’Idée. Il n’y a donc point 
d'Idée de l'individu, par exemple de Socrate; autrement, 
l'Idée étant une cause immobile, l’individu devrait être 
immuable et éternel. S’il y avait une Idée de l'individu, 
que deviendrait cette Idée quand l’individu aurait cessé 
d'être? Elle ne pourrait disparaître, puisque toute Idée 
est éternelle; elle ne pourrait subsister, puisque toute 
Idée est ἀπ modèle, et qu’il n’y a pas de modèle sans 
image. L’Idée, produisant par son être même, doit tou- 
jours produire : 1] ne peut y avoir en elle rien d’acciden- 
tel‘ ; elle ne peut être cause exemplaire pendant un court 
espace de temps, et ne pas l’être pendant une infinité?. 
— Proclus parle comme si la production de l'individu 
n’était soumise à aucune condition, comme s'il lui suffi- 
sait d'être possible pour se réaliser immédiatement, 
comme si l’éternelle possibilité de tel individu, résidant 
toujours dans la Pensée divine, entraïnait l’éternelle réa- 
lisation de ce même individu dans le monde sensible 5. De 


4. Comm. Parm., IV, 153; V, 186: V, 239; V, 52. 
2. Comm. Parm., 53. 
3. Comm. Tim., 309. 


264 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


plus, l’individualité consistant dans l’âme, οἱ les Platoni- 
ciens admettant, outre l’immortalité, l'éternité des âmes, 
l'objection de Proclus à Plotin perd beaucoup de sa 
valeur. Proclus ne peut soutenir sa doctrine qu'en rame- 
nant l’individuel au phénoménal. Aussi dit-il que les 
individus ont simplement des causes, non des Idées; que 
la cause de leur unité est l’ordre de l’univers, et la cause 
de leur variété, le mouvement du ciel, la diversité des 
natures, des semences particulières, des climats, des cir- 
constances extérieures ‘. Car toute Idée est cause, mais 


toute cause n’est pas Idée ?. 


IV. Comment les êtres participent-ils aux Idées? Faut- 
il se représenter un miroir qui reçoit l’image des objets, 
ou les êtres tournés vers le Démiurge, aspirant à lui et 
remplis de ses reflets (ἐμφάσεις) ou enfin l'empreinte du 
cachet sur la cire? Chacune de ces images prise à part esl 
inexacte. La comparaison du miroir et des reflets suppose 
des dispositions physiques étrangères à la participation; 
l'empreinte (τύπωσις) des Stoïciens n’est qu'une action 
extérieure de l'agent, et ne représente pas l’action tout 
intérieure de l’Idée *. Il y a seulement dans ces images 
quelque chose qui ressemble à l'action de l’Idée sur la 
matière; c'est ce qu'il faut conserver, en écarlant ce qui 
pourrait assimiler la participation à une action corpo- 
relle ὁ. 

Platon avait parfaitement compris où réside la difi- 
culté de la participation : l’Idée doit être à la fois en 
elle-même et dans les choses, séparée et présente. Pour 


4. Comm. Parm., 54. 

2, 1b. To γὰρ παράδειγμα αἰτία. Πολλαχῶς οὖν τὴν αἰτίαν λέγειν 
εἰώθαμεν, μίας τῶν πολλῶν παραδειγματικῆς αἰτίας οὔσης. 

3. Comm. Parm., 81, 73, 75, 122. 

4. V, 174. Ἢ γοῦν τῶν ὅλων ἐνόποιος αἰτία τήν τε δραστήριον 
δύναμιν τῶν εἴδων, καὶ τὴν ἐπιτηδειότητα τῶν τῇδε συνάγει πρὺς 
γὴν μίαν τῆς δημιουργίας ἀποπλήρωσ:ν. | 


ÉCOLE D'ATHÈNES | 265 


Aristote, l’Intelligence divine est toute séparée ; pour les 
Stoïciens, tout immanente. Les Alexandrins, comprenant 
de nouveau la nécessité de concilier la séparation avec 
l'union, trouvent dans l'âme humaine, à la fois présente 
au corps et distincte du corps, l'exemple d’un principe 
qui se communique sans se diminuer, d’une flamme intel- 
lectuelle qui se propage sans s'étendre. Par là, les Néo- 
platoniciens font un pas nouveau dans cette voie de 
l'expérience intérieure où la philosophie, depuis son ori- 
gine, était toujours entrée de plus en plus; et sous 
l'abstraction de leur métaphysique, comme sous les images 
sensibles de leur symbolisme, on retrouve un fait psycho- 
logique. 

Malgré cela, ce fait reste toujours à expliquer. Que ce 
soit une propriété de l’incorporel d’être en tout et en soi, 
partout et nulle part, c'est ce que notre conscience nous 
atteste. Mais, si ce fait psychologique est admirablement 
propre à éclairer les obscurités de la théologie, ne repose- 
t-il pas, à son tour, sur quelque fondement métaphysi- 
que ? — C'est ce fondement que recherche Proclus, et 1] 
croit le trouver en approfondissant plus que ses prédéces- 
seurs la théorie platonicienne de la participation. 

Un principe imcorporel qui demeure en lui-même, un 
objet qui participe à ce principe et en reçoit la forme 
avec la substance, tels sont les deux termes du problème, 
entre lesquels 1] faut trouver un lien. Mais, si le principe 
incorporel demeure réellement en soi, si sa simplicité ne 
peut communiquer aucune partie d'elle-même, comment 
nier que ce principe ne soit réellement imparticipable, 
dans le sens propre de ce mot 13 Et pourtant l’objet sen- 
sible participe de quelque manière à ce principe imparti- 
cipable. Comment lever cette contradiction ? 

I faut, dit Proclus, un moyen terme ?. Il faut qu'il 


4. Elem. theol., pr. 23. 
2- Theol. Plat., p. 193. 


206 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


y ait dans le principe intelligible quelque chose de com- 
municable et de parlicipable qui le relie au sujet sen- 
sihle : ce terme moyen est nécessaire pour unir entre 
viles des natures aussi dissemblables ?. Ne confondons 
douc pas ces trois choses différentes : le sujet partici- 
ant, la forme participée, et le principe imparticipa- 
hle *, Le sujet participant est une multiphoité une *; 
l'imparticipable est l’unité simple ou monade ὁ; el le 
lorme moyen est l'unité muliiple®. 

Ur, qu'est-ce que cette unité multiple, intermédiaire 
culre le principe suprême et le monde sensible, sinon 
l'Ilée de Platon? L’Idée, en effet, est ce qu’il y a de mul- 
iple au sein même de l'Unité; elle est une perfeclion par- 
livulière de Celui qui embrasse toutes les perfections. 

Partout où se trouve ce moyen terme de l’unité mul- 
liple, il y a Idée, malgré la diversité des noms et même 
lus choses. Proclus réserve ordinairement le nom d'idées 
iux pensées de l’Intelligence divine, et c’est là, en elel, 
le svns le plus précis de ce mot. Mais, en réalité, au-des- 
“ous comme au-dessus des Idées de lIntelligence, on 
lrouve des unités dérivées ou des unités primitives, qui 
ne sont encore autre chose que les Idées : ici, les Idées 
conçues dans leurs principes les plus élevés; là, les Idées 
lesrendues dans les effets où elles procèdent. 

lntre la matière et la Nature universelle se trouvent 
lus idées séminales ou raisons spermatiques des Sloi- 
viens, qu'Aristote appelait les natures des êlres. La 
muliére est le sujet participant; les natures sont les 
formes participées, présentes à la matière quoique demeur 


1. Theol. Plat. Οὐδὲ γὰρ τῷ ἐξηρημένῳ τοῦ πλήθους αἰτίῳ δυνατὸν 
ἀμέσως ἐνοῦσθαι τὸ ἀνόμοια γένη τῶ δευτέρων. 

1, Inst. theol., 63. 

3, Elem. theol., prop. 23. Οὐχ ἕν ἄμα καὶ ἕν. 

1. Ibid. To ἕν. Inst. theol., 64 : ’Apyrxn μονὰς, ἀμεθεκχτός 
RATES 


5, Ἕν ἅμα xal οὐχ ἕν. Ibid. 


ÉCOLE D’ATHÈNES 267 


rant ailleurs par leur origine ; et la Nature universelle est 
la monade imparticipable. 

De même, c'est par les âmes particulières, desquelles 
elles procèdent, que les natures se rattachent à l'Ame 
universelle, monade imparticipable dans son ordre . El 
qu'est-ce qu'une âme parliculière, si ce n’est une ldée 
vivante, descendue du domaine de l'Intelligenve dans 
celui de l’Ame? — Les âmes, à leur tour, se rallachenl 
par les intelligences particulières à l’universelle Intelli- 
gence ; et les intelligences particulières ne sont autre chose 
que des intelligibles, des Idées ayant conscience de sui. 
Enfin, les intelligences particulières sont en communica- 
tion avec l'Unité absolue et imparticipable, mais par l'in- 
termédiaire d’unités participables, qui ne sont encore au 
fond que les Idées dans leur principe le plus élevé. 

L’Idée est donc, au plus bas degré de l’échelle dinlec- 
tique, nature particulière, puis âme particuliére, puis 
intelligence particulière, identique à son intelligible ; et 
au plus haut degré de l'échelle, unité particuliëre cl 
déterminée, coexistant avec toutes les autres dans l'Unilé 
universelle ?. À tous ces degrés, elle sert également de 


4, In Parm., NI, 40. Déjà Jamblique avait séparé de l'ame 
qui habite le monde et se communique à toutes ses parties 
une âme supérieure qui subsiste indépendante el détachée 
du monde. Procl., Theol. Plat., 21, 22. Proclus éleml à tous 
les principes la même division. 

2. Le tableau suivant résume la doctrine de Praclus, 


MONADES PARTICIPABLES 
SUJET PARTICIPANT ou MONADE IMPFANTICIFANLE 


IDÉES PARTICULIÈRES 


Le Monde. 


Natures particulières, 


Le Divin. L’Ame. 


Matière indéterminée. 


Nature universel là, 


Natures particulières. Ames particulières. Ame universelle, 
L’'Intelligence. 
Ames particulières.—ntelligences particulières. Intelligeuco universelle, 
Le Bien. 


Intelligences particulières, Unités divines ou Hénados. Unité umivrorsolle, 


208 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


moyen lerme. Entre le sujet participant et la monade 
imparticipable, les Idées jouent le rôle de monades parti- 
cipables ? 


S il en est ainsi, l’idée générale de la participation par 
procession, que Plotin n'avait point décomposée, doit se 
diviser pour Rroclus en deux moments distincts : passage 
de l'imparthcipable au participable, et passage du parti- 


cipuble au participant. Le terme de procession ne con- 
vient qu'à ce second moment; car, de la monade impar- 
ΠΟ ἢ à la multitude des monades participables, objets 
le la procession proprement dite, il n'y a point change- 
ment l'essence ou de nature; c’est un simple changement 
de l'universel au particulier, que Proclus appelle l’abais- 
sent [υπόδασις, ὕφεσις) *. « Toutes les monades, dit-il, 
le quelque ordre qu’elles soient, produisent de deux 
Hunieres : tantôt par l’abaissement de leur universalité à 
les closes particulières, de telle sorte que leur caractère 
propre reste le même tout en se particularisant; tantôl 
par vhingement d'essence, et par procession des modèles 
mux images %. » L'image diffère essentiellement du 
Huilele, landis que dans l’abaissement la nature du prin- 
cipe ne change pas. Aussi ne faut-il pas croire que ce 
lurme 'ubaissement désigne pour Proclus une sorte de 


Li Parme, VI, 40. Καὶ τῶν πολλῶν ἄρα ψυχῶν... ἡγεῖται 
κατ΄ D'UTIAT À ἀμέθεχτος ψυχὴ. .. χαὶ τῶν πολλῶν νόων ἀμεθεχτὸς 
2. ὦ ψιωριστὸς χαὶ ἐν ἑαυτῷ διαιωνίως ἱδρυμένος, χαὶ συνέχων 
Lune πᾶσαν τὴν νοερὰν οὐσίαν... Καὶ τῶν πολλῶν ἄρα χαὶ 
μττεγημένην Évédwv ἐπέχεινα τὸ ἀμεθεχτόν ἐστιν ἕν, πάντων, ὥςπερ 
ἵδηται, τῶν θείων διακόσμων ἐξηρημένον. 
. Ai καὶ μία σειρὰ καὶ μία τάξις ἣ ὅλη παρὰ τῆς μονάδος ἔχει 
ν᾿ εἰν πλῆθος ὑπόδασιν. Inst. theol., 115. — ΑἹ μὲν γὰρ 
ποῤοδοι Gt ὑφέσεως γινόμεναι τὰ πρῶτα πανταχοῦ πως πληθύ- 
VUuTIY El: τὰς τῶν δευτέρων ὑποθάσεις. Ibid., 125. 
. [lat τῶν ὁποσοῦν εἶναι λεγομένων αἱ ὐνάξες τὰ μὲν παρά- 
ἀπὸ ὁλιχῶν ἑαυτῶν xat” ὑπόθασιν μερικώτερα, τῆς 
ὄτητος τῆς αὐτῆς μενούσης, μερικῳτέρας δὲ τούτων γιγνομένης; 
τ᾿ οὐσίας ἐξαλλαγὴ, ὡς ἀπὸ παραδειγμάτων εἰκόνων 


TA LE MAS 


ÉCOLE D'ATHÈNES 269 


chute et de décadence. II désigne simplement un passage 
du point de vue supérieur à un point de vue logiquement 
inférieur, dans le sein d’un seul et même principe, « dont 
le caractère propre reste le même ». Toute unité, d'après 
Proclus, enveloppe des unités, c’est-à-dire des Idées: cl 
l'abaissement n’est que le premier degré de la dialeclique 
descendante, qui manifeste les perfections particulicres 
dans la perfection universelle. 

Déjà Platon avait distingué de l’Un absolu et de la 
multiplicité absolue les unités-multiples qui remplissent 
l'intervalle ; c’est ce terme moyen dont Proclus apro- 
fondit de nouveau la nature. Pour cela, il n’a besoin que 
de pousser jusqu’à sa dernière conséquence le principe de 
la dialectique platonicienne. Quel est en effet ce principe? 
C’est que tout a sa raison dans l'absolu, la multiplicité 
comme l’umité; d’où il résulte, d’après le Parménide, 
que 16 multiple même se trouve dans l’Un, d’une manivre 
qui ne le détruit pas, mais qui au contraire le réalise el 
le constitue. C’est le même principe qui inspire à Pruclus 
sa théorie des unités divines. 

Les Idées proprement dites sont les intelligibles con- 
scienis et intelligents, en d’autres termes les pensées 
divines. Mais la multiplicité de ces pensées doit vorres- 
pondre à quelque multiplicité transcendante dans le Prin: 
cipe premier, de telle sorle que ce Principe réconvilic 
tout à la fois le multiple et l’un dans les profondeurs ile 
sa nature supra-essentielle. De même que Platon s “luil 
efforcé de maintenir également en Dieu le caractère incom 
municable de l'unité et le caractère communicable (vs 
perfections multiples jusqu’à linfini, de même Proclus 
considère le Premier Principe comme supérieur à loule 
contradiction et à toute opposition de simplicité et de plu 
ralité, d'unité et d'infini, d'idéalité et de réalité, parce 
qu’il enveloppe toules choses dans sa perfection supréme. 

Il faut donc considérer successivement en Dieu l'Unilé 
et les unités, afin de comprendre avec Platon commen 


270 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


Dieu n'est aucune chose et comment il est toutes choses, 
comment 11 se suffit à lui-même dans son unité incom- 


muncuble et comment 1] se communique par ses unités. 


V. l’roclus distingue dans la théologie deux parties, 
l'une négative, qui ἃ pour objet l’Un; l’autre affirmative, 
qui à pour objet les unités‘. Il semble au premier coup 
ἘΠ ἢ} que l'affirmation, étant plus expressive que la néga- 
lion, soil plus convenable à l'expression de ce qu'il y a de 
plus élevé et de plus vénérable. Qu’on y prenne garde : 
pour lous les êtres finis l'affirmation est sans doute le 
tiode qui représente le mieux l’essence des choses; mais 
l'Un n'est pas essence 3, Platon l’a dit dans ses Lettres : 
la cause de toutes les erreurs pour l’âme, c’est de se repré- 


senler le Premier comme une essence et de chercher à le 
delire”, Au fond, les négations appliquées à l'Un ne son! 
pus revllement négatives : « elles sont, sous la seule forme 
possible, les véritables affirmations des qualités contraires 


aux choses imparfaites qu'elles nient * ». Parce que la 
nature de Dieu ne se prête à aucune qualification et à 
aucune définition, n’en éoncluons pas qu'il soit un pur 
nount, « Pour mieux distinguer son existence mystérieuse 
de l'existence des êtres, nous affirmons de lui qu'il n'est 
pus ‘ur %v); mais il importe de remarquer que nous ne 
voulons pas par là le réduire à rien (οὐδέν) 5. Nous ne 
sacriliuns pas la réalité divine pour n’en conserver que le 
non. ol rendre à une parole creuse, à un symbole vai, 
les liommages dus au producteur et au conservateur de 
l'univers 5, » 4 Le manque d’une chose en Dieu n’est pas 


L Pirol, 8. Plat., II, 5, 10. Comm. Parm., VI, 45. Comm. 
ep, JU a 

᾿Α corn, Parm., VI, 53, 54. 

d. Theol, Plat., 11, 8. 

ἢ. hide. M, 40. 

ον Τὴ ἦξ αὖ πρὸ τοῦ ὄντος ἕν, μὴ οὐ μέν ἐστιν, οὐ ἐντοι χαὶ 
ΣΕΥ, Loin, Parm., VI, 54. 

5. 1bil., 59. — Tous ces passages sont assez explicites; Οὐ 


ÉCOLE D’'ATHÈNES 271 


signe de privation, mais de supériorité !. » « C’est parce 
que Dieu n’est pas multiple que le multiple procède de 
lui; c’est parce qu'il n’est pas un tout qu’il engendre le 
tout, et ainsi du reste ?. » « De pareilles négations ne sont 
donc pas privatives des qualités auxquelles elles s’appli- 
quent, mais comme génératrices de leurs opposés *. » Il 
faut d’ailleurs remarquer que chaque degré supérieur, 
dans la hiérarchie dialectique des êtres, nie la qualité ilis- 
tinctive du degré inférieur. Au-dessus des corps est l'es- 
sence incorporelle ; au-dessus des êtres engendrés, | âme 
inengendrée ; au-dessus des mobiles, l'intelligence immo- 
bile *. Pour parvenir au Premier Principe, 1] faut donc 
nier tout ce qui est au-dessous. Ce serait rabaisser [ἢ 
et lui porter atteinte, que de lui attribuer par affirmation 
telle ou telle faculté dont nous avons la notion cerlaine el 
complète : « Ajouter à l’Un, c'est lui retrancher; ce n'esl 
plus exprimer l'Unité, mais quelque chose qui comporte 
Punité 5. » — C’est ainsi que Proclus reproduit, sous une 
forme plus claire, la théorie de Plotin concernant le Bien 
supérieur à l'être; et s’il appelle parfois Dieu un non- 
être, c’est encore, nous dit-il, pour exprimer sa réalilé 
absolue. Le Dieu de Plotin et de Proclus n’est abstrait 
et indéterminé que par rapport à nous. 

Dans l’Un du Parménide, qui forme la première liypro- 
thèse de la discussion, Proclus reconnait le Dieu ineflalile, 
duquel on peut tout nier, parce qu’il est l’affirmation su- 
prême el qu'aucune de nos affirmations imcomplèles ne 


qui n'empêche pas les interprètes de répéter que le Divu 
des Alexandrins est un pur non-être. 

1, Τὸ γὰρ δέον oÙx ἐστι στερήσεως, ἀλλ᾽ ὑπεροχῆς σημαντικόν. 
Comm. Parm., VI, 81. 

2. Plat. Theol., 11, 11. 

3. Ibid. Οὔκ εἰσι στερητικαὶ τῶν ὑποχειμένων, ἀλλὰ γεννητικαὶ 
τῶν οἷον ἀντιχειμένων. 

&. Ibid., 11. 4. 

5. Plat. Theol., 11, 11. “Ὃ τι γὰρ ἄν προσθῇς; ἐλαττοῖς τὸ ἕν. 
χαὶ οὐχ ἕν αὐτὸ λοιπὸν ἀποφαίνεις, ἀλλὰ πεπονθὸς τὸ ἕν. 


δον, να | 


972 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


convient à sa majesté. Cet Un n’est ni l’Ame, ni l'Intelli- 
gence, ni la Vie, ni même l’Etre ‘. Il est encore moins 
l’universalité des êtres ; car alors il serait l’un résultant de 
la multiplicité, tandis qu'il est l’Un préexistant au mul- 
liple (οὐκ ἕν τῶν πολλῶν ὃν, ἀλλ᾽ ἕν πρὸ πολλῶν) ἢ. Enfin, 
il n'est pas même l’un-être (τὸ ἕν ὄν, deuxième hypothèse 
lu l'arménide), c'est-à-dire l'unité qui se communique 
à l'être et persiste dans cette alliance 5. Un grand nombre 
de philosophes n’ont rien voulu voir au delà. Parmémide 
lui-même n’entendait pas autrement cette unilé qu'il oppo- 
sail comme principe des choses aux partisans de la multi- 
plicilé primordiale et du changement perpétuel ‘. C'est 
Plalon qui, épurant cette doctrine et l’élevant à son expres- 
sion dernière, est parvenu jusqu’à la conception de l'Un 
absolument distinct des êtres. Telle est l’ineffable immu- 
labililé de ce principe qu'il ne faut pas même l'appeler le 
plus inébranlable des êtres en repos; telle est son activilé 
qu'il ne faut pas même le nommer le plus infatigable des 
clres en mouvement. Il est actif et immobile, sans être 
en mouvement ni en repos. Et de même, telle est en lui 
l'intelligence qu’il ne faut pas l'appeler le plus intelligent 
des vlres, et encore moins le plus inintelligent. Il domine 
lous les contraires. Les seuls noms qui lui conviennent 
sonl : l'Unité, 51 nous le considérons comme cause géné- 
ralrice (πρόοδος), et le Bien, si nous le considérons comme 
anse finale (ἐπιστροφή) δ. 


\I. Sommes-nous donc réduits au silence sur Dieu? 
La théologie est-elle toute négative? — Non, car une évo- 
lulion nécessaire de la pensée fait sortir de l’universelle 


|. flat, Theol., IT, 4. 

᾿ς l'omm. Tim., 52. 
l'heol. Plat., I, α. 21. 

i. l'omm. Parm., IV, 17, 91. 
μὰ... VI, 165. 

ὃ, Ibid., IV, 86; V, 16. 


ÉCOLE D’ATHÈNES 273 


négation l’universelle affirmation. Comme principe et fin 
de tout ce qui existe, Dieu, sous cet aspect déterminé, peut 
devenir l’objet de notre étude ‘. Tout effet n'existe que 
par une cause, et subsiste en elle d’une certaine manière ? ; 
toute cause ne produit que certains effets conformes à sa 
nature ? ; toute série possède les qualités propres à l’unité 
qui la fonde “. Au travers des êtres créés nous pourrons 
donc démêler « quelques-unes des puissances de la divi- 
nité créatrice ὅ » ; sans connaître Dieu tel qu'il est, nous 
le connaïitrons tel qu'il se manifeste. 

Non seulement Dieu est le Bien en soi, mais il est encore 
la Bontéf; c’est-à-dire qu'il est bon non seulement pour 
lui-même, mais pour les autres : il est le Bien se commu- 
niquant et se répandant au dehors. C’était la pensée intime 
de Platon que Dieu est fécond par sa perfection même, et 
que la bonté expansive a sa raison dernière dans la bonté 
intrinsèque et immanente. Telle est aussi la pensée de Pro- 
clus. Mais, s’il en est ainsi, ne faut-il pas que l’Un, d’une 
manière mystérieuse, contienne la multiplicité? que l'Unité 
enveloppe l’infinité, qui lui est opposée d'ordinaire? — 
Le soupçon du Parménide devient dans Proclus une idée 
claire, grâce aux progrès du-Néoplatonisme. Les Alexan- 
drins avaient rattaché la matière à Dieu, et par conséquent 
l'infinité à l’unité, la puissance à l’acte; le moyen terme 
de celle union était l’idée d’une détermination tellement 
absolue qu’elle est équivalente pour nous à une indéter- 
mination. L’être parfait est celui qui enveloppe toutes les 
déterminations positives, et par conséquent toutes les per- 
fections. On peut donc dire que dans l’unité du Parfait 


4. Elem. theol., pr. 162. 

2. Theol. Plat., NV, c. 31; VI, 4. Elem. theol., pr. 35. 

3. Comm. Parm., VI, 223. Elem. theol., pr. 96, 135. 

ἁ, C. Parm., V1, 10, 19. 

5. C. Alcib., II, 217, 218; C. Parm., VI, 3; V, 305. 

6. Elem. theol., pr. 119, 124. C. Alcib., 111,201. C. Tim., 109. 
C. Reip. 355-356. 


HI, — 18 


974 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


coexiste l’infinité des perfections. Ce sont ces perfections 
distincles, quoique inséparables, que Proclus appelle les 
unilés divines (af Evades). 

« (Jue cette expression, les unités, ne nous fasse pas 
croire à notre insu que de l’Un suprême, et sans transi- 
lion, l'on arrive à la multitude. Il ne saurait être question 
de la multiplicité; nous n’en sommes pas à l'être !. » Les 
uniles ne font qu'un ?. Comme l’Un, elles sont ineffables ?, 
Seulement, l’Un est imparticipable en lui-même ; les unités 
μον θη} ou plutôt doivent nécessairement se communi- 
quer ἡ, Elles constituent la possibilité du monde; elles 
son! la puissance qu'enveloppe l'acte divin, l’infinité que 
contient son unité. L’Un absolu de Plotin pouvait sembler 
à un regard superficiel un abime mystique, identique au 
vile absolu, quoique Plotin l'appelle la plénitude ou le 
plérôme; Proclus comble et remplit cette apparente ina- 
uité par l’infinité des perfections divines. Par elles, le monde 
est hossible, par elles 1] est réel; car elles sont la honté 
expansive résidant dans le Bien en soi°. Elles communi- 
quent au Bien le caractère de cause. 

lieu, étant absolument parfait (τέλειος), comme l’a dit 
l'lalun dans le Philèbe, ἃ une vertu productrice; sans 
quoi l'on pourrait, en la lui supposant, ajouter à l’idée de 
«1 prétendue perfection $. Par cela même qu’il est l'être en 
ave, il a la puissance parfaite, il est souverainement puis- 
san 7. , 

Toute puissance, d’après Proclus, est imparfaite ou par- 
faite. La puissance qui a besoin d’un autre être en acte 
“quel elle participe pour être une puissance quelconque, 
651 1mparfaite. La puissance qui fait passer à l'acte parce 


1. Theol. Plat., III, 4. 

1, Comm. Parm., NI, 14. 

ἡ, Hid,, IV, 114. 

ἐ, E em, theol. 116. Theol. Γαΐ IT, 4. 
5. Elem. theol., 25, 21. 

5. Elem. theol., pr. 27. 

1. Elem. theol., pr. 78. 


ÉCOLE D'ATHÈNES 275 


qu’elle est elle-même acte, est parfaite. En effet, par sa 
propre action, elle perfectionne d’autres êtres; or, ce qui 
perfectionne a en soi-même le principe de perfection. En 
d’autres termes, la puissance parfaite est celle de l'être en 
acte; la puissance imparfaite est celle de l’être en puis- 
sance. Tout est engendré par ces deux puissances, dont la 
seconde n'existe que par la première !. Dieu peut donc 
produire, s’il le veut ; et comment supposer que la Bonté, 
envieuse de ses dons, refuse de se répandre ?? 

On donne le nom de cause aux substances qui commen- 
cent d’elles-mêmes le mouvement qui leur est propre; on 
distingue ensuite leur opération ou action ; et le résultat, 
c'est l’effet 3 ; mais tout ceci ne saurait convenir à la cause 
première. Dégageons-la de toute idée d'action ‘. On ne 
recourt à l’action que par défaut de puissance 5. Nous 
n'avons, il est vrai, aucun autre terme à substituer à celui 
que nous condamnons : l'opération divine, comme la nature 
même de Dieu, est ineffable δ. Mais ici encore la négation 
est féconde 1. Si Dieu, pour produire, n’entre pas en action, 
il en résulte qu’il produit par cela même qu'il est ὃ; et 
comme l’essence de Dieu (si l’on veut nous permettre cette 
expression inexacte) est la bonté même ?, cela revient à 
dire que la notion de bonté implique celle de cause, que 
l'Unité enveloppe nécessairement les unités, et que la cause 
première n’est autre que la Bonté qui s'épanche par cela 
seul qu’elle est la Bonté 12, 


1. Elem. theol., pr. 79. 

2. C. Tim., 110. Theol. Plat. I, c. 5. 

3. De la Prov., c. 5. 

&, C. Parm., NI, 159. 

5. Κινδυνεύει ἄρα τὸ τῷ ἐνεργεῖν τι παράγον δι᾽ ἔλλειψιν τοῦτο 
πάσχειν δυνάμεως, χρεῖττον δὲ εἶναι τὸ τῷ εἶναι μόνῳ παράγειν. 
τοῦτο οὖν ἄπραγμον ἐστὶ ποιήσεως. C. Parm., ΥἹ, 159. 

6. Ibid., 161. 

1. Ibid., 210. 

8. C. Tim., 119. C. Parm., VE, 159. 

9, C. Tim., 109. Theol. Plat., I, c. 15. 

10. Theol. Plat., II, ch. 7, p. 132. 


RE ν ΔΜῊῚ 


2176 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


Telle est la forme à laquelle aboutit la théorie des Idées 
dans Proclus. Les unités ou hénades ne sont au fond autre 
chose que les Idées dans leur principe absolu ; ce sont ces 
perfections divines qui deviendront des intelligibles intel- 
ligents dans la seconde hypostase trinitaire, et qui alors 
seront appelées plus proprement du nom d’Idées!. Dans 
le Bien-un, l’Idée-unité est l'intermédiaire indispensable 
entre Dieu et le monde. 

Dans cette théorie des hénades, on reconnait également 
la dernière forme de la théorie des nombres, que Plotin 
avait considérés comme supérieurs aux Idées elles-mêmes, 
ou comme les premières Idées. Le produit pur et immé- 
diat de l’Unité ne peut être qu’un nombre ?, et le nombre 
est au-dessus de toute autre Idée, comme l’Un est au- 
dessus de l’Intelligence et de l’Ame*. Cette priorité des 
nombres est admise de tous les Alexandrins. « Quiconque 
s’appliquera, dit Syrianus, à connaitre les doctrines théo- 
logiques des Pythagoriciens et le Parménide de Platon, 
verra clairement qu'avant les /dées sont les nombres, 
lesquels brillent à part parmi tous les ordres des choses 
divines. Les Idées sont les principes de la formation des 
choses ; elles ne sont pas absolument les premières essen- 
ces, car elles ne précèdent point les premiers genres de 
l'être, mais seulement les genres qui comprennent le monde 
sensible. Les choses sensibles ont pour principes immé- 
diats, non la première unité, ni la première dualité, dont 
procède le mystérieux ternaire, mais simplement les es- 
sences qui résident dans l'intelligence la plus simple du 
Démiurge (les Idées) δ. » De cette priorité du nombre sur 


4. On voit que nous ne confondons pas les hénades avec 
les Idées, comme on nous l’a reproché; mais nous mainte- 
nons que les hénades, distinctes pour Proclus des Idées pro- 
prement dites, sont au fond les Idées mêmes de Platon. 

2. Enn., VI, νι, 9. 

8. Ibid. 9, 6, 15. 

4. Syr., Comm. Met., vers. Bagol., 73. 


ÉCOLE D’ATHÈNES 271 


les intelligibles et les intelligences, Proclus tira naturelle- 
ment sa doctrine des unités divines. Quand l’Un passe à 
l'être, il tombe dans le multiple; mais de l’Un aux unités, 
il y ἃ nombre, sans multiplicité réelle. Chaque Idée, où 
μονάς, est donc primitivement, par son unité originelle. 
vas ; el en même temps elle est Dieu ‘. Dans le Dieu su- 
prême s’identifient tous les dieux du Panthéon antique *. 
L'un et le multiple sont ainsi définitivement réconcilies. 

Par sa doctrine des Unités, Proclus pensait revenir 
à la pensée primitive de Platon. Pour celui-ci, en ellel, 
les Idées n'étaient pas essentiellement des pensées (le 
l’Intelligence, mais des formes objectives de perfeclion, 
ramenées à l’unité dans la substance divine. Qu'esl-ve 
autre chose que les hénades, qui sont comme les sominrls 
et la fleur des intelligences 37 


VII. De même que Proclus, complétant la pensée le 
ses prédécesseurs, avait ramené l’Idée à son premier prin- 
cipe, au delà de l'intelligence et de l’être ; de même, recu- 
lant la source de cette Providence universelle qu’on allri- 
buait d'ordinaire à l'intelligence, il en trouve le dernier 
fondement dans l'Unité suprême où reposent les ΠῚ}. 

D’après Proclus, les Péripatéticiens et les Stoïcivns 
n'ont pas compris la vraie nature de la Providence, parce 
qu’ils ont rejeté la théorie des Idées et des unités divine. 
Supprimez cet intermédiaire, qui permet à Dieu de ci 
naître les choses dans leurs principes éminents et supra 
essentiels, il en résultera nécessairement, ou que Dieu nv 
connaît pas les choses, ou qu’il les connaît de la mic 


4. Il ne faut pas confondre la monade, μονάς, avec l'hénaile, 
vis; les monades participables, qui sont Idées propremunt 
dites dans l’Intelligence, raisons séminales dans la nature, «le, 
sont unilés dans l’Un, qui est la Monade suprême imjrli- 
cipable. 

2. Πᾶσα ἰδέα θεός. De Rep., Ὁ. 351. 

3, Ibid, 


978 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


manière qu'elles sont, par un acte de même ordre que leur 
manière d'être, les choses sensibles par les sens, les intel- 
ligibles par l'intelligence. L’impossibilité de connaitre 
l'imparfait d’une manière parfaite, au moyen des Idées, 
entraine les deux erreurs contraires des Péripatéticiens el 
des Sloïciens *, « D'après les uns, il est faux que Dieu 
connaisse toutes choses d’une manière déterminée; et 
pour sauver le contingent, ils prétendent qu'aux choses 
qui se produisent d’une manière indéterminée correspond 
cn [eu même l’indétermination (c’est-à-dire que Dieu 
no les connait pas). Les autres, attribuant à Dieu la con- 
naissance déterminée, ont admis la nécessité dans tout ce 
qui se produit ?... Ceux-ci, accordant que la Providence 
wxisle, ont exelu toute contingence des êtres ; les autres, 
ue pouvant contredire l'évidence de l’être contingent, onl 
ni que la Providence atteignit jusque-là 5... Ainsi les 
l’uripaléticiens ont enlevé à Dieu la connaissance des 


choses sensibles et la providence, non par la faiblesse, 
mais par la supériorité de son énergie intellectuelle. Les 
Sloiviens, au contraire, donnant à Dieu la connaissance 


du sensible Sans pouvoir conserver la providence, on! 
lourné sa conception vers l'extérieur, l'ont fait descendre 
dans les choses sensibles, toucher les objets qu'il gou- 
verne, où mouvoir tout par impulsion, pénétrer tout par 
une présence locale ὁ, » Platon n’est point tombé dans ces 
erreurs : il admettait les Idées. Le monde sensible exis- 
lunl éminemment dans son Idée. Dieu peut connaître le 
corporel par une pensée incorporelle, l’imparfait par une 
pensée parfaite. Il voit chaque chose dans son principe. 


l. Comm. Parm., VI, 16. Ὑπερούσιοι γὰρ αἱ Évades αὖται; 
καὶ ὡς φησί τις, ἄνθος καὶ ἀχρότητες. 

1, De Ῥγοῦ. opp., 1. T1. 

4. De dec. disput. cire. Prov., ib., p. 98. | 

. C. Parm., V, 222. "Expeÿay αὐτοῦ τὴν ἀντίληψιν εἰς τὸ 
ἔχτῆς, καὶ ἐποίησαν διὰ τῶν αἰσθητῶν διήχειν, καὶ ἅπτεσθαι τῶν 
διοικουμένων, καὶ ὠθεῖν ἕχαστα, χαὶ παρεῖναι πᾶσι τοπιχῶς. 


ÉCOLE D’ATHÈNES 279 


Mais le principe véritable, nous le savons, n’est pas l’Idée 
intellectuelle, l'Idée proprement dite; c’est l’unité d’où 
procède l'Idée. Chaque chose est produite par l'être même 
de son principe, et par conséquent elle existe dans son 
principe d’une manière plus relevée qu’elle n'existe en 
elle-même; et comme elle y existe, ainsi elle y est con- 
nue !. Car produire par son être ou produire par sa pensée 
sont choses identiques. L’Un connait donc toutes choses 
d’une connaissance supra-intellectuelle dans l’unité d’où 
elles dérivent, c’est-à-dire en lui-même. Ainsi, ce qui est 
divisé et multiple existe et est entendu dans son principe 
d’une façon indivisible et simple, sous la forme de l’unité; 
ce qui est indéterminé et incertain y est connu d’une ma- 
nière certaine et déterminée ?. Nos actes libres eux-mêmes, 
sans cesser d’être libres, sont soumis dans l'Unité à une 
prévision ineffable. Il y a donc dans l’Un une prédéter- 
mination antérieure à la vision de l'intelligence propre- 
ment dite : c’est ce qu’exprime le mot de Pro-vidence ὅ. 

Ainsi la puissance créatrice et la puissance conserva- 
trice ne font qu un en Dieu. La bonté produit les choses, 
la sagesse les conserve, la beauté les ramène à leur prin- 
cipe par l'amour; mais ces noms divers n’expriment 
qu’un même acte divin, identique à l’être même de Dieu. 
Ces trois points de vue sont la triade intelligible, qui se- 
résout dans l’absolue unité. Création et Providence s’ex- 
pliquent donc également par le grand principe de la 
théorie platonicienne des Idées : existence et connaissance 
éminente de toutes choses sous une forme parfaite dans 
l’Universalité divine. 


VIIL. Puisque toutes choses sont primitivement subsis- 
tantes et entendues dans le Principe, on doit y retrouver 
les éléments constitutifs de tout être ramenés à l'unité. 


4. De dec. dub., 99. 
2. 1b. Cf. Comm. Parm., VI, 41. 
3. De Prov., 1, 15. 


280 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


Ces éléments sont au nombre de trois, comme Platon l’a 
montré dans le Phzlébe : le fini, l'infini et le mixte ‘. Le 
fini en soi est le principe de toute détermination ; l'infini 
en soi, de toute indétermination ; le mixte est l'essence ?. 
Par le fini, l’être se pose; par l'infini, il se distingue et 
se délache de son principe ; dans le mixte, il y revient. 
L'exislence propre et indépendante, la séparation, la con: 
version (ὕπαρξις, πρόοδος, ἐπιστροφή), ou bien encore 
l'unité, l'expansion, la concentration : tels sont les trois 
moments de la loi universelle. L'Un est la cause dont 
purle le Philèbe, qui sonne les autres termes et les 
nroduit à 

Immédiatement ΠΝ de l’Un en soi ou du Bien 
esl la lriade intelligible de la Bonté, dans laquelle le fini 
est l'acte, Pinfini la puissance, et le mixte les unités 
divines ἐν La seconde hypostase de la Trinité donne éga- 
lement naissance à une triade, dont chaque terme engendre 
à son lour une triade secondaire. Mais quels sont ces 
lurmes, et dans quel ordre convient-il de les placer? C'esl 
sur ce point que Proclus introduit dans le Néoplatonisme 
un changement d'une grande importance. 

Plolin, dans sa dialectique, avait fait prédominer le 
principe d’Aristote, qui mesure la dignité d’un être à sa 
simplicité individuelle. Proclus veut revenir à la doctrine 
platonicienne, qui classe les êtres d’après leur degré d’uni- 
versalité 5, À ses yeux, l’universalité et la puissance son! 
en raison directe; et d’autre part, nous l'avons vu, la 
puissance parfaite est identique à la parfaite actualité; ce 
qui concilie de nouveau Platon et Aristote. L’universel, en 


l, Comm, Parm., VI, 98, 101, 102. 
2. Th αὐτόπερας. C. Parm., VI, 102. Theol. Plat., II, 9. 
. Theol, Plat., TX, c. 8. C. Tim., p. 15. C. Parm., V, 31, 199. 
de lem, éheol., 159, Πᾶσα τάξις θεῶν ἐκ τῶν πρώτων ἐστὶν 
ἀρχῶ LE Sal ἀπειρίας. Theol. Plat., II, 25, 26, 21 : Το 
μὲ ἐν πέρατος τὴν ὕπαρξιν τὴν θεῖαν, τῆς δὲ ἀπει ρίας τὴν γεννητιχὴν 
δύναχιοιν, τοῦ δὲ μιχτοῦ, τὴν οὐσίαν τὴν ἀπ᾿ αὐτῆς ἐνδεικνυμένην. 
In Parm., V,T 


ÉCOLE D'ATHÈNES 281 


effel, n'est point pour Proclus le caractère logique qui se 
retrouve dans toute une classe d'objets, il est la prané Ρ̓ 
qui produit ces objets et qui, conséquemment, est pré- 
sente en eux par son action. L’universalité logique n'en 
est pas moins le signé de l’universalité métaphysique, el 
on peut mesurer sur elle la dignité des causes, en se 
rappelant toutefois que ces causes sont, non les genres 
eux-mêmes, mais leur principe éminent !. 

S'il en est ainsi, 51 le degré de causalité et de jiwrfec- 
lon correspond à la généralité des effets, la Pensée pro- 
prement dite ne peut plus occuper dans la hiérarchie iles 
causes le second rang que lui attribuait Plotin. Car 1l y à 
moins d'êtres participant à la Pensée que d'êtres harlici- 
pant à la Vie ?. Et la vie même est moins géné rale que 
l'être; elle suppose donc un principe d’une puissale e plus 
étendue, qui ne peut être appelé que l’'Être en soi. El par 
cet étre, Proclus n'entend pas le caractère commun à 
toutes les choses qui sont, mais le principe transcendant 
de ce caractère commun : ce n’est pas le genre é/re, mais 
la cause du genre 3. Par là, Proclus est fidèle à la vraie 
pensée de Platon ὁ. 

« Si donc l’Être est cause d’un plus grand nombre 
d'effets, la Vie d’un nombre moindre, lIntelligence d'un 
nombre moindre encore, l’Être est au premier rang, la 
Vie au second, la Pensée au troisième 5... Car ce qui 05] 
universel et cause d’un plus grand nombre d'ellels es 
plus rapproché de l’Un ὁ. » D'ailleurs, la pensée est évi- 
demment une synthèse qui suppose l'être comme ohjel οἱ 


1, In Parm., V, 1. 

2. Inst. theol., 101. Πᾶσι γὰρ οἷς vod μέτεστι, χαὶ ζυλης |12Ten- 
τιν, οὐχ ἔμπαλιν δὲ. 

3. In Parm., V, T et suiv. 

4. C’est ce que ne nous semble pas avoir compris M. Ravai: 
son, Mét. d’Arist., II, 548. 

5. Inst. theol., ibid. Εἰ οὖν πλειόνων αἴτιον τὸ ὄν.. 

6. Τὸ γὰρ ὁλικώτερον χαὶ πλειόνων αἴτιον ἐγγυτξηι πὼς τοῦ 
ἑνός ἐστιν. 


RS AE 


282 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


la vie comme sujet. L’être fait le fond de l'intelligence, la 
vie en est le centre, la pensée en est le terme {. L’être est 
le principe de l'unité et de l’identité; la vie, par sa puis- 
sance expansive, est le principe de la variété; la pensée 
est lu relour de la variété à l’unité, de la vie à l’être *. En 
méme temps, cette triplicité est unité, et constitue l’Intel- 
ligence. Les trois termes ne sont point séparés : ils exis- 
lent dans tous les trois, néanmoins chacun existe en lui- 
mûme. L'être est vie et intelligence, mais essentiellement 
[οὐπίως) ; la vie est essence et intelligence, mais vifalement 
[ξωτικῶς) ; l'intelligence est essence et vie, mais 2ntellec- 
tucllement (νοερῶς). L’être est l'élément intelligible, la 
vie us à la fois intelligible et intellectuelle, la pensée est 
purement intellectuelle. Toutes ces distinctions, que Pro- 
lus multiplie comme à plaisir, n'empêchent pas l'unité 
louluinentale des différents termes; et cette multiplicité 
méme des triades en diminue l’importance objective, non 
sans profit pour la doctrine de Proclus. 

Au-dessous de la triade intellectuelle, Proclus main- 
lient avee Plotin l’Ame universelle, dont il emprunte à 
l'lalon la subdivision ternaire : λόγος, θυμὸς, ἐπιθυμία ?. 


[Il semble, au premier abord, qu’il y ait contradiction à 
hiver l’âme au-dessous de la pensée, quand on ἃ placé 
la vi: au-dessus. L'âme n'est-elle pas le principe de la 
vie, comme l'avaient définie Platon, Plotin et Proclus 
lui-méme *? — La contradiction n’est qu’apparente, et 


la théorie d’Aristote nous fournit le moyen de la résou- 
dre. Aristote n'a-t-il pas représenté la pensée en soi 
comme identique à l'être et à la vie ? N’a-t-il pas élevé la 
vie immobile de l'intelligence au-dessus de cette vie 
mobile qui est le propre de l'âme? Pour Proclus aussi il y 


4. Theol, Plat., 111, 9. 

2, [hül,, TE, 9; IV, 1. Comm. Tim., 261. 

d. {᾿ς Heip., 415 et suiv. 

i. Inst, theol., 188. Πᾶσα ψυχὴ αὐτόζωός ἐστιν... τὸ ἄρα εἶναι 
XÜTTS ταὐτὸν τῷ ζῆν. 


ÉCOLE D’'ATHÈNES 283 


a équation entre la vie en soi et l'acte éternel ‘, entre 
l'âme et le mouvement dans le temps ἢ 

Telles sont les trois triades, psychique, intellectuelle el 
divine, que couronne l'Unité absolue. Le tout reproduit 
la décade de Pythagore et de Platon, nombre sacré qui 
embrasse tous les autres. C’est le système complet des 
nombres idéaux, que Platon regardait comme les prin- 
cipes universels de l’être et comme le terme de la pensée, 


IX. Le système de Proclus est le dernier effort original 


du Néoplatonisme pour concilier Dieu et le monde, el 
pour élever au-dessus du dualisme antique la conception 
d’une unité d’où la multiplicité puisse sortir. Pour [)ὰ- 


mascius, l'Unité semble devenir un principe indélerminé 
et indéterminable, voisin de l’abstraction. D’après lui, 1l 
n’est pas même possible de savoir si l’Un peut ou ne pe 
pas être connu *; le nom même d'imparticipable : 
inexact, comme celui de participable ὁ; le silence Ἐκ 
l'honore ὅ ; c’est un abîme où il faut se perdre. 

Le faux mysticisme apparait dans les successeurs ile 


Proclus, et déjà il s’était annoncé dans Proclus lui-néme. 
Par réaction, l’Aristotélisme est peu à peu restauré, (ans 
le sein même de l’école platonicienne, par Amimonius, 
Simplicius, Philopon, David d'Arménie. Est-ce donc que 
le Platonisme, contenant un vice caché, arrive falalemnenl 


à se condamner et à se détruire lui-même; ou πὸ (lispa- 
rait-il dans les écoles païennes que parce qu'il revil ail- 
leurs d’une vie désormais immortelle ? 


4. Comm. Parm., VI, 142. C. Tim., 169, 217. Theol, l'lut., 
IIL, 16. 

2. C. Tim., 118, 179. Τὸ αὐτὸ ἑαυτὸ χινοῦν, τῶν μὲν Érspuut- 
νητῶν δέσποζον, τῶν δὲ ἀχινητῶν ὑφείμενον... τὸ αὐτοζῶν... εις 


τερον ὃν τῶν χατὰ μέθεξιν μόνον ζώντων, καταδεέστερον “ὲ τῶν 
πρώτως ἐχόντων τὸ ζῇν. Cf. Theol. Plat., 123. 

8. ᾿Αγνοεῖν δὲ χαὶ εἰ ἄγνωστον. Damasc., De Prince. |, 2; 
1b., 9. 


4. Οὔτε μετεχόμενόν ἐστιν οὔτε ἀμεθεχτόν, p. 99. 
5. Σιγῆς ἀμηχάνον καὶ ὁμολογίας τοῦ μηδὲν γινώσχειν; Pr 539, 


ΤΠ 


LIVRE IV 


LE PLATONISME 
DANS LE CHRISTIANISME 


LA TRINITÉ, LA PROCESSION ET LA CRÉATION 
MORALE CHRÉTIENNE 


I. Le Bien-un et le Père. Identité du Bien supérieur à l’essence 
et à l’intelligence avec le Père. Caractère incompréhensible 
et ineffable du Père. Méthode d’élimination employée par 
les chrétiens dans la théologie négative dont l’objet est le 
Père. Analogie de cette méthode avec celle de Platon dans 
la première thèse du Parménide. Comment, d’après les 
chrétiens, Dieu est non-essence par la plénitude de l’intel- 
ligence, etc. — Témoignages de saint Justin, Tertullien, 
Clément d'Alexandrie, Origène, Grégoire de Nazianze, 
Athanase; saint Augustin, Denys, saint Thomas, Petau, 
Thomassin, etc. 

Il. Les Idées et le Verbe. Méthode d’induction platonicienne 
adoptée par les chrétiens. Germe des théories trinitaires 
dans Platon et dans Aristote. La doctrine des Idées chez 
les Pères de l’Église, dans saint Anselme et dans saint 
Thomas. 

IT. Rapport de l'Intelligence au Bien, du Fils au Père. Est-ce 
un rapport d’infériorité ou d’égalité? Comparaison de Pla- 
ton, d’Aristote et des alexandrins avec les chrétiens. 

IV. L’Ame divine et l'Esprit. Comparaison de la doctrine pla- 
tonicienne et de la doctrine chrétienne. 1° L'Esprit, inter- 
médiaire entre Dieu et le monde, principe de grâce et 
d'amour. 2° L'amour en Dieu. Originalité de la conception 
chrétienne, fondée sur la doctrine de l'Esprit. Comment 
cette doctrine exclut le panthéisme. 3° Double conséquence 
relativement à Dieu et au monde. La bonté immanente en 
Dieu. La bonté expansive et créatrice en Dieu. Théorie de 


286 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


la création par liberté et par amour. Comparaison du pla- 
lunisme, des doctrines orientales et du christianisme. 
V. Morale chrétienne. 


Tous les grands principes de la philosophie platoni- 
vienne se retrouvent dans le christianisme, élevés à une 
puissance nouvelle et conciliés avec les autres doctrines 
grecques ou orientales. La théorie des Idées, le Bien- 
un qui la couronne, l’âme universelle qui réalise les 
liées dans le monde, et enfin la participation des choses 
aux Idées, tout est résumé, sous des formes plus pures 
el plus vraies, dans les deux dogmes de la trinité et de 
la création. 

Les livres saints, Philon, Plotin et Platon, sont les 
principales sources de la métaphysique chrétienne. Soit 
directement, soit indirectement et par l'intermédiaire de 
Philon ou de Plotin, l’auteur de la théorie des Idées 
exerea sur le christianisme l’influence la plus incontes- 
lahle, Les Pères grecs l’avouent eux-mêmes, et, regar- 
ant le christianisme comme identique à la vérité univer- 
selle, ils placent au nombre des chrétiens ceux qui ont 
connu le: Verbe avant même qu'il s'incarnât dans le 
Christ. « Tout ce qui a été enseigné de bon par tous les 
philosophes nous appartient à nous chrétiens ΄... Tous 
les liommes participent au Verbe divin, dont la semence 
csl implantée dans leur âme... C’est en vertu de cette 
raison séminale, dérivant du Verbe, que les anciens 
sages ont pu, de temps à autre, enseigner de belles véri- 

. Car tout ce que les philosophes ou les législateurs 
ou dit ou trouvé de bon, ils le devaient à une vue ou con- 
naissance partielle du Verbe. Socrate, par exemple, con- 
naissait le Christ d’une certaine manière, parce que le 
Verbe pénètre toute chose de son influence. Voilà pour- 


. Saint Justin, Apol., I, 51. “Ὅσα οὖχ ὦ ἄρα πᾶσι καλῶς 
εἴρηται, ἡμῶν τῶν χριστιάνων Ë ἐστί. 


Li 


LA TRINITÉ 281 


quoi les doctrines de Platon ne sont pas tout à fait con- 
traires à celles du Christ, bien qu'elles ne soient pas ahso- 
lument semblables... Tous ceux qui ont vécu selon le 
Verbe sont chrétiens, bien qu'ils aient été regardées 
comme athées : tels étaient Socrate et Héraclite chez les 
Grecs, et, parmi les barbares, Abraham, Ananias, Azarias, 
Misaël, Elie, ainsi que beaucoup d’autres ‘. » Ce chris- 
tianisme compréhensif des premiers Pères, vraiment 
universel ou catholique (καθολικός), s’attachait à fondre 
en une même doctrine toutes les vérités éparses chez les 
anciens philosophes et surtout dans Platon. 


I. LE BIEN-UN ET LE PÈRE. 


Le point culminant de la théorie des Idées est la con- 
ceplion du Bien identique à l'Unité, supérieur à l'essence 
et à l'intelligence; telle est aussi la conception la plus 
élevée du christianisme. 

Dieu, considéré dans l'absolu de son être, est incom- 
préhensible et ineffable. Aucun nom, dit saint Justin, ne 
convient au principe suprême de l'univers ?. Dieu, le 
Père, le Créateur, le Seigneur, ne sont pas des noms 
qui définissent son essence, mais de simples qualifications 
tirées de ses bienfaits et de ses œuvres ὃ. De même, pour 


4. Cf. Clément d’Alex., Sérom., I, c. 1x, p. 348 : « Semblablus 
aux bacchantes qui ont dispersé les membres de Penthio, 
les diverses sectes de philosophie, soit grecques, soit har- 
bares, éparpillent en fragments l’indivisible lumière du Verbe 
divin. » 

2. Saint Justin, Apol., 1, 46; 11, 8, 10, 13, 14. Saint Juslin 
était platonicien avant sa conversion au christianisme, «l il 
garda son manteau de philosophe. (Dial. c. Tryphon., 211.) 
« La théorie des Idées, dit-il, donnait des ailes à ma pense 
(ἡ θεωρία τῶν ἰδέων ἀνεπτέρου μοι τὴν φρόνησιν, 16., 103} « 
Outre Platon, il cite perpétuellement Philon. 

3. Ex τῶν εὐποιΐων καὶ τῶν ἔργων προσρήσε!'ς. — Τὸ Θεὸς προ 
σαγόρευμα οὐχ ὀνομά ἐστιν, ἀλλὰ πράγματος δυσεξηγητοῦ ἔμφυτος 
τῇ φύσει τῶν ἀνθρώπων δόξα. Apol., I, #4; 11, 94. 


288 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


Tertullien, Dieu en soi est caché et inaccessible; mais il 
s’est révélé par le Verbe, comme le soleil, trop éclatant 
pour être vu dans sa substance même, se laisse aperce- 
voir dans ses rayons !. C’est la célèbre comparaison du 
VIe livre de la République. — « Dieu, dit à son tour saint 
Clément d'Alexandrie, étant indémontrable, n'est point 
objel de science ?. » On n'arrive à concevoir cet abime 
que par abstraction, c’est-à-dire par l’élimination com- 
pléle de tous les attributs des êtres créés, et particulière- 
ment des attributs physiques *. De cette façon, si on ne 
peut dire ce qu’il est, on peut savoir ce qu’il n’est pas. 
Le nom qui lui convient le mieux, l’Un, ne définit pas 
son essence, mais exprime seulement la simplicité absolue 
de sa nature. Les autres dénominations sont toutes em- 
pruntées aux rapports que Dieu soutient avec les choses. 
Lorsqu'on en vient à considérer Dieu sous ce point de 
vue, on fui attribue la bonté *. — Pour Origène, comme 
pour saint Clément, le principe suprême est l'Unité 
absolue, incommunicable, incompréhensible, supérieure 
toute intelligence, à toute vie, à la vérité, à la sagesse, 
à |'rssence même et l'être défini ὅ. En même temps cette 
[uile est le Bien. Le Bien n'est pas pour Dieu, comme 
pour la créature, un simple attribut; il est la nature 
mme de Dieu. Or, si Dieu est le Bien, il est, mais dans 
un sens supérieur à l’être des créatures ; car le bien et 


l. Tertull., adv. Prax., p. 14. Ut invisibilem patrem intelh- 
qganus pro plenitudine majestatis, visibilem vero filium agnos- 
camnus pro modulo derivationis; sicut nec solem nobis contem- 
plari licet, quantum ad ipsam substantiam summam, quæ est 
in colis, radium ejus toleramus oculis. 

2. Clém. Alex., Strom., IV, p. 635. 

τ Ch. V, p. 582. ᾿Αφελόντες μὲν τοῦ σώματος τὰς φυσιχὰς 
ποιότητας, περιελόντες δὲ τὴν εἰς τὸ βάθος διάστασιν. 

ï, 1 1... 1, xvir, 369. 

ï, (, Cels., VIE, 38. In sanct. Joh., II, 18. De Prine., I, 3, 5. 
lThomasius, 271 et suiv., veut entendre par οὐσία l'essence 
rorporelle. Cette opinion est inadmissible, Les mots νοῦς et 
ousix sont tout platoniciens dans Origène. 


LA TRINITÉ 289 


l'être véritable sont identiques, et le mal est la même 
chose que le néant !. La créature participe de l’être au 
même degré que du bien. On reconnaît là le principe 
fondamental du platonisme. — « Dieu, dit aussi saint 
Athanase, est au-dessus de toute essence et de la concep- 


tion humaine, parce qu'il est la bonté et la beauté trans- . 


cendantes. Il est bon, ou plutôt il est la source de la 
bonté ?. » « Fin de toutes choses, s’écrie saint Grégoire 
de Nazianze, tu es un, tu es tout, et tu n’es aucun, 
n'étant ni un ni tout 5. » — Saint Augustin, nourri de la 
pensée de Platon et des platoniciens, conçoit l'Unité iden- 
tique au Bien comme le terme de la pensée. Par cette 
force intérieure et secrète qui s'appelle la raison, nous 
discernons, nous réunissons pour connaître. Mais pour- 
” quoi discerner? Pour juger ce qui paraît un et ne l’est 
pas, ou du moins ce qui est moins un qu'il ne paraît. Et 
pourquoi réunir, sinon pour recomposer l'unité? « Ainsi 
soit que je divise ou que je réumisse, c'est l'unité que 
j'aime et que je veux. Quand je divise, c'est pour avoir 
l'unité pure et, quand je réunis, c'est pour l'avoir Lo- 
tale ὁ,» Il y ἃ donc une Unité, principe de l'unité en 
toutes choses et objet suprême de la raison ὅ; car les 
deux procédés de la dialectique ne sont autre chose que 


4. In sanct. Joh., c. II, p. 7. Οὐκοῦν ὁ ἀγαθὸς τῷ ὀντι ὁ αὐτός 
éotive évavriov δὲ τῷ ἀγαθῷ τὸ καχὸν ἢ To πονηρὸν χαὶ τῷ ὄντι 
τὸ οὐχ ὅν: οἷς ἀχολουθεῖ, ὅτι τὸ πονηρὸν xat καχὸν oÙx ὄν. — 
Dieu, que Platon appelait τὸ ἀγαθόν, est appelé ici ἀγαθός, ce 
qui marque mieux la personnalité. 

2. Ὁ ἐπέκεινα πάσης οὐσίας καὶ ἀνθρωπίνης ἐπινοίας ὑπερέχων, 
ἄτε δὴ ἀγαθὸς καὶ ὑπερχαλὸς ὦν. C. Gent., 2. — ᾿Αγαθός ἐστι, 
μᾶλλον δὲ πηγὴ τῆς ἀγαθοτητὸς ὑπάρχει. De incarn. Verbi, 3. 

3. Καὶ πάντων τέλος ἐστι, χαὶ πάντα, καὶ οὐδεὶς», οὐχ ἕν εὡν, 
οὐ πᾶντα. 

ἀ, De ordine, 1, p. 581 (édit. Gaume). 

5. À quo principio unum est quidquid est, ad cujus simili- 
tudinem quidquid nililur naturaliter approbamus.., esse ali- 
quid quod illius Unius solius, a quo principio unum est quid- 
quid aliquo modo unum est, ila simile sit ul hoc omnino 
impleat ac sit id ipsum. De ver. relig., 35, 36. 


200 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


la recherche de l'unité. L’'Un et le Bien sont un seul et 
même principe. « Enlevez tel ou tel bien particulier, et 
voyez le Bien même si vous pouvez: ainsi vous verrez 
Dieu, qui n’est pas bon par un autre bien, mais qui est le 
bien de tout ce qui est bon. Nous ne dirions pas qu'une 
chose est meilleure qu'une autre, en jugeant avec 
virilé, si nous n'avions pas la notion du Bien en soi im- 
primée dans nos âmes, sur laquelle nous réglons nos 
anprobations et nos préférences. Ainsi 1] faut aimer Dieu, 
non tel ou tel bien, mais le Bien même. Il faut chercher 
pour lPâme un bien autour duquel elle ne voltige pas 
pour ainsi dire par la pensée, mais auquel elle s'attache 
par l'amour... Ce bien n'est pas loin de chacun de nous : 
er lui nous vivons, nous nous mouvons et nous som- 
est. » — Dans les livres du faux Denys l’Aréopa- 
“ile, l'influence plalonicienne et même néoplatonicienne 
vel plus évidente que partout ailleurs. 11 n’est aucun des 
lurmes les plus hardis de Plotin qui ne soit acceplé 
hur Denys, et même exagéré encore. La doctrine de Denys 
n'en est pas moins orthodoxe, et ses livres ont toujours 
fuit autorité en théologie. D’après lui, Dieu n’est pas seu- 
lient ineffable et inintelligible ; il est encore supra-inef- 
fable et supra-inintelligible ?. Il n’est pas parfait, mais 
supra-parfait ® ; il n’est pas Dieu, mais archi-Dieu ‘. Îl 
\'esl ni puissance, ni vie, ni lumière, ni essence; il n'est 


l. Tolle hoc et illud bonum, et vide ipsum Bonum si poles; 
ila deum videbis, non alio bono bonum, sed bonum omnis boni. 
Nceque enim.… diceremus aliud alio melius, quum vere judi- 
ἐμ, nisi esset nobis impressa nolio ipsius Boni, secundum 
yuod et probaremus aliquid et aliud alii præponeremus. δὶς 
tinandus est Deus, non hoc et illud bonum, sed ipsum Bonun. 
(luwrendum enim bonum animæ, non cui supervolilel judicando, 
sel eui hæreat amando. De Trinit., VIII, 3. Bonum ipsum, τὸ 
αὐ αθὼν αὐτό. 

2, De div. nom., Il, 4. 

4. Ibid., XIII, 1. 

4, Ibid., 11, 10; ΧΙ, 3. 


LA TRINITÉ 291 


même, à proprement parler, ni unité ni bonté ‘. L’être 
n’esl pas Dieu, mais sa première production ?. Dieu n’est 
ni la vérité ni l'erreur, rien de ce qui est, rien de ce qui 
n'est pas. On pourrait le nommer ce qui échappe à 
toute opposition, si on pouvait lui donner un nom ὅ. 
Dieu est supérieur à toutes les contradictions de la 
pensée humaine; aussi peut-on l’appeler l'essence essen- 
tielle, l'intelligence inintelligible, la parole ineffable. Il 
est l’indétermination supra-essentielle ὁ, l'absence de 
raison, de pensée, de nom (ἀλογία, καὶ ἀνοησία, καὶ ἀνωνυ- 
uiz) 5, « De là vient que les théologiens ont préféré s'élever 
à Dieu par la voie des locutions négalives δ, » — « Ces 
négations ne signifient nullement qu'il y ait en Dieu 
privation de ce qu’elles nient, mais au contraire excès et 
plénitude. En Dieu seul l'absence de substance est la 
substance infinie, l'absence de vie est la vie suprême, 
l'absence de pensée est la suprême sagesse 7. » — 
« Comme si le marbre renfermait des statues innées : 
la main de l'artiste n'aurait qu’à enlever ce qui les cache, 
et dévoilerait ces beautés cachées en ôtant ce qui n’est pas 
elles δ,» — « 11 faut poser en Dieu toutes les affirmations 


4. Οὔτε ψυχή εστιν, οὔτε νοῦς... Theol. myst., V, 7. Οὐδὲ ἕν, 
οὐδὲ ἑνότης, οὐδὲ θεότης ἢ ἣ ἀγαθότης, ἐδ. 

2. ἸΙρώτην οὖν τὴν τοῦ αὐτὸ εἶναι δωρέαν À αὐτοπεραγαθότης 
προδαλλομένη. 

8. De myst. theol., 5; Ep., 1 

4, Ὑπερχεῖται τῶν οὐσίων ἢ ὑπερούσιος ἀοριστία, καὶ τῶν νόων 
ἡ ὑπὲρ νοῦν ἑνότης... ὑπερούσιος οὐσία, καὶ νοῦς ἀνοητὸς, χαὶ 
λόγος αῤῥητὸς, ἀλογία καὶ ἀνοησία καὶ ἀνωνυμια, κατὰ μηδὲν τῶν 
ὄντων οὖσα. De div. nom., I. 

5. Ibid. 

6. De div. nom., XIII. C'était aussi la pensée de Proclus. Voir 
plus haut. 

7. Ἔν αὐτῷ μόνῳ xal τὸ ἀνούσιον οὐσίας ὑπερόδολὴ, καὶ τὸ 
ἄζωον ὑπερέχουσα ζωὴ καί τὸ ἀνοῦν ὑπερέχουσα σοφία. De div. 
nom., IV, — Phrase que nous avons retrouvée presque tex- 
element dans Proclus. 

8. “Ὥσπερ oi αὐτόφυες ἄγαλμα ποιοῦντες; ἑξαιροῦντες πάντα 
τὰ ἐπιπροσθοῦντα τῇ χαθαρᾷ τοῦ xpupiou θέα χωλύματα, καὶ αὐτὸ 


292 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


qui sont vraies de toules choses, car il est cause de tout; 
mais ensuite 1] les faut nier, avec plus de propriété 
encore, parce qu'il est au-dessus de tout ; et il ne faut 
pas croire que ces négalions soient contraires à ces affir- 
mations : la cause première est bien au-dessus des priva- 
lions, elle qui est au-dessus de toute négation comme de 
toute affirmation ‘. » On reconnaît la pensée qui ressort 
les thèses et des antithèses du Parménide, et qui avait 
inspiré à Plotin et à Proclus leur distinction de la théologie 
negative et de la théologie affirmative. Cette distinction 
deviendra fondamentale dans la métaphysique chrétienne. 
C'est dans les plus grands docteurs du christianisme, à 
luules les époques, que les platoniciens peuvent chercher 
la jusüfication du platonisme et du néoplalonisme, et de 
“elle dialectique négative qu’on accuse encore d'aboutir à 
un Dieu abstrait. Le savant Petau reconnaît parfaitement 
la conformité de la méthode chrétienne avec celle des pla- 
louiciens lorsqu'il dit : « Le procédé de l’élimination théo- 
lugique était regardé par Plotin comme universel, parce 
qu'en général on connaît la nature d’un être si on lui 
“te ce qui lui vient de l'accident ?. » C’est en effet le 
hrinceipe même du platonisme. Petau cite ensuite ce pas- 
sage de Plotin : « Pour connaître une nature quelconque, 
il faut la voir dans sa purelé : : la science est empêchée 
r l’accident qui s'ajoute à l'être. Poursuivez donc l’es- 
once par l'élimination de l'accident %. » « Tout ceci, 


ξαυτοῦ τῇ ἀφαίρεσει μόνῃ τὸ ἀποχεχρυμμένον ἀναφαίνοντες 
es: De div. nom., IV. 
+ τον ἐφ᾽ αὐτῇ πάσας τὰς τῶν ὄντων τίθεναι χαὶ καταφάσχειν 


ὡς : ὑπὲρ ss υπερούσῃ" χαὶ μὴ οἴεσθαι τὰς ἀποφάσεις ἀντιχει- 
RE εἶναι ταῖς χαταφάσεσιν; ἀλλὰ πολὺ πρότερον αὐτὴν ὑπὲρ 
ιἰς στερήσεις εἶναι, τὴν ὑπὲρ πᾶσαν καὶ ἀφαίρεσιν, xat θέσιν. 
jure 
. Theol. dog pgm., I, v. 
. Δεῖ δὲ τὴν φύσιν ἑχάστον σχοπεῖσθαι ls τὸ χαθαρὸν αὐτοῦ 
Re. ἐπείπερ τὸ προσθετὸν ἐμποδὼν ἀεὶ πρὸς γνῶσιν τοῦ ὦ 
προσετέθη, γίγνεται σχοπεῖ δὴ ἀφελών. Plot., Enn., 1, vin, 9. 


4 


LA TRINITÉ 293 


ajoute Petau, rentre aussi dans la pensée d’Aristote, qui 
fait connaître sa première catégorie, non par une définition 
positive, mais par une définition négative. Ammonius le 
discute et l'entend ainsi. Alcinoüs, de son côté, compare 
ce procédé, qui s'élève à Dieu par négation et élimination, 
au procédé géométrique qui s'élève à la notion du point 
par l'élimination des formes sensibles de l'étendue, pas- 
sant d’un corps solide à la surface, de la surface à la 
ligne, de la ligne au point. En effet, ce procédé est sur- 
tout applicable à la notion de Dieu. Car, comme le 
remarque un platonicien, Hérennius, dans un livre iné- 
dit, les affirmations définissent et circonscrivent ; les 
négalions seules ont une étendue infinie... Seule la néga- 
tion a la puissance de s'élever des êtres bornés dans leurs 
limites à l’être illimité que rien ne circonscrit {. » — 
Thomassin, fidèle à la tradition platonicienne et chré- 
tienne, professe la même doctrine. Il laisse parler Pachy- 
mère, qui s’écrie : « Eh bien, s’il faut oser, Dieu n’est ni 
beau ni bon ἦ » ; et Victorinus Afer, qui déclare que 
Dieu n’est pas même l'unité, qu'il peut être dit sans 
existence, sans substance, sans intelligence, sans vie ὅ. 
« Mais, ajoute Thomassin, ces négations ne signifient 
qu’une chose, la transcendance, l’excellence ineffable de 
. Dieu et de ses qualités. Ces négalions ne sont donc en 
quelque sorte que les affirmations mêmes, élevées au 
superlatif *. » Aussi Thomassin approuve-t-il presque 
entièrement la théologie de Plotin, qu'il cite à chaque 
instant, et il en rétablit le sens véritable par la doctrine 
traditionnelle de la supériorité des négations sur les affir- 


1. Theol. dogm., ἰδ. Affirmationes definitum aliquid et cir- 
cumscriplum significant, et negationes vim habent infinitam.… 

2. Dogm. th., 1], vi, 4. Quin el, si audendum sit, neque pul- 
chrum, neque bonum est. 

3. ᾿Ανυπαρχτὸς, ἀνούσιος, ἄνους, ἄζων. Ibid. 

4, Ita sane μὲ hæ negaliones traducantur landem ad ἱποῆα- 
bilem quamdam excellentiam et superlationem.…, etc. Dogm. 
theol., I, 74. 


294 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


mations en ce qui concerne Dieu. « Comment le souve- 
rain Bien et le Premier Principe peut-il être destitué de 
la connaissance et de l'intelligence de soi-même ? On pour- 
rait peut-être dénouer ce nœud par cet axiome si familier 
au platonisme : On parle plus prudemment et plus 
sûrement de Dieu par les négations que par les affirma- 
tions. Les négalions de ce genre n’ont pas pour effet d'en- 
lever à Dieu quelques ornements de sa perfection; mais, 
pendant qu’elles lui enlèvent les attributs tels qu'ils peu- 
vent convenir aux natures et aux âmes créées , elles 
les appliquent à Dieu de nouveau dans un autre sens 
éminent et incompréhensible ‘. » Petau et Thomassin ne 
doivent point être suspects ici d'un platonisme exagéré, 
car saint Thomas lui-même, l’esprit le plus rigoureux de 
la théologie chrétienne, avait dit en parlant de la méthode 
négative : « Ces négations ne signifient pas qu'il manque 
à Dieu ce qu'on nie de lui, mais qu'il le possède en 
excès ?, » 

Concluons que la méthode d'élimination dont le Par- 
ménide offre un si remarquable exemple, et qui aboutit 
dans la République à la conception d’un Dieu supérieur 
à la pensée et à l'essence, se retrouve tout entière dans la 
théologie chrétienne, et y aboutit à la conception de Dieu 
le Père, principe ineffable et incompréhensible. 


1, Dogm. theol., 1, 74. Qui possié summum Bonum primumqué 
Principium sui cognitione et intelligentia destitui? Extricari 
forsan poterat hic nodus ariomate illo his philosophis perquam 
familiari : de Deo cautius certiusque per negationes quam per 
affirmationes sermonem fieri… eidem rursus alio ac eminenlis- 
simo el incomprehensibili modo competere intelligantur. 

2. Summ. theol., 12, quæst. ΧΙ, art, xu. Hæc non removen{ur 
ab eo propter ejus defeclum, sed quia superercedit. 


LA TRINITÉ 295 


II. — LES IDÉES ET LE VERDE. 


La dialectique, on le sait, n’est pas une méthode purv- 
ment négative : en même temps qu’elle conçoit Dieu 
comme la perfeclion inaccessible en soi, elle le concuil 
aussi comme la perfection communicable, où sont éler- 
nellement subsistantes et éternellement entendues les rai- 
sons de toutes choses. Sous ce rapport, la dialectique ἃ 
pour terme la Raison universelle, au sens à la fois sub- 
jectif et objectif de ce mot, c’est-à-dire le Verbe, le Αὐύγος. 
Tel est aussi, dans la théologie chrétienne, le second aspecl 
sous lequel Dieu apparaît à notre intelligence. 

Sans doute, Platon n’avait point conçu le Λόγος cominc 
une sorte de manifestalion substantielle de la divinité, cons- 
tiluant dans le sein du Premier Principe une hyposlase 
particulière. Cependant, il avait élevé le Bien au-dessus 
de l’Intelligence, comme un modèle que celle-ci contemjile 
et dont elle est logiquement dépendante; de là à dislin- 
guer Dieu, en tant que Bien, de Dieu en tant qu'Inl:lli- 
gence, 1] n’y avait pas un grand intervalle à franchir. 
Aussi, immédiatement après Platon, on distinguait ε[0]} 
trois rois, présidant à des ordres de choses différents : [1 
Bien présidait sans doute à l’ordre intelligible ou plulil 
supra-intelligible, et l’Intelligence à l’ordre intellectuel. 
Mais, si Platon semble avoir pensé que le Bien en sui. 
supérieur à l'intelligence, produit l'Intelligence comme 
sa manifestation la plus immédiate, il faut reconnaitre 
que les Dialogues ne contiennent cependant rien de précis 
sur ce sujet. Est-ce une raison pour mier que le germe 
des émanations trinitaires se trouvait confusément envt-- 
loppé dans le platonisme ? Aristote lui-même conçoit Dion 
sous trois aspects différents, qu'il ramène d’ailleurs à 
l'identité absolue. D’après le XII° livre de la Métap/y- 
sique, le Bien en soi, se pensant éternellement lui-mtine, 
est intelligence, et pour la même raison il est la vie en 


996 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


soi, l'acte de la vie ‘. Ne reconnaît-on pas là le Bien, 
l'Intelligence et l’Ame de Platon? Seulement, le rapport 
de subordination que Platon semblait avoir établi entre 
ces trois rois, Aristote le remplace par un rapport d'iden- 
tité absolue. Pour lui, le Bien n’est pas supérieur à l'In- 
telligence : il est l’Intelligence même; la Vie n'est pas un 
principe mobile inférieur à l’Intelligence et au Bien : elle 
est l’acte pur, identique au Bien et à la Pensée. La Pensée 
en soi, dit-il en propres termes, c’est la pensée du Bien 
en soi (ἢ δὲ νόησις À χαθ᾽ αὑτήν τοῦ καθ᾽ αὑτὸ dotstou) ?; et 
la pensée et son objet, le Bien, sont une seule et même 
chose (ὥστε ταὐτὸν νοῦς χαὶ νοητόν). Mais cette possession 
mutuelle de la Pensée et de son objet, c'est son acle 
(ἐνεργεῖ δὲ ἔχων) ; cet acte en soi est la vie de Dieu (ἐχείνου 
ζωή) ; et cette vie excellente, éternelle, c’est Dieu (τοῦτο 
γὰρ 5 Θεός) ὃ. De sorte que le Bien, la Pensée et la Vie, 
qui se possèdent mutuellement, sont une même chose; 
et tout cela est Dieu. Ne semble-t-il pas, d’après ces pas- 
sages, qu’une des différences de la théodicée platonicienne 
et de la théodicée d’Aristote soit la suppression, chez ce 
dernier, de la hiérarchie dialectique (Ame, Intelligence et 
Bien), et la substitution de l'identité absolue à cette triade 
de termes, peut-être inégaux pour Platon en dignilé 
logique, sinon ontologique ? 

Ces deux points de vue divers devaient se partager plus 
tard les esprits, et on devait s’efforcer de les concilier 
dans les théories trinitaires. La doctrine du Λόγος se pré- 
cisa, comme nous l’avons vu, dans Alcinoüs, dans Plu- 
tarque, dans les autres platoniciens, et surtout dans 
Philon, où se trouve pour la première fois sous des formes 
très nettes la théorie chrétienne du Verbe ὁ. Chez Philon, 


ἃ, Mét., XII, 7. To καθ᾽ αὑτὸ ἄριστον. --- Νόησις ἡ καθ᾽ αὑτήν. 
— Ἐνέργεια δὲ ἡ καθ᾽ αὑτὴν ἐκείνου ζωή. 

2. Ibid. 

3. Ibid. 

4. Voir plus haut, École juive d’Alexandrie. 


LA TRINITÉ 297 


le Verbe hébraïque devient ce qu’était l’Intelligence pour 
Platon, le lieu des Idées (τόπος τῶν εἴδων). Les gnostiques 
ont une doctrine analogue, mélange des conceptions grec- 
ques !. Peut-être doivent-ils beaucoup à Philon. Les traces 
du platonisme se retrouvent chez les plus anciens gnos- 
tiques, ceux du 1** et du ue siècle, par exemple Car- 
pocrate, qui plaçait l’image de Jésus à côté de celles de 
Pythagore, de Platon et d’Aristote ?. C’est contre les pre- 


41. Saint Irénée, adv. Hzæres., 1, 20, 23. Saint Epiphane, 
Hæres., 11, t. IIT, p. 619. Origène, C. Cels., V, vins VE, ant. 

2. Le pythagorisme se révèle dans les Syzygies de Valen- 
tin et dans ses doctrines numériques. Le platonisme semble 
d’abord avoir inspiré la distinction familière aux gnostiques 
des trois principes de la nature humaine (sensible, animique, 
spirituel) (frén., I, 7, 5). Dans la doctrine de la chute de 
l'âme du monde, Plotin reconnaît une fausse interprétation 
de la pensée de Platon (Enn., Il, 1x, 6). Le témoignage de 
Plotin prouve que les gnostiques fréquentaient les écoles 
grecques d'Alexandrie, et s’attachaient à expliquer la philo- 
sophie de Platon d’après leurs idées orientales. Plotin fit un 
livre contre eux pour montrer combien ils dénaturaient la 
doctrine de Platon. D’après Tertullien, Valentin était plato- 
nicien : Inde et Æones, et formæ nescio quæ, el trinitas homi- 
nis apud Valentinum : Platonicus enim fuerat. (De Præscript., 
6.) Les hérésies, d’après ce même Père, dériveraient de Pla- 
ton : Vult Plato esse quasdam substanlias invisibles... quas 
appellat ideas... Relucentne jam hærelica semina Gnosticorum 
et Valentinianorum? Hinc enim arripiunt differentiam corpo- 
ralium sensuum et intellectualium virium... Inde hærelicarum . 
idearum sacramenta : hoc enim sunt et Æones el genealogiæ 
eorum. (De anima, 11.) — « Les doctrines dominantes dans 
le platonisme, dit Matter, se retrouvent dans le gnosticisme. 
Emanation des intelligences du sein de la divinité; égare- 
ment et souffrance des esprits, aussi longtemps qu'ils sont 
éloignés de Dieu et emprisonnés dans la matière; vains et 
longs efforts pour parvenir à la connaissance de la vérité et 
pour rentrer dans leur primitive union avec l’Être suprême; 
alliance d’une âme pure et divine avec une âme irraisonnable 
qui est le siège des mauvais désirs; anges ou démons qui 
habitent ou gouvernent les planètes, n'ayant qu’une con- 
naissance imparfaite des idées qui ont présidé à la création; 
régénération de tous les êtres par leur retour vers le monde 
intelligible et son chef, l’Être suprême, seule voie possible 


208 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


miers gnosliques qu'est dirigé l'évangile de saint Jean. 
Saint Irénée nous apprend que cet évangile fut écrit pour 
être opposé aux hérésies de Cérinthe, d’Ebion et des 
autres gnostiques ἡ. La Gnose préoccupait alors les apd- 
tres : saint Paul y fait allusion en plusieurs endroits, el 
l'appelle fausse sagesse (ψευδονυμῶς γνῶσις) *. Il recom- 
mande de ne point s'amuser à des mythes el à des généa- 
logies sans fin ὃ. Ailleurs, il dit qu’on a vu le plérôme de 
la divinité habiter en Jésus-Christ. 

Les premières pages de l’évangile selon Jean ont pour 
but de montrer, contrairement aux gnostiques, que Jésus 
est véritablement le Verbe fait chair. Il n’est pas invrai- 
semblable que l'auteur connût Philon, soit directement, 
soit par les gnostiques; il connaissait certainement les 
kabbalistes. En tout cas, sa théorie du Λόγος rappelle 
celle de Philon : « Au commencement était le Verbe, el 
le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était avec 
Dieu dès le commencement. Toutes choses ont été faites 
par lui, et rien de tout ce qui a été fait ne l’a été sans lui. 
En lui était la vie, et cette vie était la lumière des hommes; 
elle luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point 
comprise... C'était la vraie lumière qui éclaire tout 
homme venant en ce monde. Il était dans le monde, le 


pour le rétablissement de cette primitive harmonie de la 
création dont la musique sphérique de Pythagore fut une 
image : voilà les analogies des deux systèmes. Ce qu'il y ἃ 
peut-être de plus frappant dans ce curieux parallélisme, c’est 
la ressemblance qu'offre l'état de l’âme dans ce monde, 
d’après le Phèdre, et la situation de la Sophia (Achamoth) 
détachée du plérôme par suite de ses égarements, d’après la 
doctrine gnostique. » (Hisé. du Gnosticisme, I, 52.) Cependant 
les fondateurs du gnosticisme, Simon, Cérinthe, etc., ont dù 
s'inspirer plutôt des Perses, des Kabbalistes et de Philon que 
de Platon lui-même. (Voy. le livre de M. Franck sur la Kab- 
bale, πιὸ partie, 3.) 

1. [rénée, 1, 25, 1, 6. Matter, ΗΠ δέ. du Gnost., 11, 183. 

2. 11], χι. 

3. Ep. ad Tim., 1. 


τ TT 


LA TRINITÉ 299 


monde a été fait par lui, et le monde ne l’a point connu; 
ilest venu parmi les siens, et ils ne l'ont point reçu. » 
Sauf la personnification du Λόγος, si conforme aux habi- 
tudes orientales, y a-t-1l une grande différence entre cette 
doctrine et celle de Platon ? Les ténebres sont la matière ; 
la lumière est la Raison divine qui la pénètre et lui 
imprime une forme sur le modèle des Idées ; par là elle 
est l’auteur, le démiurge du monde ; et rien ne peut exister 
sans elle. En même temps, cette lumière du soleil intelli- 
gible éclaire tout homme venant en ce monde: elle est la 
raison immanente à l’homme, qui habite en lui et cepen- 
dant le dépasse de l'infini. Le monde et l'humanité, 
quoique pleins de l’Intelligence, n’ont cependant point su 
la reconnaître et l’adorer. Il ἃ fallu que l’Intelligence prit 
un corps, et parlât la parole humaine par la bouche du 
Christ. Ainsi le Verbe éternel et immanent à Dieu 
(ἐνδιχθετός) est devenu le Verbe proféré (προφοριχός), 
d’abord par la création, puis par l’incarnation. Dans cette 
doctrine de saint Jean, le platonisme revit lout entier, 
concilié avec l’esprit hébraïque et avec les traditions de la 
Perse. Est-ce à dire pour cela que saint Jean ait connu 
Platon? Sans doule 1] ne l’a pas connu directement ; mais, 
en admettant même qu’il ne l'ait connu d'aucune manière, 
il n’en est pas moins vrai que le quatrième évangile est 
d'accord avec le principe fondamental de Platon. 

Si la trace du platonisme 65. encore douteuse dans saint 
Jean, elle ne l’est point dans les Pères de l'Église, comme 
nous l’a déjà montré leur doctrine du Bien supérieur à 
l'intelligence. Les Idées platoniciennes sont explicitement 
dans Clément d'Alexandrie. D’après lui, la nature propre 
du Verbe est d’être le type de toutes les Idées, la raison 
suprême de toutes les vérités, le centre d'union de toutes 
les puissances !. Le Père est l’unité absolue, le Fils est 
l'unité dans la pluralité; cette pluralité intelligible le rend 


1. Strom., IV, p. 635. 


900 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


accessible à la démonstration, tandis que le Père est inef- 
fable . Même doctrine dans Origène. Le Verbe est la plu- 
ralité du bien, tandis que Dieu en est l’unité ?. Il est 
l'Idée des Idées et l'essence des essences *. « Tu cher- 
cheras si, dans un certain sens, le premier-né de la créa- 
lion n'est pas le monde intelligible, en ce sens surtout que 
la suxesse est un système de pensées. Ce qui le prouve- 
rail. c'est l’existence des raisons de toutes choses, selon 
lesquelles tout se fait par Dieu dans la sagesse, comme dit 
le prophète. En sorte qu’en Dieu résiderait un monde 
d'autant supérieur en variété et en beauté au monde sen- 
sible, que la raison de l’univers, pure de toule malière, 
l'emporte sur le monde matériel *. » L'image archétype 
les autres images est le Verbe, qui existe primitivement 
en Dieu, Dieu lui-même en tant qu’il réside auprès de 


Dieu, et qui n'y resterait pas s’il n'était fixé à la contem- 

lation ἰ de l’abîme ἃ Père 5. » Saint Au- 
plalion incessante de l'abime de son Pere ὅ. » Saint Au 
gushin dit, dans ses Confessions, qu'il ne comprit l'évan- 
gile de saint Jean qu'après avoir lu quelques ouvrages des 


pliloniciens. « J'y trouvai toutes ces grandes vérités, que 
dés le commencement était le Verbe, que le Verbe était 
en Dieu et que le Verbe était Dieu... qu’en lui est la vie; 
que celle vie est la lumière des hommes, mais que les 
lénchres ne l'ont point comprise ; qu’encore que l’âme de 
l'homme rende témoignage à la lumière, ce n’est point 
elle qui est la lumière, mais le Verbe de Dieu; que ce 
Verhe de Dieu, Dieu lui-même, est la véritable lumière 
qui éclaire tous les hommes venant en ce monde : qu'il 
élail dans le monde, que le monde a été fait par lui, et que 
l: monde ne l’a point connu... Quoique cette doctrine ne 


1. Strom., IV, p. 635. 

2. (Comm. sanct. Johan., VI, p. 22. 

3. {᾿ς Cels., V, 22. 

ἧς Comm. sanct. Johan., XIX, 5. 

5, (hid., 11, 2. Τῶν πλειόνων εἰκόνων À ἀρχέτυπος εἰκὼν ὁ πρὸς 
τῶν Deby ἔστι λόγος... 


LL 2 


LA TRINITÉ 801 


soit pas en propres termes dans ces livres-là, elle y est dans 
le même sens et appuyée de plusieurs sortes de preuves . » 
La théorie du Verbe est identique, pour saint Augustin, à 
celle des Idées. Aussi, sans la doctrine des Idées, il ne 
conçoit point de sagesse. Ce dont Platon doutait est pour 
lui hors de doute : il admet des Idées des choses parti- 
culières, des modes de la vie, des relations, et en général 
de toutes choses *. « Les Idées sont les raisons immuables 
et invisibles des choses, même des choses visibles et mua- 
bles, qui ont été faites par elles. Car Dieu n’a rien fait 
en l’ignorant. Si donc il a fait toutes choses avec science, 
il ἃ fait nécessairement ce qu’il connaissait ?. » 

Si on suit la pensée de Platon à travers le moyen âge 
et les temps modernes, on retrouve chez les principaux 
théologiens la théorie des Idées identifiée avec celle du 
Verbe. Nous n’en citerons que deux exemples. « Lorsque 
l'esprit suprême se parle lui-même, dit saint Anselme, il 
parle en même temps tout ce qui a été fait. Car, avant 


4. Conf., VI, 9. Cf. Amelius ap. Euseb., Præp. ev., II, 19 : 
« Ce principe était le Verbe, selon lequel toutes choses ont 
été faites de toute éternité, comme le pensait Héraclite, et 
c'était en ce sens que le Barbare (saint Jean) a pu dire que 
le Verbe occupe auprès de Dieu le rang et la dignité d’un 
principe, et qu’il est Dieu lui-même. Ajoutons que c’est par 
lui que tout se fait, et que c’est en lui que subsiste et vit 
toute créature; qu’il tombe dans les corps, et qu’en revêtant 
une chair il prend la forme humaine, de manière pourtant à 
laisser entrevoir la majesté de sa nature: puis, après s’être 
délivré de cette enveloppe corporelle, il reprend sa nature 
divine dans toute sa pureté et redevient Dieu, comme il était 
avant d’être descendu dans le corps, dans la chair et dans 
l’homme. » 

2. De Div., qu. 83, qu. 26, 2. Ep. 120, 18. 

3. Invisibiles atque incommutabiles raliones rerum, etiam visi- 
bilium et mutabilium, quæ per ipsam factæ sunt. Quoniam Deus 
non aliquid nesciens fecit…., porro sciens fecit omnia, ea utique 
fecit quæ noverat. De Civ. Dei, XI, 22, 10, 3; VIIL, 6, 7. Voir, 
dans la traduction des Ennéades par Bouillet, une foule de 
passages imités ou traduits de Plotin par saint Augustin. 
Table générale, t. III. 


302 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


qu’elles soient faites, depuis qu'elles le sont, et même 
lorsqu'elles périssent ou s’allèrent, toutes choses sont tou- 
jours en lui, non ce qu'elles sont en elles-mêmes, mais 
ce qu’il est lui-même. En elles-mêmes, en effet, elles 
sont une essence sujetle au changement, créée en vertu 
l'une raison immuable; en lui, au contraire, elles sont 
l'essence première, el le principe υγαῖ de l'existence !.» 
[l'uprès saint Anselme, une qualité quelconque ne peut 
oppurtenir à un sujet que parce qu’elle est en elle-même 
quelque part, d’où elle découle en lui, et où il l’a puisée. 
Un être n’est juste que par la justice; et le premier être, 
élant par lui-même tout ce qu'il est, doit être la justice 
vile-même, considérée d’une manière absolue *. CGetle 
inluetion, répétée sur chacune des qualités que nous 
connaissons, donne cette conclusion que Dieu est en 
essence ce que les autres sont en qualité %. Mais l'être 
livin n’est point composé ; car, s’il l’élait, il serait par là 
mème inférieur à ses diverses parties. La justice, la sa- 
esse, la bonté, etc., ne sont point réunies en lui de ma- 
ivre à former un touf harmonique. Il est identiquement 
luutes ces choses, elles ne sont qu’une en lui; et si nous 
h pouvons les résoudre toutes les unes dans les autres, 
cest à la faiblesse de nos conceptions, non à la nature 
les choses, que nous devons nous en prendre *. En un 
Hiul, tout ce qui se dit des autres êtres quant à la qualité 
sc dit en Dieu quant à l’essence . Dieu n’est donc pas 
seulement bon; il est le Bien ©, — N'est-ce pas là le pla- 
lunisme le plus pur? 

De même, comment méconnaîlre le principe de la 
(héorie des Idées dans ces paroles de saint Thomas : « La 


, Monol., ch. xv. 
1, Thid., XvI. 

1. lbid. 

. lbid,, ch. xvn. 
», Hbid. 

ü, 1bid 


LA TRINITÉ 303 


quatrième preuve de l’existence de Dieu est celle des 
degrés de perfection. On trouve du plus et du moins et 
des degrés dans la bonté, la vérilé, la noblesse et toutes 
les autres qualités des choses. Mais Le plus et le moins ne 
s'appliquent qu'à des êtres divers qui se rapprochent di- 
versement d'un type souverain : comme, par exemple, le 
chaud est ce qui participe plus ou moins de la chaleur 
absolue. Il y a donc aussi un être qui est souverainement 
bon, souverainement vrai, souverainement noble, et qui 
dès lors est l’être souverain... Ce qui est souverainement 
doué de perfection, en quelque genre que ce soil, esl 
cause de tous les degrés de perfection du même genre, 
comme le feu est cause de toute chaleur. Il y a donc un 
être cause de l’être, de la bonté, de la perfection de tout 
être, et cet être est appelé Dieu !. » Ailleurs, saint Thomas 
concilie Aristote et Platon dans la question das Idées. « Le 
mot idée, dit-il, en grec ἰδέα, en latin forma, signifie les 
formes des choses qui existent en dehors des choses elles- 
mêmes. Or la forme, ainsi conçue, peut être considérée 
sous un double rapport. On peut l’envisager, ou comme 
l’exemplaire de la chose même dont elle est la forme, ou 
comme le principe de la connaissance qu'on a de cette 
chose, puisque les formes des objets que l’on connait 
existent dans l'esprit qui les connait. Suivant cette double 
acception du mot, il est nécessaire d'admettre l'existence 
des Idées ; ce qui peut se démontrer ainsi. Dans tout ce 
qui n’est pas l’œuvre du hasard, la forme est nécessaire- 
ment la fin de la généralion de l'être. Or nul agent ne 
peut agir en vue d’une forme qu'autant qu'il a cette 
forme ou son image en lui-même. Et 1] peut l’avoir de 
deux manières. Certains agents trouvent dans leur consti- 
tulion propre la forme de leurs actes : tous les êtres, par 
exemple, qui agissent d’après les lois de la nature phy- 
sique; c’est ainsi que l’homme engendre l’homme, que le 


4. Sum. theol., I, q. x, art. 3 


304 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


feu produit le feu. Pour d’autres agents qui agissent avec 
connaissance, la forme existe dans leur entendement : 
c’est ainsi que l’image d’une maison préexiste dans l’es- 
pril de l'architecte. Et on dit avec raison que cette image 
esl l'idée de la maison, parce que l'architecte a l'intention 
le faire une maison semblable à la forme qu'il a conçue. 
Or, le monde n'étant pas l'effet du hasard, mais l’œuvre 
l'une cause intelligente qui est Dieu, il s'ensuit néces- 
sairement que la forme qui a servi de modèle au monde 
cree se retrouve dans l’entendement divin, c’est-à-dire 
que les idées existent, puisque c’est dans cette forme que 
vonsiste la nature de l’idée 1. » 

(‘oncluons que la théorie des Idées, absorbée dans celle 
du Agyos, fait partie intégrante de la tradition chrétienne. 
Le Démiurge de Platon devient la Parole créatrice. La 
lislinetion même de l’Intelligence et du Bien, son modèle, 
τὸ retrouve dans la distinction des hypostases chrétiennes. 
L'après le Zimée, l'Intelligence contemple le Bien, prin- 
vip d’être et de pensée; d’après le christianisme, le 
Verbe contemple son Père. Il y a là, dans le platonisme 
cornine dans le christianisme, une multiplicité idéale dont 
il vst impossible de déterminer exactement la nature, el 
jui recouvre la réelle unité de Dieu. Ce qui semble étre 
dus Platon une distinction plutôt logique qu’essentielle 
luvient, chez les Alexandrins et les Pères d'Orient, une 
distinction d’hypostases; chez les Pères d'Occident, une 
lislinction de personnes. Quant à ces termes d'hypostases 
el le personnes, ils n'expriment pas, ni dans Plolin ni 
chez les Pères, une chose intelligible et positive. « On 
il trois personnes, d'après saint Augustin , non pour 
ire quelque chose, mais pour ne pas demeurer muet *.» 


|, Sum. theol., I, q. xv, art. 1. Cf. ibid., q. xuiv, art. 3. [π 
με ἢν sent. 1, dist. xxxvi,q. n,art.2. De verit., q. nt, art... — 
τονε, οί. Lombard.,T, dist. xxxvi, 4. nt, art. 4: Plalo ponens 


εἰμεν ad hoc tendebat.…. scilicet eas esse in intellectu divino. 
2. De Trin., V, 9. 


Ι RL 


LA TRINITÉ . «305 


L'idée chrétienne et alexandrine de la pluralité des per- 
sonnes se réduit donc philosophiquement à la doctrine 
suivante : il doit y avoir en Dieu une multiplicité émi- 
nente, principe de la multiplicité sensible; et comme tout 
est substantiel en Dieu, comme tout ce qui est qualité 
dans le fini est essence dans l'infini, la multiplicité émi- 
nente contenue en Dieu doit être essentielle. C’est, sous 
un symbole nouveau, la doctrine même de Platon. 


III. — RaPPorT DE L'INTELLIGENCE AU BIEN, Du Fis 
AU PÈRE. 


Considérons maintenant le rapport des deux premières 
hypostases, leur génération et leur dignité relative. 

D’après Platon, l’Intelligence participe au Bien comme 
sa manifestation la plus immédiate, et si le Bien est le 
soleil, l’Intelligence est la lumière. L’Intelligence dépend 
donc du Bien; la Vérité, l’Essence, l'Intelligence, ne sont 
pas ce qu'il y a de plus élevé en dignité !. Si donc Platon 
avait personnifié le Bien et l’Intelligence dans des hypo- 
stases distinctes, il les eût probablement considérées comme 
inégales. Le premier Roi eût présidé aux choses du pre- 
mier ordre; le second aux choses du second ordre. — 
Philon ne fut pas infidèle à Piaton en faisant procéder le 
Verbe de l'Unité par un rayonnement; la célèbre image 
du flambeau allumé à un autre flambeau est conforme à 
la doctrine du Parménide; et l’infériorité dialectique du 
Verbe par rapport au Bien absolu, son père, est la con- 
séquence logique de cet état de dépendance dans lequel 
Platon a représenté l’Intelligence relativement au modèle 
qu’elle contemple. — Même doctrine et mêmes images 
chez les alexandrins. Selon eux, tout ce qui procède d’un 
principe lui est inférieur; le Fils, lumière de lumière, 


1. Rep., VI, loc. cit. 
111, — 20 


906 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


est donc inférieur au Père. Ce n’est plus Dieu, mais le 
premier des mondes, le monde intelligible. 

Chez les chrétiens, c’est aussi par procession, et non 
par création, que le Fils sort du Père ‘. Les exemples 
tirés du feu, de la lumière et de la science, sont empruntés 
à Philon par les premiers docteurs chrétiens, saint 
Justin *, Tertullien *, Origène ὁ, Tatien ὅ, saint Hilaire; 
l'expression de Plotin, φῶς x φῶτος, reçoit la consécration 
la plus éclatante au concile de Nicée, qui l’admet dans le 
Symbole de la foi. Ces exemples ont pour but de montrer 
que Dieu le Père produit son fils de sa substance même 
sans que cette substance soit modifiée ou diminuée. « Le 
Père, dit Athanase dans son symbole, n’a point été fait. ni 
créé, ni engendré. Le Fils est du Père seul, qui ne l'a 
pas créé, ni fait, mais engendré. » Cette génération n’est 
pas un acte libre de Dieu, qu'il aurait pu ne pas pro- 
duire, mais un acte nécessaire de l’entendement divin : 
c'est pour cela que Îe fils est coéternel au Père. Les 
ÂAriens se servaient de la formule que le Fils est par la 
volonté du Père suprême; mais Athanase rejette celle 
formule, et, pour se justifier contre ses adversaires de 
soumettre Dieu à la nécessité, il distingue ce qui est 
opposé à la volonté et ce qui est au-dessus de la volonté ὅ. 
C'est de la nature de Dieu que le Fils a été engendré; 


1. Petav., Dog. theol., I, 294 : Sciri illud oportet, quam lalini 
theologi emanationem appellant, eam ab illis nominari πρόοδον; 
quæ et ab nostris processio dicitur. — Les théologiens grecs 
emploient aussi très souvent le mot zxpo6oir, qui indique 
plus d'activité. Saint Just., Dialog., p. 221. Beausobre, Hist. 
crit. du Manich., 1, 548. 

2. Dial., 221 : ποῖον ἐπὶ πυρὸς ἀλλὸ γινόμενον, οὐκ ἐλαττο- 
μένον ἑκείνου ἐξ οὗ ἡ ἄναψις γέγονεν. 

3. Apot., c. 31. 

4. Hom., VI, in Num., et Contra Cels., 1. VI, p. 323. 

5. Contra gentes, 145. 

6. C’est ainsi que Plotin distingue ce qui est sans intelli- 
gence ou opposé à l'intelligence de ce qui est au-dessus de 
l'intelligence. 


LA TRINITÉ 807 


« or, ce qui est selon la nature domine et précède la 
volonté ! ». — Ce sont les expressions mêmes de Plotin. 
— Le Fils de Dieu n’a donc pas été produit par le Père 
pour le besoin de la création, comme un moyen pour une 
fin supérieure; Dieu n'avait pas besoin d’un semblable 
instrument : le Fils est une émanation nécessaire de la 
substance divine ἧ. 

Jusqu'ici il semble y avoir accord entre les chrétiens 
et les alexandrins. La réelle différence des deux doctrines 
se montre quand il s’agit de déterminer la dignité relative 
du Père et du Fils. La pensée des premiers pères de 
l'Église est encore flottante sur ce point ; ils fournissent 
des textes susceptibles d’interprétations contradictoires , 
et ils ne semblent pas s'être formé encore une théorie 
nette et définitive d’un rapport des deux premières hy- 


.postases. Mais, dès le commencement, la notion d'égalité 
7 


consubstantielle entre les personnes apparaît chez les 
Pères, et peu à peu se férmule avec une précision crois- 
sante. Par là, tout en platonisant, les Pères s’écartent 
bientôt de Platon. Pourtant ils aboutissent, sans le savoir, 
à un nouvel essai de conciliation entre Platon et Aristote. 
Platon, en effet, semble subordonner l’Intelligence à l’objet 


_qu’elle contemple, sans qu’on sache assez qu'il s’agit de 


l'Intelligence divine ou d’une intelligence engendrée par 
le Bien. Aristote ne peut admettre cette subordination de 
la Pensée à quelque chose qui la dépasse ; il insiste donc 
sur l'identité du sujet et de l'objet, de la Pensée et du 
Bien, et pousse cette identité jusqu'à l'exclusion absolue 
de toute multiplicité en Dieu, même idéale. Les Pères 
alexandrins admirent que la pensée divine doit être l'ex- 
pression adéquate de la substance divine : la parole 
élernelle et nécessaire doit exprimer Dieu tout entier. 


1. C. Arian. ; III, 62. Ynepxeitar nat προηγεῖται τοῦ βου- 


λεύεσθαι τὸ κατὰ φύσιν. 
2. Ibid., 11, 29, sqq,; 11. 


308 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


Mais, au lieu d'en conclure que la pensée en Dieu es 
absolument identique à la perfection et ne se distingue 
de l’être que dans les choses finies, ils voulurent main- 
tenir tout à la fois la différence et l'identité, différence de 
personnes et identité de substance. Ils admirent, premiè- 
rement, la nécessité d’un Dieu actif et vivant par essence, 
qui est le sujet; secondement, la nécessité d’un objet 
d'activité adéquat à cette activité même. Si donc l'agent 
suppose l'agi (pour emprunter l'expression de Male- 
branche), et qu’en Dieu l’agi doive être égal à l'agent, il 
en résulte que le Fils engendré est égal et coéternel au 
Père. 

Il ne reste plus entre ces deux principes qu’une dépen- 
dance purement logique et jusqu'à un certain point réci- 
proque. Si le Fils dépend du Père en tant qu’engendré, 
le Père, à son tour, a besoin de son Fils. Sans son Fils, 
il serait inactif; 11 ne serait pas éternellement cause. Il 
serait encore Dieu, mais Dieu en puissance, non en acte. 
Aussi les théologiens représentent-ils le Père comme la 
puissance; non pas seulement la puissance créatrice du 
monde, mais la puissance intime et immanente qui s'ac- 
tualise éternellement, se pense, se profère, se parle elle- 
même par la génération du Verbe. 

Telle est la conception que le christianisme substitue 
aux doctrines des platoniciens et des péripatéticiens. La 
querelle de 1᾽ διλοιούσιον roulait sur un des problèmes de 
la métaphysique. L'idée aristotélique de l'identité sub- 
stantielle du sujet et de l’objet fut combinée avec la dis- 
tinction platonicienne du Bien contemplé et de l’Intel- 
hgence contemplatrice ; et cette combinaison fut déclarée 
un mystère, 

Cette première différence entre la trinité néoplatoni- 
cienne et la trinité chrétienne devait entraîner des difié- 
rences non moins importantes au sujet de la troisième 

hypostase. 


LA TRINITÉ 309 


IV. — L'AME DIVINE ET L'ESPRir. 


Platon, pensant qu'une intelligence ne peut subsister 
ailleurs que dans une âme, avait attribué à Dieu une 
intelligence royale et une âme royale. L’âme était essen- 
tiellement pour lui un principe de vie, ou plutôt la vie 
même. La vie se traduit par un mouvement réel ou idéal ; 
aussi Platon définissait-il l’âme un moteur qui se meut 
lui-même. Aristole insista au contraire sur l’immobilité 
nécessaire du premier moteur, auquel il retrancha même 
cette espèce de mouvement idéal et intelligible qui résulte 
de la présence des Idées multiples dans l'Unité première. 
Les stoïciens revinrent à la conception d’une âme univer- 
selle en mouvement et en tension dans la matière. Ainsi 
se fractionnait en quelque sorte, chez les successeurs de 
Platon, l’idée compréhensive que celui-ci s’était formée 
de la divinité. — Philon, les gnostiques et les alexan- 
drins établirent l’Ame comme intermédiaire entre le 
Verbe et le monde, et la firent sortir de l’Intelligence par 
une émanation absolument semblable à la procession du 
Père dans le Fils. Par là ils n'avaient d'autre but que de 
ménager la transition de Dieu au monde, en comblant 
l'intervalle. 

Telle ne devait pas être la doctrine définitive du chris- 
tianisme. Mais ce n’est pas du premier coup que les 
Pères chrétiens arrivèrent à prendre conscience de leur 
eroyance nouvelle. La troisième hypostase de la trinité fut 
d’abord considérée presque exclusivement dans son rap- 
port avec les créatures; et alors elle apparut comme un 
intermédiaire entre le monde et Dieu, ou même entre le 
monde et le Verbe de Dieu ; on attribua à l'Esprit tout ce 
que les philosophes platoniciens attribuaient à l’Ame. 
Souffle de vie (πνεῦμα du) l'Esprit de Dieu est par rap- 
port au monde la puissance qui anime, conserve, perfec- 
tionne et sanctifie. L'Ancien Testament avait représenté 


910 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


l'Esprit de Dieu flottant sur les eaux qu'il féconde!, con- 
servant la nature matérielle ? qu'il contient et pénètre ἢ, 
inspirant les prophètes par le souffle qu’il leur communi- 
que “. Les Evangélistes nous montrent l'Esprit saint rem- 
plissant le fils de Zacharie 5, la Vierge ὃ et Jésus-Christ ?. 
« L'Esprit du Seigneur est sur moi », dit Jésus ὃ. C’est par 
l'eau et l'Esprit que s'opère la régénération spirituelle 
de l’homme ὃ. C’est par l'Esprit que le Christ opère ses 
miracles 1°. Tout péché, tout blasphème commis contre le 
Fils de l'homme sera remis; mais le blasphème contre 
l'Esprit ne sera remis ni en ce monde ni en l'autre . 
L'Esprit est le consolateur ‘? que le Père envoie au nom 
du Fils, et le Fils au nom du Père. Le corps de l’homme 
pur est le temple du Saint-Esprit, dit saint Paul 1". — 
L'Esprit est donc le principe de la vie spirituelle plutôt 
que de la vie animale ; quoique d’ailleurs il soit à la fois 
le principe de ces deux vies, l’une et l’autre étant un don 
de Dieu. L'âme des platoniciens, au contraire, semble 
uniquement le principe de la vie naturelle. 

Telle est la conception transmise par les apôtres aux 
Pères des Églises d'Orient. Ceux-ci la développérent 
d’abord dans le sens de la philosophie platonicienne, el 


4. Genèse, I. 
. Psalm., CII, 30. Sap., LE, 7. 
. Sap., ib. 
4. Is., ΧΙ, ὃ: LXI, 1: XLIIT, 16. 
ὃ. Luc., I, 15. 
6. Ibid., 1, 35. Math., 1, 20. 
. Math., NE, 16, 41, Marc., 1, 10, 8. Luc., III, 16, 22. Johan, 
I, 32, 33. 

8. Luc., IV, 18. 

9. Johan., 111, 5. 

10. Math.. XII, 28. 

11, Math., XII, 31, 32. 

12. Marc., XIV, 16. 

43. Ibid., 16, 26; XV, 26; XIV, 16, 17; XVI, 415. 
ΕἾ T'ad Cor., VI, 19, 20: III, 16. Rom., Ν1Π, 41. EI ad Tim 
» 14. 


© NO 


1 


LA TRINITÉ 311 


insistèrent sur la communication de la vie naturelle par 
l'Esprit saint. Justin croyait que la lecture de la Genèse 
avait donné à Platon l’idée de son troisième principe ?. 
Théophile considère l'Esprit qui flottait sur les eaux 
comme le principe vital donné à la création tout entière 
et analogue à l'âme ὃ; Origène y reconnait le Saint- 
Esprit *. Tatien distingue, avec plus de profondeur, deux 
sortes d'esprit, l’un qui s'appelle l'âme, l’autre: plus excel- 
lent que l’âme; le premier répandu partout, le second qui 
n’est pas en tous les hommes, mais seulement dans les 
justes ὁ, « Dieu est Esprit, dit-il, non qu'il soit l'esprit ré- 
pandu dans la matière ; mais il estle créateur des esprits 
et des figures qui sont dans la matière. Cet esprit qui pé- 
nètre dans la matière est bien inférieur à Esprit divin, et, 
parce qu'il est assimilé à l'âme, 1l ne doit pas être adoré 
comme le Dieu parfait 5. » Tatien, qui connaissait les 
doctrines néoplatoniciennes, semble vouloir distinguer ici 
‘âme du monde de l’Ame supérieure au monde, ψυχὴ 
υπερχόσμιος, qui est Dieu même. Le Jimée suppose en effet 
deux âmes, l’une qui est dans la matière, et qui est la 
nourriture éternelle de la génération, l’autre qui sert de 
base à l’Intelligence démiurgique ; car « toute intelligence 
est dans une âme ». Les docteurs chrétiens, généralement 
moins précis que Tatien, n'en continuèrent pas moins 
d'attribuer à l'Esprit la présence universelle dans le 
monde, ce qui n’a d’ailleurs rien de contraire à l'opinion 
des platoniciens sur l’Ame hypercosmique. 
Mais, lorsque l’hérésie de Macédonius eut porté l’atten- 
lion des Pères sur la nature de l'Esprit, comme l’hérésie 


1. Apol., I, n° 60. Cf. n° 64. 

2. Πνεῦμα δὲ τὸ ἐπιφερόμενον ἐπάνω τοῦ ὕδατος ὅ ἔδωχεν ὁ θεὸς 
ἐν ξωογόνησιν τῇ χτίσει καθάπερ ἀνθρώπῳ ψυχήν. LIT, ad Autol. 
n° 43. Cf. I, 1, 12. 

8. De princ., I, c. πὶ, n° 3, In Isaï. hom., IX, no 1. 

4. To δὲ μεῖζον μὲν τῆς ψυχῆς, θεοῦ δὲ εἰχῶν χαὶ ὁμοίωσις. 
Orat., n° 12, 13. 

5. Orat., ΄. 


319 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


d’Arius l'avait portée sur la nature du Verbe, le germe 
contenu dans l’idée chrétienne de la troisième hypostase 
ne tarda pas à se développer. L'Esprit sanctifiant et vivi- 
fiant est le dispensateur de la grâce céleste ; il est la grdce 
même ; or, comment expliquer un don gratuit de Dieu, 
sinon par l'amour ὃ L'acte vivifiant de Dieu est donc un 
acte d'amour, et l'Esprit est l’amour même. 

Déjà Platon avait conçu l'amour comme un médiateur 
entre les dieux et les hommes; mais 1] semblait n’y avoir 
vu qu’un mouvement de l'imparfait vers le parfait, sans 
s'élever à l’idée claire d’une réciprocité d'amour entre 
Dieu et la créature. Une religion fondée sur la croyance 
au sacrifice volontaire d’un Dieu ne pouvait s'arrêter à ce 
point de vue de l'hellénisme. Au lieu d’être un simple 
démon, l'esprit d'amour fut Dieu même dans sa troi- 
sième hypostase. 

Ce n’est pas tout. Dieu ne peut aimer son œuvre que 
s’il aime préalablement le modèle idéal d’après lequel il 
l'a exécutée ; 1] n'aime la copie que par l’amour même 


qu'il porte à l'exemplaire éternel. L'esprit d'amour n'est, 


donc pas seulement le lien du créateur et de la créature; 
il est, avant tout, le lien du Principe suprême et de son 
Verbe : le Père aime le Fils, le Fils aime le Père; et ce 
mutuel amour, procédant de l’un et de l’autre, constilue 
l'Esprit. 

C'est surtout dans saint Augustin que cette idée de 
l'Esprit se précise. Par la réflexion psychologique, saint 
Augustin trouve en lui-même une image de la trinité : 
l’âme existe, elle se connait, elle s'aime; ainsi Dieu est, 
se pense, et relie son être à sa pensée par l'amour. L’Es- 
prit, source de la charité dans nos âmes, est lui-même la 
charité divine : c’est en s’aimant que Dieu aime le 
monde, et c’est en aimant le monde que Dieu lui commu- 
nique la vie, qui n’est autre chose dans son fond que 
amour. 

Cette théorie, Platon l’eût admise, et peut-être l’avait-il 


LA TRINITÉ 313 


entrevue; en tout cas, il ne la formula point. Les néo- 
platoniciens aussi parurent se faire une idée très obscure 
de l’amour en Dieu. Ne distinguant pas assez l'amour 
du désir, qui n’en est que la borne et l’imperfection, ils 
élevèrent le premier principe au-dessus de lamour 
comme ils l'avaient élevé au-dessus de la pensée, et ils 
insistèrent à l'excès sur cetle thèse, en n’accordant qu'une 
faible part à l’antithèse. L'amour proprement dit n’est 
pour eux que la conversion du principe inférieur vers le 
principe supérieur : le Verbe anne le Père; l’Ame, à son 
tour, aime le Verbe. Mais l'amour semble remonter vers 
le Bien sans en descendre; le Bien, à proprement parler, 
n'aime pas ce qu’il produit par l'écoulement spontané de 
sa nature ineffable et par une opération supérieure à tout 
ce que peut concevoir l'intelligence humaine. Plotin dit 
bien que Dieu s’aime lui-même, et que c’est en s'aimant 
qu’il se donne l’être ‘ ; mais il ne va pas jusqu’à dire que 
Dieu aime ce qu’il produit et lui donne l'être en l’aimant; 
il se borne à dire que Dieu n'est ni envieux ni avare du 
bien qu’il possède. C’est s'arrêter au côté négatif de la 
question ; car, que Dieu ne soit point avare et ne veuille 
point le mal, cela ne suffit pas : il faut encore, pour pro- 
duire, qu'il veuille le bien. Si, par exemple, j'ai les mains 
pleines des semences d’une foule de fleurs, οἱ que je sois 
seul au monde, sans avoir besoin de ces fleurs, j'aurai 
beau n'être ni avare ni jaloux, pourquoi ma main répan- 
drait-elle les germes de la vie? Il faut nécessairement 
qu’à l’absence de raisons négatives s'ajoute une raison 
positive, et que quelque sentiment d'amour ou de pitié 
me porte à semer ces germes et à les faire produire. Les 
alexandrins le pensèrent sans doute; mais ils préfèrent, 
pour ne pas rabaisser Dieu, laisser dans l’indétermination 
la raison suprême de l'acte divin, qu'ils considéraient 
d’ailleurs comme identique à l’être même de Dieu ou au 


1. Enn., VI, vu, 16. 


314 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


Bien. C’est la double négation (οὐδέτερον) préférée par les 
alexandrins à la double affirmation, mais peu compréhen- 
sible pour le vulgaire. Ayant voulu ainsi purifier entière- 
ment la nature divine, les alexandrins se firent accuser de 
l'avoir réduite, par leur méthode d'élimination, à une 
existence vide de pensée et d'amour. En outre, on sait 
qu'ils admettaient l'infériorité de la Pensée engendrée par 
rapport au Bien générateur, et de l’Ame par rapport à la 
Pensée. Dieu projette sa puissance en êtres qui le repré- 
sentent de plus en plus imparfaitement, et la succession 
des hypostases dans la trinité alexandrine forme une série 
linéaire qui descend directement du Père au Fils, du Fils 
à l’Ame, pour se continuer dans la nature. La nature, 
ainsi rattachée au Bien par une série continue de moyens 
termes, pouvait sembler au vulgaire un prolongement, 
sinon de Dieu (l'Unité seule mérite proprement ce nom, 
étant seule parfaite), du moins du divin et des dieux 
engendrés ; on avait peine à la distinguer de l’hypostase 
dont elle s'écoule, tant est continue la série de la proces- 
sion. Pourtant cette théorie avait son principe dans une 
grande idée de la fécondité et de la générosité divine, 
ainsi que de la continuité universelle. Les alexandrins 
auraient pu dire aux chrétiens : — Pourquoi établir un 
abime entre Dieu et le monde ? Si, au lieu de cet abime, 
il peut y avoir des dieux et du divin, de manière à le com- 
bler tout entier, pourquoi n’y en aurait-il pas? Pourquoi 
Dieu n’a-t-il pas rempli d’être cet intervalle qui le sépare 
du monde ? Pourquoi voudrait-il seul occuper les hautes 
régions de l'être ? Est-ce afin de pouvoir se poser plus 
royalement en face du monde et de ses infimes habitants ? 
Mais, plus la bonté de Dieu élève les êtres jusqu’à lui, 
plus cetie bonté même le place au-dessus d’eux. Votre 
Créateur aime ses créatures, et cependant, par une incon- 
séquence singulière, il étend entre lui et elles un vide im- 
mense d'où l'être est absent. La vraie Bonté doit élever 
jusqu'auprès d'elle ses créatures; et par cet acte même 


LA TRINITÉ 345 


elle s’élève bien au-dessus d'elles. Le Dieu qui établit un 
abime entre le monde et lui est plus près du monde et des 
êtres imparfaits par cet acte d'envie, que le Dieu infini- 
ment bon qui remplit d'être cet abime. » 

D'autre part, la conception des chrétiens était plus pra- 
tique, plus accessible à tous par sa netteté : la disconti- 
nuité dans les choses empêche toute confusion ; et ce qu’on 
voulait éviter avant tout, c’était la confusion de Dieu et du 
monde. La doctrine néoplatonicienne semblait trop se rap- 
procher de ces religions orientales dans lesquelles le 
monde et Dieu paraissent consubstantiels, sans qu'on 
puisse déterminer exactement où finit le divin et où com- 
mence le naturel. 

La trinité chrétienne forme un cercle qui revient sur 
lui-même, et qui subsiste en dehors du monde dans l’in- 
dépendance la plus absolue. Entre Dieu et le monde, 
aucune continuité. Le Père projette le Fils, le Fils revient 
au Père; et c'est l'amour qui, unissant les deux principes, 
ferme éternellement le cercle de la trinité. L'activité de 
Dieu demeure ainsi plus évidemment immanente, et la 
vie divine est parfaite dans son immanence, sans qu’on 
puisse croire qu’elle ἃ besoin de passer dans le monde 
pour s’y développer. Sans doute, ce dernier point était 
admis aussi des alexandrins, qui faisaient tout sortir du 
parfait et non d’un germe imparfait. Mais, encore une 
fois, leurs deux hypostases, distinctes de l'Unité et du 
monde, — transition ménagée en vue de l’optimisme uni- 
versel, — pouvaient paraître un retour au panthéisme. Les 
chrétiens le craignirent ; 115 crurent voir dans la proces- 
sion de Dieu au monde un trait d'union capable de faire 
confondre les deux extrêmes. En conséquence, sans reje- 
ter entièrement l’idée aryenne et grecque d’une évolution 
multiple dans la vie divine, ils la subordonnèrent, sous le 
nom de distinction des personnes, au dogme hébraïque 
de l'Unité monothéiste. Il y a bien, d’après eux, proces- 
sion dans le divin, mais de l’égal à l’égal, non du supé- 


"Ἢ 


316 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


rieur à l’inférieur. Dès lors, plus de continuité dans le 
passage de Dieu au monde. Les chrétiens font rentrer 
dans l'unité de Dieu tout l’Olympe, déjà réduit par les 
alexandrins aux deux hypostases de l’Intelligence et de 
l'Ame. Pour cela, 1] faut que les hypostases soient égalées 
en perfection au Père lui-même et, en définitive, identi- 
fiées à lui. Mais les chrétiens ne se contentent pas de dire 
simplement que puissance, pensée et amour ne font qu'un 
en Dieu; au lieu de réduire la distinction de ces trois 
attributs à une conception relative de notre pensée 
humaine, qui est obligée de morceler Dieu pour le com- 
prendre, ils la laissent subsister sous la forme de l'absolu, 
et unifient la substance en triplant la personne. De là, 
par un mystère qui confond toutes nos notions logiques et 
mathématiques, un seul Dieu procédant en trois hyposta- 
ses, métaphysiquement un et moralement multiple. De là 
aussi légalité consubstantielle des trois hypostases. Le 
christianisme, revenant à la doctrine d’Aristote sur l’iden- 
tilé sans abandonner celle de Platon sur la différente, 
conçoit le sujet pensant et l’objet pensé comme nécessti- 
rement égaux, quoique distincts; de même l’aimant el 
l'aimé ne peuvent être inégaux, et l'Esprit d'amour qu 
unit le Père au Fils est lui-même égal au Père, égal au 
Fils. L’être parfait se pense par une pensée adéquate à 8} 
nature, et s'aime par un amour adéquat à sa pensée 
comme à son être. Telle est la pluralité contenue dans l 
simplicité divine ; par elle Dieu vit et se suffit à lui-même; 
et, sans avoir besoin du monde, la Trinité repose immo- 
bile dans l'Unité. 

On le voit, la doctrine de l'Esprit est fondamentale 
dans le christianisme, qu’elle distingue profondément du 
platonisme alexandrin. C’est dans cette doctrine de l’Es- 
prit que réside, d’après les docteurs chrétiens, la conci- 
liation de Platon et d’Aristote, tentée par l’école d’Alexan- 
drie. 

Il en résulte une double conséquence, soit que [ὉΠ 


LA TRINITÉ 317 


considère Dieu en lui-même, soit qu’on cherche à déter- 
miner le rapport de Dieu au monde. 

En premier lieu, le caractère de la personnalité divine 
devient plus précis dans la conception chrétienne. Toule 
notion neutre, comme le τὸ ἀγαθόν des Grecs, disparail 
pour faire place à la dénomination personnelle : ὃ ἀγαθύς, 
l'être bon. | 

En second lieu, la relation de Dieu au monde n'esl 
plus conçue par le christianisme de la même manière que 
par les alexandrins. Pour ces derniers, lout est produil 
par procession; non seulement les hyposlases supra- 
naturelles, mais même la nature. Chez les chréliens, la 
irinité étant un cercle fermé éternellement, la procession 
n’a lieu que du Père au Fils et à l'Esprit; la naissance 
du monde doit être expliquée par un mode de production 
tout différent : il faut recourir à la création proprement 
dite. 

Les Hébreux avaient conçu Dieu comme créant par un 
acte de pure liberté. Les Indiens et les Perses l'avaient 
conçu comme engendrant par amour, mais par un amour 
qui semble mêlé de désir; selon eux, l'Être, reliré 
d’abord en lui-même, vivant d’une vie immanente, « res- 
pirant et ne respirant pas », s’écrie enfin du fond de son 
Unité : « Si j'étais plusieurs! » et, par la puissance de 
son dévouement ou de sa dévotion, il engendre le monde *. 


4. Voici quelques passages du Rig-véda et du Védanta sur 
la procession, la conversion et la personnalité divine : 

« Alors rien n'existait, ni le non-être, ni l'être, ni monde, 
ni air, ni région supérieure. Quelle était donc l'enveloppe 
de toutes choses? Où était, quel était le réceplacle de l’eau? 
Où était la profondeur impénétrable de l'air? IT n'y avail 
point de mort, point d’immortalité, pas de flambeaux du 
jour et de la nuit. Mais lui seul respirail sans respirer, 
absorbé dans la Svadha, dans sa propre pensée. Il n'en- 
tendait rien, absolument rien autre que lui. Les ténébres 
étaient au commencement enveloppées de ténèbres; l'eau 
était sans éclat. Mais l’être reposait dans le vide qui le por- 
tait, et cet univers fut enfin produit par la force de sa dévo- 


Τὰ θα! 


318 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


Les chrétiens, combinant la liberté pure du Jéhovah hé- 
braïque avec le désir et le dévouement du Dieu persan 
et indien, s'élèvent à l’idée plus compréhensive et plus 
vraie de l'amour exempt de besoin, de l'amour parfaite- 
ment libre. 

Le Verbe contient en lui-même, d’une manière d’ail- 
leurs incompréhensible, l’éternelle possibilité du monde. 
Dieu, aimant son Verbe, ne peut demeurer indifférent à 
ce monde, image de lui-même; et comme il est l'amour 
substantiel, la substantielle bonté, il communique au 
monde, par son souffle ou son esprit, la réalité et la vie. 
C'est la pensée du 7imée, avec un sens plus profond : 
la bonté intrinsèque du premier principe est devenue une 
bonté affectueuse et expansive comme l'amour. La puis- 
sance du Père et les idées du Verbe n’expliquent que 


tion. D'abord son désir se forma dans son esprit, et ce fut 
la première semence. C’est ainsi que les sages méditant dans 
leur cœur ont expliqué le lien de l'être au non-être dans 
lequel il est. Le rayon lumineux de ces sages s’est étendu 
partout, il a été en bas, il a été en haut. C’est qu’ils étaient 
pleins d’une semence féconde, c’est qu’ils avaient une grande 
pensée. La Svadha de l’être survivra à tout, comme elle ἃ 
tout précédé. Mais qui connaît exactement ces choses? Qui 
pourra le dire? Ces êtres, d’où viennent-ils? Cette créalion, 
d’où vient-elle? Les dieux ont été produits parce qu'il a 
bien voulu les produire. Mais lui, qui peut savoir d'où il 
vient lui-même? Qui peut savoir d'où est sortie cette créa- 
tion si diverse? Peut-elle, ne peut-elle pas se soutenir 
elle-même? Celui qui du haut du ciel a les yeux sur ce 
monde qu’il domine, peut seul savoir si cela est, ou savoir 
si cela n’est pas. » « Eternel, connaissant tout, pénétrant 
tout, toujours plein de joie, toujours pur, plein de raison, 
affranchi, Brahma est l’intelligence et la félicité... A l’ori- 
gine, l’être était unique... 11] était seul au commencement, 
sans second. Il éprouva un désir : « Plût à Dieu, dit-il, que 
« je fusse plusieurs et que j’engendrasse! » Et il créa la lu- 
mière. La lumière éprouva le même désir et créa [65 eaux. 
Les eaux désirèrent également, et elles dirent : « Plût au ciel 
« que nous soyons multipliées et fécondes! » Et elles créèrent 
la terre. » « L'Esprit était seul à l’origine, et nulle autre 
chose avec lui. Il désirait. « Je créerai des mondes », dit-il, 


LA TRINITÉ 319 


l'éternelle possibilité du monde; c'est l’amour, c’est 
l'Esprit, qui en explique la réalité actuelle. Lien du Père 
et du Fils, il est aussi le lien de Dieu et du monde. 
Supprimez cette notion d'une bonté aimante, il ne 
restera plus, pour expliquer le monde, que la puissance 
et la pensée. Or, il semble n’y avoir dans ces deux choses 
rien que de fatal. Dieu sera alors considéré comme une 
puissance qui se développe ou une pensée qui se profère 
par une sorte de nécessité intérieure. Il n’en est pas ainsi 
lorsque l’on considère la production du monde comme 
un acte de bonté et d'amour. La bonté est essentielle- 
ment libre ; les bienfaits de l’amour n’excitent la recon- 
naissance que parce qu'ils n'ont point un caractère de 
fatalité. Le soleil échauffe sans aimer, et nous recevons sa 
chaleur sans y répondre par l'amour. Si le monde sortait 


et il a créé des mondes. » « Le feu, l’eau et la terre procè- 
dent immédiatement de Brahma, étant développés successi- 
vement l’un de l’autre. » « C’est par la propre volonté de 
Brahma, non par l’acte propre des éléments, qu’ils sont ainsi 
développés; et ils pénètrent réciproquement l’un dans l’autre 
dans un ordre inverse, et sont réabsorbés à la dissolution 
générale des mondes, qui précède la rénovation des choses. » 
« La cause toute-puissante, omnisciente et percevante de 
Punivers est essentiellement heureuse. Elle est la personne 
brillante, dorée, vue dans l’orbe solaire et dans l’œil humain. 
Cet être est l'élément éthéré dont toutes choses procèdent, 
et auquel elles retournent toutes. Il est le souffle dans lequel 
se plongent tous les êtres, au sein duquel ils naissent tous. 
Il est la lumière qui brille dans le ciel et dans tous les lieux 
hauts et bas, partout, à travers ce monde et dans la personne 
humaine. Il est le souffle et la personnalité intelligente, 
immortelle, impérissable et heureuse, avec laquelle India 
s’'identifie. » « Comme l’araignée projette et retire son fil, 
comme les plantes sortent du sol et y retournent, comme 
les cheveux de la tête et les poils du corps croissent sur un 
homme vivant, ainsi l’univers sort de l’inaltérable. » « Lui, 
l’invincible, le sage, se contemple comme la source ou la 
cause de tous les êtres. » — On trouve aussi dans le Bhagavad- 
Gila : « Enfin qu’est-il besoin d’accumuler tant de preuves 
de ma puissance? Un seul atome émané de moi a produit 
l'univers, el je suis encore moi tout entier. » 


320 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


de Dieu absolument comme la chaleur émane du soleil !, 
où seraient cette bonté et cette fécondité paternelles qui 
font de Dieu un être aimant et aimable? Non, s'ilya 
encore dans l'amour divin quelque caractère de nécessité, 
ce n’est pas du moins une nécessité métaphysique, οἱ 
conséquemment fatale ; mais c’est une nécessité purement 
morale, qui n'exclut ni la liberté dans le créateur ni la 
reconnaissance dans la créature. 

Telle fut la conception, encore vague chez les premiers 
Pères, surtout chez les Pères alexandrins, que le chris- 
lanisme opposa à la doctrine païenne de la production 
par l'être. Malheureusement, dans leur réaction, les 
chrétiens finirent par dépasser eux-mêmes la mesure. 
Tandis que les alexandrins s’efforçaient de rapprocher 
Dieu et le monde, et d'établir entre ces deux extrêmes 
une série de termes moyens, les chrétiens agrandissaient 
de plus en plus l'intervalle, et séparaient trop le créateur 
de la création. L'idée même de l’amour finit par s’effacer 
derrière celle de la volonté libre. Dieu crée parce qu'il le 
veut, et sa volonté n’a d'autre raison qu’elle-même : il 
semble sortir de son repos par un acte arbitraire et inn- 
telligible ; le caprice de la puissance paraît se substituer 
à l'expansion de l'amour. Pour marquer encore davantage 
l'indépendance suprême de la volonté divine, on fait 
naître le monde à un moment déterminé de la durée, sans 
qu'il y ait de raison pour choisir ce moment plutôt que 
tout autre dans l’infinie succession des siècles. Borné dans 
le temps, le monde est aussi borné dans l’espace : ce n'est 
plus qu’un atome perdu dans l’immensité. La création ne 
semble plus alors qu’un jouet entre les mains du créateur. 
L'homme, en particulier, est soumis à une puissance qui 
veut être adorée sans être comprise. La grdce, don uni- 
versel de l'amour, devient un don arbitraire réservé à 


1. Ce qui n’est pas d’ailleurs, comme on l’a vu plus hauf; 
la vraic pensée des alexandrins. 


EL ἀὐὐπδα αι οι, ο΄΄ὦ[Πὃ[Πἔ 


LA TRINITÉ τς 321. 


quelques prédestinés, et la liberté divine semble absorber 
Ja liberté humaine. Celle-ci n’a d’autre idéal que la plus 
passive obéissance; la foi aveugle est au-dessus de la rai- 
son qui veut voir et comprendre. La raison même devient 
de plus en plus suspecte, et se confond avec l’orgueil, 
qui fut la perte des anges rebelles et du premier homme. 
Pour humilier cet orgueil, on multiplie les prescriptions 
de la discipline, les pratiques de la dévotion extérieure, 
les formes sensibles du culte, et on sanctionne les lois de 
simple discipline par des châtiments éternels. A tous ces 
traits, il est facile de reconnaitre l'esprit judaïque qui 
envahit le christianisme et qui, par une réaction exces- 
sive, oppose aux conceptions des philosophes le Dieu tout- 
puissant et terrible de la théologie israélite. 

Le vrai principe du christianisme, souvent altéré par 
l'esprit théocratique, mais destiné à triompher plus tard, 
c'était l'amour. A la grande question de l'existence du 
monde, trois réponses étaient possibles. — Nécessité! avait 
dit l'antiquité païenne ; seulement, pour la religion grecque, 
c'était une nécessité aveugle; pour la philosophie grec- 
que, une nécessité intelligente. Ne l’oublions pas cepen- 
dant, les théologiens et les poètes avaient déjà appelé 
l'Amour le premier et le plus puissant des dieux; Platon 
et Aristote avaient fait aussi de l'amour l'essence de la 
nature. Mais l’amour n’élait point encore considéré comme 
l'essence de Dieu même, et l’immuable nécessité semblait 
toujours le premier caractère de la perfection divine. — 
Par contraste, la théologie hébraïque donnait pour der- 
nier mot des choses la liberté toute-puissante du Créateur, 
et presque une liberté arbitraire et indifférente, malgré 
les grandes pensées de charité et d'amour qui se mêlaient 
à ses dogmes comme à ceux de Zoroastre, de Confucius 
et de Bouddha. Au-dessus de la nécessité, au-dessus de 
la liberté, toutes les religions, toutes les philosophies 
entrevoyaient en Dieu quelque perfection essentielle et 
suprême qui concilie ces deux contraires, en rendant la 

ΠῚ. — 21 


322 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


nécessité toute morale et en purifiant la liberté de tout 
arbitraire. Le christianisme porte dans cette notion con- 
fuse la lumière et la chaleur, il la fait vivre. Complétant 
par là la pensée du Zimée sur la fécondité essentielle de 
Dieu, ou, pour ainsi dire, sur la bonté du Bien, il répond 
à toutes les questions par ce seul mot : Amour. 

Le paganisme fut, en général, la religion de la fatalité 
physique ou intellectuelle ; le judaïsme fut la religion du 
Dieu souverainement libre; le vrai christianisme est la 
religion de l'amour. Les Hébreux adorèrent surtout le 
Père tout-puissant ; les philosophes grecs adorèrent sur- 
tout la Pensée; le christianisme adore la Puissance et la 
Pensée unies dans l'Amour. Mais, s’il est dans l'antiquité 
une intelligence qui se soit approchée du christianisme au 
point d'en concevoir à l'avance les doctrines fondamen- 
tales, y compris même l'idée de Bonté créatrice, c'est 
assurément Platon. 


V. — MORALE DES PHILOSOPHES CHRÉTIENS. 


L'idée d’un amour libre en Dieu avait pour conséquence 
nécessaire l’idée de l’amour libre dans l’homme. La bonté 
idéale est conçue comme charité : la bonté dans l’homme 
doit être également charité. La charité devient le principe 
essentiel de la morale. 

La charité est l’intention aimante de la volonté même, 
sans laquelle les œuvres extérieures et les actes mêmes de 
l'intelligence ne sont rien; la première action, tout inté- 
rieure, sans laquelle les autres actions perdent leur prix, ᾿ 
c'est l'amour. La charité ainsi conçue est commandée 
comme le devoir fondamental. D'où dérive cette consé- 
quence, qu'étant obligés à aimer, il dépend de nous 
d'aimer. Le précepte de l’amour renfermait le germe 
d’une doctrine nouvelle : à savoir que l'amour; représenté 
auparavant comme une passion fatale, est volontaire. 


LA TRINITÉ 323 


Ainsi se substitue à l’omour fondé sur le sentiment, tel 
que Platon même l'avait conçu, l’idée d’un amour fondé 
sur la volonté, et méritant dans toute la force du mot 
le nom de bienveillance, c’est-à-dire volonté du bien des 
autres. 

Toutefois, cette idée de la liberté dans l'amour ne 
devait se développer que bien des siècles plus tard. Elle se 
trouvait en effet contrebalancée par une idée toute diffé- 
rente introduite en même temps dans la philosophie par 
le christianisme. Si, d'une part, la morale chrétienne 
représente l’homme comme doué du libre arbitre et par 
conséquent comme responsable d'aimer ou de ne pas 
aimer le bien, d'autre part aussi elle le représente, con- 
trairement à la fierté et à l'indépendance stoïques, comme 
radicalement impuissant à faire par lui-même le bien, 
comme porté au mal par sa nature viciée et incapable de 
vertu sans le secours de la grâce. Comment donc concilier 
le libre arbitre et la grâce? — Tel était le problème, en 
partie philosophique et en partie théologique, qui devait 
pendant longtemps diviser les esprits. 

L'idée même de la grâce, en faisant abstraction de son 
fond théologique, contenait un élément philosophique : la 
vraie grâce divine, pour les croyants, est un don gratuit 
de Dieu, c’est-à-dire désintéressé, c’est-à-dire encore abso- 
lument libre, et par conséquent c'est un amour préve- 
nant. La conciliation de la grâce et de la liberté, au point 
de vue purement philosophique, aurait donc dû se ra- 
mener pour les chrétiens à la conciliation de l'amour 
divin et de l’amour humain, de la liberté divine et de la 
liberté humaine : nous ne pouvons, dans cette hypothèse, 
aimer Dieu que si Dieu nous aime le premier; notre 
amour est une réponse, un retour, une action de grâces, 
une grâce; et, comme notre amour est libre, nous ne 
sommes jamais plus libres que quand nous unissons 
notre volonté à la volonté libre de Dieu. — Telle était, 
semble-t-il, la solution la moins antiphilosophique du 


τ Ἢ 


324 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


problème. Mais un élément théologique vint compliquer 
la difficulté, déjà insurmontable, de concilier la provi- 
dence avec la liberté, et en particulier avec cette inégalité 
des conditions que Platon s'était efforcé d'expliquer dans 
le mythe d’Er l’Arménien ; c'était l'idée d’une destinée 
éternellement malheureuse pour les uns et heureuse pour 
les autres. Cette différence de destinées ne pouvait être 
entièrement expliquée par la responsabilité du libre arbitre 
de chacun : on y ajouta donc l’idée d’une élection faite par 
Dieu même. La grâce divine, selon saint Augustin, n'est 
molivée en aucune manière de la part de l’homme; elle 
est uniquement le fait de la liberté de Dieu. Dieu sauve 
l'homme parce qu’il le veut, mais il ne sauve pas tous les 
hommes. Il choisit parmi eux un certain nombre qu'il 
destine au salut. Cette élection est de la part de Dieu un 
cle éternel, antérieur à la création de l'homme; c'est-à- 
dire que, parmi les hommes, les uns sont prédestinés au 
salut, les autres ne le sont pas. — Cette doctrine de 
l'élection et de la prédestination aboutissait donc d’une 
part à effacer la liberté de l’homme, d’autre part à repré- 
senter la liberté divine ou l’amour divin comme une grâce 
uon seulement gratuite, mais arbitraire et limitée à un 
certain nombre d'hommes. 

Ainsi s’accroissaient les difficultés du problème imso- 
luble qui devait se perpétuer dans la philosophie scolas- 
lique en même temps que dans la théologie : la grâce 
divine est-elle efficace par elle-même, per se, c’est-à-dire 
indépendamment de notre liberté, ou est-elle efficace par 
‘“utre chose, per aliud, c'est-à-dire par notre liberté 
mème, qu’elle prend pour moyen? La première opinion 
lendait à absorber la liberté dans le fatalisme providentiel, 
la seconde à maintenir la liberté humaine en face de la 
liberté divine et à représenter la moralité ou, ce qui 
revient au même, la charité, comme une sorte de coopé- 
rulion entre l’homme et Dieu, où l’homme et Dieu de- 
meureraient libres en s’aimant d’un mutuel amour. 


LA TRINITÉ 325 


Une fois le rapport de l’homme avec Dieu représenté 
comme un rapport de charité, une nouvelle conception du 
souverain bien devait être introduite dans la philosophie. 
Platon et les Anciens, selon la remarque de Kant, avaient 
compris que le souverain bien doit renfermer à la fois la 
vertu et le bonheur; mais ils avaient établi entre ces deux 
termes le rapport immédiat du principe à la conséquence 
nécessaire, et même un rapport d'identité. Selon les stoi- 
ciens, et même en une certaine mesure, selon Platon, si 
on ἃ la vertu, on ἃ immédiatement et par cela même le 
bonheur, qui en fait partie intégrante et qui est avant 
tout le sentiment d’une perfection interne; selon les épi- 
curiens, si on ἃ le bonheur, on ἃ immédiatement et par 
cela même la vertu. Tout autre est le rapport conçu par 
la morale chrétienne entre la vertu et le bonheur. La 
vertu, en effet, est la charité ou l’amour pour Dieu; le 
bonheur est la possession de Dieu même, et en quelque 
sorte le retour ou la récompense accordée par l’amour 
divin. Or, aimer Dieu, c’est déjà, il est vrai, posséder 
Dieu dans une certaine mesure et être aimé de lui; mais 
ce n’est le posséder que d’une manière imparfaite, tandis 
que l’amour tend à une parfaite possession et à une par- 
faite union. La vertu ne fait donc. selon les chrétiens, 
que commencer un bonheur qui n’est point achevé et ne 
peut s'achever en cette vie. Le souverain bien sera la 
charité jouissant de son objet, ou la vertu de l'amour 
récompensée par le bonheur de l'amour; ce qui rejette 
dans une autre vie l’accomplissement de notre destinée et 
la possession du souverain bien. Néanmoins, dès cette vie 
même, une vertu assez parfaite pour être devenue une 
seconde nature et pour exclure tout effort peut donner 
une anticipation du souverain bien : c’est la sainteté. 

En somme, à l’optimisme platonicien et aristotélique 
la morale chrétienne substitue une sorte de pessimisme 
relativement à la valeur de cette vie et de tout bonheur 
qui y est attaché. 


LIVRE V 


LE PLATONISME AU MOYEN AGE 
ET A LA RENAISSANCE 


I. Querelle des universaux. Saint Anselme.— II. Saint Thomas; 
Duns $Scot. — III. La Renaissance. — IV. G. Bruno. 


I. L'influence du platonisme et surtout du néoplatonisme 
domine à l’origine de la scolastique. Scot Erigène, par sa 
traduction de Denis l’Aréopagite, contribue à répandre 
dans les écoles les idées néoplatoniciennes dont Denis 
l’Aréopagite n’est que l'écho. Selon Scot Erigène, 
comme selon Denis et les néoplatoniciens, Dieu est l’être 
dans son absolue unité, sans divisions et sans détermina- 
tions négatives; le monde est l’être divisé et limité; la 
création est une division et une analyse de ce qu’enferme 
l'unité divine. De là le titre du livre écrit par Scot : De 
divisione naturæ. Toutes les natures créées, après s’être 
séparées de Dieu, reviennent à lui selon la loi du retour. 
Comme tout procède de Dieu, tout est prédestiné à ren- 
trer en Dieu (De divisione naturæ, I, 16). Il y a donc 
prédestination universelle, mais prédestination au salut. 

Bientôt reparut le problème qui avait séparé Platon et 
Aristote, celui des idées. 

La question fut d'abord résolue dans le sens platoni- 
cien : les idées universelles, ou, comme on disait alors, 
les universaux, répondent à des réalités distinctes de 
notre pensée et de la nature, elles ont leur réalité su- 
prême dans l’essence et dans la pensée divines. La vraie 


928 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


humanité, avec ses perfections essentielles, n'est pas dans 
les individus humains, mais en Dieu, qui produit les 
choses par sa pensée; de même Dieu renferme dans son 
éternité tout ce que le temps développe et manifeste 
d'universel. Cette doctrine, qui admet la réalité éternelle 
des idées générales, se trouve remarquablement déve- 
loppée dans saint Anselme, « le second Augustin », et qui 
cinprunta au Père de l’Église latine un grand nombre de 
doctrines platoniciennes. « Lorsque l'esprit suprême se 
parle à lui-même, dit saint Anselme, il parle en même 
lemps tout ce qui a été fait. Car, avant qu’elles soient 
failes, depuis qu'elles le sont, et même lorsqu'elles pé- 
rissent ou s’altèrent, toutes choses sont toujours en lui, 
non ce qu’elles sont en elles-mêmes, mais ce qu'il est lui- 
méme, En elles-mêmes, en effet, elles sont une essence 
sujelle au changement, créée en vertu d’une raison im- 
nuable; en lui, au contraire, elles sont l'essence pre- 
nivre, et le principe vrai de l'existence. » D’après sainl 
\usclme, une qualité quelconque ne peut appartenir à 
nn sujet que parce qu'elle est en elle-même quelque 
url. d'où elle découle en lui, et où 1] l’a puisée. Un être 
nel juste que par la justice; et le premier être, étant 
par lui-même tout ce qu'il est, doit être la justice elle- 
mime, considérée d’une manière absolue. Cette induction, 
réputée sur chacune des qualités que nous connaissons, 
lunne cette conclusion que Dieu est en essence ce que 
les autres sont en qualité. 

ln remontant ainsi des choses visibles à leurs Idées, et 
‘les Idées à l'Unité suprême, saint Anselme reproduit ἰὰ 
preuve dialectique de l’existence de Dieu, telle que Platon 
l'avait conçue. En outre, ἢ] en conclut la méthode pour 
délerminer les attributs de Dieu : cette méthode consiste 
à les déduire tous de la définition même de Dieu, de telle 
sorte qu'ils rentrent l’un dans l’autre et tous dans la su- 
bréme unité. 

Telle est la doctrine exposée par saint Anselme dans son 


AU MOYEN AGE ET À LA RENAISSANCE 329 


Monologium sive exemplum meditandi de ratione fidei. 
Le second ouvrage est intitulé Proslogium seu Fides quæ- 
rens intellectum. Ici encore, saint Anselme cherchait à 
démontrer rationnellement l'existence de Dieu. C’est 
dans le Proslogium (p. 13, v. 1) que se rencontre 
l'argument auquel le nom de saint Anselme demeure atta- 
ché. La conception platonicienne de Dieu comme d’une 
suprême unité dans laquelle tout vient s'identifier et où la’ 
pensée et l’être ne font plus qu'un, devait amener saint 
Anselme à croire que la possibilité et la réalité, c’est-à- 
dire l'existence dans la pensée (in intellectu) et l’exis- 
tence dans la réalité (in re), sont absolument inséparables 
dans la notion de Dieu. Il admet que toutes nos notions 
aboutissent à une notion suprême où toute distinction du 
possible et du réel s’évanouit. Dès lors, il devient contra- 
dictoire aux yeux de saint Anselme, quand on parle de 
cette notion dernière, d'ajouter qu’elle exprime une 
simple possibilité sans réalité : car c’est dire alors tout à 
la fois que l’on conçoit la perfeclion suprême et qu'on la 
conçoit comme imparfaite. Saint Anselme s’efforce de dé- 
montrer que la négation de Dieu est une pensée qui se con- 
tredit. « L’insensé lui-même est obligé de convenir qu'il ἃ 
dans son intelligence l’idée d’un être au-dessus duquel on 
ne saurait rien imaginer de plus grand, parce que, lorsqu'il 
entend énoncer cette pensée, 1l la comprend, et que tout ce 
que l’on comprend est dans l'intelligence. Or, sans aucun 
doute, cet objet au-dessus duquel on ne peut rien com- 
prendre n’est pas dans l'intelligence seule; car, s’il n’était 
que dans l’intelligence (in intellectu), on pourrait au 
moins supposer qu'il est aussi dans la réalité (in re) : nou- 
velle condition qui constituerait un être plus grand que 
celui qui n’a d'existence que dans la pure et simple pensée. 
Si donc cet objet au-dessus duquel il n’est rien existait 
seulement dans l’intelligence, il serait cependant tel qu'il 
y aurait quelque chose au-dessus de lui, conclusion qui ne 
saurait être légitime. Il existe donc certainement un être 


330 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


au-dessus duquel on ne peut rien concevoir, ni dans la 
pensée, ni dans la réalité. » 

On voit comment Gaunilon combattit l'argument de saint 
Anselme dans un petit écrit intitulé : Liber pro insipiente. 
Selon Gaunilon, la pensée diffère de l'être, et nous pou- 
vons concevoir un être sans qu'il existe. De l’idée d’une 
ile enchantée en plein Océan, peut-on conclure à l'exis- 
tence réelle de cette île? Ainsi, tandis que saint Anselme 
montrait le principe dernier auquel est suspendue toute 
l’ontologie, l'unité finale de la pensée et de l’être, Gau- 
nilon préludait à la critique de Kant en opposant à ce 
qui est dans la pensée une réalité que la pensée ne peut 
être sûre d'atteindre. — L’argument de saint Anselme 
sera reproduit par Descartes, Spinoza et Leibniz; Kant y 
reconnaitra 16 résumé de toute l’ontologie. 

Toute la doctrine de saint Anselme, ayant pour fonde- 
ment la réalité de l’idée, ou l'unité de la pensée avec l'être, 
était un réalisme parfaitement lié en ses diverses parties!, 

En face de ce réalisme platonicien se développe un 
système qui, reproduisant et exagérant une partie des 
objections d’Aristote à Platon, refuse toute réalité aux idées 
universelles. Selon Roscelin, les individus seuls ont une 
réalité ; les universaux ne sont que des collections d’indivi- 
dus représentés par des noms communs : ce ne sont même 
pas des conceptions véritables de l'esprit, car, essayez de 
concevoir l'humanité en général sans concevoir tel ou tel 
animal, vous n'y parviendrez pas. Quand vous pensez à 
l'humanité, vous n'avez pas devant l'esprit un objet gé- 
néral auquel s'applique votre conception : vous n'avez 
devant l'esprit qu’un signe, un mot, un nom. Les idées 
universelles ne sont donc que des noms, des sons de la 
voix, nominu, flatus vocis. 


1. N'oublions pas que par réalisme, au moyen âge, on en- 
tendait plutôt ce qu’on nomme aujourd’hui idéalisme : c’est- 


à-dire la doctrine qui admet que ce qu’il y a de plus réel 
c'est l’idée ou la pensée. Ἱ Ἱ d ὴ | 


AU MOYEN AGE ET A LA RENAISSANCE 331 


Le plus ardent adversaire de Roscelin, Guillaume de 
Champeaux, poussa le réalisme à ses dernières limites, 
et, allant au delà du platonisme de saint Anselme, toucha 
presque au panthéisme. Selon lui, ce sont les individus 
qui sont des noms et des apparences : il n’y a de réel 
que l’universel. Par exemple, il n'existe qu’un homme, 
l’homme universel et éternel de Platon. Tous les indi- 
vidus sont identiques au fond et ne diffèrent que par les 
modifications accidentelles de leur commune essence, en 
qui seule réside la réalité. Les universaux existent avant 
les choses et non les choses avant les universaux : uni- 
versalia ante rem, non post rem. 

Entre ces deux doctrines extrêmes se place celle d’Abé- 
lard. Selon lui, l’universel n'existe ni avant ni après 
les choses, mais dans les choses mêmes, in re. Séparé 
des choses, il n’est plus une réalité comme le soutient le 
réalisme, il n’est pas non plus un simple nom comme le 
prétendent les nominalistes : 11 est une conception de 
l'esprit, ayant sa valeur propre et exprimant la nature 
essentielle de la pensée. De là le nom de conceptualisme. 
Cette doctrine rappelle la doctrine d’Aristote, qu’Abélard 
semble avoir devinée par quelques traits de l'Organum, 
bien qu'il ne connût pas la Métaphysique. 


II. L'œuvre de saint Thomas fut le plus puissant effort 
du moyen âge pour concilier dans un système encyclopé- 
dique Aristote, Platon et le christianisme. Le côté intel- 
lectuel et rationnel domine chez saint Thomas, plutôt que 
les notions de liberté et d'amour : c’est une philosophie de 
la raison, plutôt que de la volonté. Sur la question des 
idées, conciliant Aristote avec Platon, c’est-à-dire en réa- 
lité avec saint Augustin, 1] admet que les Idées univer- 
selles existent éternellement dans l’Intelligence divine et 
y expriment les possibilités éternelles des choses. 

Qu'est-ce qui constitue l'existence propre et distincte 
de chaque être? Ce grand problème platonicien et aristoté- 


332 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


lique était une conséquence inévitable de la question du 
réalisme et du nominalisme : pour découvrir la nature des 
idées universelles, on ne pouvait manquer de rechercher 
en même temps la nature des existences individuelles. 
Aussi le problème de l’individualité (ou individuation) 
finit par acquérir une importance légitime, principalement 
à l’époque de saint Thomas et de Duns Scot. Selon saint 
Thomas comme selon Platon, la forme des êtres, considérée 
indépendamment de toute matière, est universelle : par 
exemple, la pensée séparée de toute matière n’est plus telle 
ou telle pensée, ni la pensée de tel ou tel être, mais la pensée 
universelle. Qu'est-ce donc qui constitue la distinction des 
individus ? La matière, où la forme se manifeste, c’est-à-diré 
la limitation, les relations dans l’espace et dans le temps. 

Les preuves de l’existence de Dieu, dans saint Thomas, 
sont empruntées à Aristote et aux platoniciens. Quant à 
la nature essentielle de Dieu, saint Thomas transporte en 
celte question la même tendance rationaliste et détermi- 
nisle. Dieu est-il essentiellement et primitivement une 
volonté, dont l'intelligence avec ses lois nécessaires ne 
serait que l'expression dérivée, ou la volonté de Dieu est- 
elle subordonnée à son intelligence? — Cette dernière 
réponse est celle de saint Thomas. Son Dieu est celui du 
Timée, qui trouve éternellement en lui la vérité toute 
faite, le bien tout constitué, la perfection tout accomplie, 
et qui, contemplant en lui-même cette nécessité éternelle 
des choses, la réalise dans le monde. 

La philosophie de saint Thomas était une philosophie 
de l'intelligence ; celle de Duns Scot est déjà une philoso- 
phic de la volonté. Toutes les sympathies de Duns Scot 
sont pour l'individu; aussi se préoccupe-t-il au plus haut 
degré du problème de l’individuation. Selon lui, ce qui 
distingue un individu d’un autre, ce n’est pas seulement, 
comme le croient les thomistes, un principe de négation 
et de limitation, qui ne serait que la matière et qui rabais- 
serait l’existence individuelle au rang d'existence infé- 


AU MOYEN AGE ET A LA RENAISSANCE 333 


rieure; l’individualité est le principe positif de l’action. 
C’est done la volonté qui est le fond de l'être, et non pas 
la raison, enchaïnée à ses formes immuables, soumise à 
la détermination et à la nécessité. 

S'il en est ainsi, comment concevoir Dieu? — Le 
concevoir comme une puissance esclave de l'intelligence, 
c’est faire de Dieu lui-même un être relatif; car c’est 
le soumettre à un destin intérieur. La nécessité est le 
caractère de l'intelligence, et la nécessité est une rela- 
tion : seule la volonté est absolue. Il ne faut done pas 
dire que la volonté divine trouve une loi toute faite à 
laquelle elle se conforme : c'est elle qui fait la loi; c’est 
elle qui est la loi. La vérité n’est pas antérieure à la 
volonté divine, c’est la volonté divine qui pose et produit 
la vérité; la loi morale elle-même, en tant que loi, n’est 
pas antérieure à la volonté de Dieu : Dieu ne veut pas le 
bien parce qu’il le reconnaît tel; mais le bien est tel parce 
que Dieu le veut !. 

De même, quand Dieu crée, c'est avec une liberté 
absolue : il n’y ἃ rien de nécessaire pour Dieu; et ce qui 
est nécessaire, c’est ce que Dieu rend librement néces- 
saire par sa volonté. 

Aussi ne pouvons-nous atteindre Dieu par un rayon 
direct, mais plutôt par un rayon réfléchi, non radio 
directo, sed reflexo. Dieu, en effet, dans sa volonté 
intime, n'est pas un objet soumis aux prises de l’intelli- 
gence, et la théologie rationnelle ne peut prétendre attein- 
dre la vraie divinité. Celle-ci est le Bien supérieur à 
l'essence et à l’intelligence 

Ainsi la scolastique expirante retourna au mysticisme 
dont elle était sortie. Concilier ce myslicisme avec la phi- 
losophie d’Aristote, telle avait été sa tâche. Aristote et 
saint Augustin, voilà le fond de toutes ces longues études. 
Comme saint Augustin lui-même avait emprunté sa phi- 


4. In magistrum sententiarum, I, distinctio 39, quæstio 1. 


394 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


losophie aux néoplatoniciens, ce furent en réalité Platon 
et Aristote qui inspirèrent tout le moyen âge. La seule 
idée qui ait fait de grands progrès pendant cette longue 
période, c’est celle de la volonté et de l'amour; mais, sous 
l'influence du dogme de la grâce, on considère toujours 
Ja volonté en Dieu comme arbitraire ; dans l’homme, la 
volonté est aussi représentée comme une liberté d’indiffé- 
rence toutes les fois qu’elle n'est pas représentée comme 
une prédétermination et une nécessité. Enfin, l'amour 
demeure un sentiment pieux et contemplatif plutôt qu'une 
bienfaisance aclive ayant soif de justice autant que de 
fraternité. 


ΠΙ. La renaissance philosophique se traduisit par une 
riche confusion de systèmes, chaos fécond d'idées d’où le 
monde moderne sortit. 

Nicolas de Cuss, précurseur de Copernic, combine la 
philosophie de Platon avec la théorie pythagoricienne des 
nombres. ΠῚ croit que Dieu se révèle par des symboles 
mathématiques, tout en demeurant inaccessible en lui- 
même. Il admet le Dieu-unité de Pythagore et la coïnci- 
dence des contradictoires. 

« Ce maximum de grandeur (Dieu), c’est aussi l’ab- 
solu, l’Un-tout, ce qui est en tout et a tout en lui, le plus 
grand et le plus petit (car rien ne peut lui être opposé), 
bien plus, l'être et le non-être. » (De doct. ignor., I, 
1.) Nicolas de Cuss conçoit la nature, avec Platon et 
Aristote, comme une aspiration universelle et spontanée 
au meilleur. « Chaque chose, dit-il profondément, porte 
en elle un certain désir naturel d'arriver à l'état le mell- 
leur que sa nature comporte, et d'agir en mettant en 
œuvre les instruments nécessaires à cette fin... Ainsi, par 
le poids de sa propre nature, elle atteint le repos dans le 
sein de l’objet aimé. » De là il déduisait non moins pro- 
fondément la règle de l’évidence comme signe de la vérité, 
et il voyait dans cette évidence le repos de l’amour dans 


AU MOYEN AGE ET À LA RENAISSANCE 335 


l’objet aimé : « Toute intelligence saine et libre, remplie 
du désir de voiret de parcourir, embrassera donc amou- 
reusement la vérité trouvée; car nous ne doutons pas 
qu'une chose ne soit parfaitement vraie lorsque aucun 
entendement sain ne peut s'empêcher de la reconnaitre. 
Dans toute investigation, nous comparons ce qui est sup- 
posé cerlain avec ce qui est incertain, et, par la propor- 
tion, nous jugeons du dernier. » 

Le platonisme est favorisé en Italie par les Médicis, 
comme une philosophie sœur du christianisme. Marsile 
Ficin traduit, commente et admire Platon. Cosme de 
Médicis fonde en 1460 une académie platonicienne. Pic 
de la Mirandole, le Pascal de son siècle, combine Platon 
avec Moïse et avec la Kabbale. Le médecin Paracelse, le 
grand mathématicien Cardan, associent au mysticisme 
néo-platonicien la théurgie et la magie, fondée sur ce 
principe que, le monde étant une hiérarchie de forces 
divines, il suffit de s’assimiler les forces supérieures pour 
commander aux forces inférieures. 

Pierre la Ramée ou Ramus est le premier antagoniste 
d’Aristote dans l’université de Paris. Platon lui révèle 
une méthode de libre dialectique qui l'enchante. Quid 
plura? cœpi egomet sic mecum cogitare : heml quid 
vetat paulisper socratizein ? 

En même temps que l’aulorité était battue en brèche 
dans le domaine de la philosophie, la réforme religieuse 
introduisait la division dans la théologie. La réforme 
n’amena pas une transformation immédiate de l’enseigne- 
ment philosophique et théologique; cependant elle parti- 
cipa au mouvement dirigé contre Aristote, et produisit 
quelques philosophes originaux, principalement dans le 
mysticisme. 


IV. L’idée dominante de la philosophie de Bruno est 
celle de l’infinité. Chez Platon et les anciens, l’infinité 
semblait plutôt une imperfection qu’une perfection : dans 


336 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


leur amour de la beauté préeise et plastique, ils préfé- 
raient avec Platon l’achevé, le déterminé, dont la pensée 
mesure les limites et dont l'imagination embrasse les con- 
tours. Déjà cependant, nous l'avons vu, les alexandrins 
avaient cru que l’infinité est dans l’ordre de l'être un des 
caractères du divin, et aussi, dans l’ordre de la quantité, 
un des caractères de la Nature. Le christianisme conserve 
l'infinité en Dieu, mais la retranche à la Nature. Pour 
mieux opposer l'existence dans le temps à l’existence éter- 
nelle, on représentait le monde comme ayant un commen- 
cement dans la durée et des limites dans l’espace. Les 
découvertes scientifiques de la Renaissance renversèrent 
les bornes de ce monde et reculèrent à l'infini l'horizon. 
Montrer l’infinité en toutes choses, dans le nombre des 
êtres οἱ des mondes, dans la durée de ces êtres et de ces 
mondes, dans l'étendue qu'ils remplissent et dans les pro- 
grès qu'ils accomplissent, faire tomber ainsi de toutes 
parts les barrières de la Nature, telle est l’ambition de 
G. Bruno. Pour lui, s’il y a un Dieu, le seul monde digne 
de lui est un monde infini. Comment croire en effet 
qu’une puissance infinie, une sagesse infinie, une bonté 
infinie, se manifestent par des œuvres finies en nombre, 
en durée et en étendue? Que chacune de ces œuvres, 
considérée isolément, soit limitée, cela est nécessaire: 
mais que le tout soit lui-même limité, cela est impos- 
sible. Les éloiles sans nombre sont donc autant de soleils 
ayant leurs planètes, et la terre, qui tourne autour du 
soleil, n’est point le centre du monde; car le monde est 
une sphère infinie dont le centre est partout et la circon- 
férence nulle part. 

L'infinité du monde suppose une puissance infinie de 
tout devenir et de se transformer en l’infinité des possi- 
bles. Cette puissance passive, comme Platon et Aristote 
l'avaient compris, est la matière. Mais la matière passive 
présuppose une puissance active qui la fait devenir toutes 
choses; et celte puissance active est, selon Bruno, celle 


AU MOYEN AGE ET A LA RENAISSANCE 337 


de Dieu. Les anciens ont donc eu tort d'imaginer je ne 
sais quelle matière du monde différente de Dieu : la sub- 
stance du monde est en Dieu même. En Dieu nous avons 
le mouvement, l'être et la vie. À ce sommet des choses, 
Dieu et l’universelle substance ne font qu'un. « Cause, 
principe et unité éternelle, d’où l'être, la vie, le mouve- 
ment dépendent et s'étendent au loin, en largeur ainsi 
qu'en profondeur !. » 

Dieu n’est donc pas un être séparé du monde, un être 
à côté d’autres êlres, qui serait fini. Il est l’unité infinie, 
et par conséquent l'unité enveloppant une multiplicité 
sans bornes dans sa puissance féconde. Par là, Bruno 
arrive à concevoir le suprême principe comme coneiliant 
en lui tous les contraires, ainsi que l'avait déjà montré le 
Parménide. 

Les mathématiques, dit Bruno, nous amènent devant 
cette identité des contradictoires par les considérations de 
l'infini, soit en grandeur, soit en petitesse. « Quelle diffé- 
rence trouveras-tu, demande Bruno, entre le plus petit 
arc et la plus petite corde, entre le cercle infiniment grand 
et la ligne droite? » (De la cause, Dial. 8.) Être, pou- 
voir, vouloir, ne sont en Dieu qu’un seul et même acte 
indivisible. (De immenso et innumerabilibus, I, u.) Il est 
et il peut naturellement ou nécessairement ; il veut libre- 
ment ; liberté et nécessilé sont donc en lui identiques. En 
se déployant, il se multiplie en toutes choses; et cepen- 
dant il reste en lui-même, toujours un et simple. Il en- 
gendre toutes les quantités, toutes les qualités, toutes les 
relations, et en lui-même ïl est supérieur à tout : il est 
absolu. 

La vie est une métamorphose de la mort; la mort est 
une métamorphose de la vie. Dieu est la puissance qui se 
transforme en toutes choses, et qui n’en demeure pas 
moins toujours une, toujours la même en soi. Comme du 


1. Causa, principio, e uno. Dial. 5. 
II, — 22 


998 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


grain de froment jaillit l’épi, toute existence procède du 
germe universel. Chaque être est une unité active et 
vivante qui se multiplie et s’épanouit à l’image de Dieu 
même : chaque être est une monade, reproduisant sous 
une forme particulière la monade des monades, l’unité des 
unités, qui est Dieu. Chaque être est donc une âme, et le 
corps est plutôt une apparence qu’une réalité. « La vérité 
n’est dans l'être sensible que comme dans un miroir ; c'est 
dans l’âme qu'elle est avec sa propre et vive forme *. » 
Se répandre, se concentrer, voilà la vie de la monade; 
son mouvement d'expansion vers le dehors produit ce que 
nous appelons la corporéité, son retour sur elle-même 
produit la pensée. Chaque chose est un centre qui devient 
sphère el une sphère qui redevient centre. La naissance 
est l’expansion du centre ; la vie est la durée de la sphère; 
la mort est la contraction de la sphère et son retour au 
centre. Sous ce mouvement alternatif de la vie et de la 
mort subsiste, comme le lit immobile de l'océan sous les 
flots qui se succèdent, l’unité éternelle, immuable οἱ 
infinie. 

Toutes ces idées néo-platoniciennes, encore vagues 
chez Bruno et produites par inspiration plutôt que par 
méthode, contiennent en germe les systèmes opposés de 
Spinoza et de Leibniz, ainsi que les principales doctrines 
de la métaphysique allemande. Mais Bruno diffère de 
Spinoza en ce qu’il admet avec Platon que Dieu est une 
cause finale, agissant en vue d’un but, tandis qu’il n'y ἃ 
point de but pour Spinoza. Bruno diffère aussi de Leib- 
miz, en ce qu’il semble identifier la substance du monde 
avec Dieu même. C’est un mélange de panthéisme pla- 
tonicien et de spiritualisme platonicien, qui tantôt parai 
absorber l'individu dans l'être universel, tantôt répand 
l’'universel dans les individus. 


1. De l’infinité, Dialogues, 1, page 1. 


LIVRE VI 


LE PLATONISME 
DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 


1. Descartes. — II. Bossuet; Fénelon. — III. Malebranche. — 
IV. Spinoza. — V. Leibniz. — VI. Berkeley. — VII. Kant. 
— VIIL Fichte. — IX. Schelling. — X. Hegel. — XI. Scho- 
penhauer. 


I. L'intelligence, en apercevant les objets, est modifiée 
de diverses manières ; ce sont ces modifications causées par 
les objets que Descartes appelle idées. Les idées adven- 
{1068 ont leur occasion extérieure dans des mouvements 
transmis au cerveau par les objets matériels; mais elles 
ne ressemblent pas plus à ces mouvements qui les pro- 
duisent que la sensation d’une piqûre ne ressemble à 
une épingle, ou celle de chatouillement à une plume qui 
vous chatouille. Ce que nous éprouvons en sentant le son 
n'est point semblable à ce qui se passe dans le corps so- 
nore, Car, dans ce corps, il n’y a que des mouvements ; de 
même, la sensation de la lumière ne ressemble pas aux 
mouvements de l’éther qui la produisent. Il n’y a de véri- 
tablement réel au dehors de nous que l'étendue et le mou- 
vement ; les autres qualités prétendues de la matière, son, 
couleur, odeur, saveur, existent plutôt en nous que dans 
les choses : ce sont des idées ou modifications de la con- 
science, plutôt que des objets. S'il en est ainsi, peut- 
on dire que les idées adventices, qui semblent venir du 
dehors, en viennent réellement? — Non. Les idées ne se 


340 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


promènent pas des objets à nous, comme l’imgginèrent 

Démocrite et Épicure. Les idées naissent en nous à l'oc- 

casion des mouvements extérieurs. « Les organes des sens 
ne nous apportent rien qui soit tel que l’idée formée à 
leur occasion. » Il faut donc admettre que l'esprit ren- 
ferme en puissance toutes ces modifications qui se déve- 
loppent en lui à l’occasion des objets extérieurs. Des idées 
adventices nous remontons ainsi aux idées véritables, selon 
Descartes, qui naissent en nous et sont appelées pour cela 
innées ou naturelles. « Ce ne sont pas des idées repré- 
sentées dans quelque partie de notre esprit, comme un 
grand nombre de vers dans un manuscrit de Virgile, mais 
elles y sont en puissance comme les figures dans la cire. » 
— « Je ne me persuade pas que l'esprit d'un petit enfant 
médite dans le ventre de sa mère sur les choses métaphy- 
siques… 11 ἃ les idées de Dieu, de lui-même, et de toutes 
ces vérités qui de soi sont connues, comme les personnes 
adultes les ont lorsqu'elles n’y pensent point. » 

L'idée de la perfection à laquelle nous nous comparons 
pour juger que nous sommes imparfaits, et qui est comme 
l'idée culminante de la raison, paraît à Descartes une 
preuve de l'existence de Dieu. Toute idée est un effet 
qui exige une cause. De plus, la cause doit contenir tout 
ce que contient l'effet, sinon sous la même forme, au 
moins sous une forme éminente. Donc l’idée de la perfee- 
tion, que je trouve en moi, doit avoir une cause qui con- 
tienne éminemment tout ce qu’elle renferme. Or, est-ce 
moi qui suis la cause d’une telle idée? Pour cela, 1] fau- 
drait que j’eusse en moi éminemment ce qu’elle contient; 
mais je ne trouve en moi rien que d’imparfait, et l’idée 
même de la perfection absolue me fait sentir toute mon 
infériorité. Cette idée n’a donc point sa cause en moi- 
même. On dira que je conçois l'infini et le parfait par une 
simple négation du fini et de l’imparfait que je trouve en 

. Mais, selon Descartes comme selon Platon, l’idée 
de Derfection infinie n’est pas négative : c'est, au cou- 


Eee 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 341 


traire, la plus posilive de toutes, puisqu'elle exprime la 
réalité la plus parfaite. Je ne conçois même le fini et 
l’imparfait que comme une négation partielle de la perfec- 
tion infinie. C’est donc par contraste avec le parfait que 
je conçois l’imparfait, et non par la négation de l’imparfait 
que je conçois le parfait. On dira encore que j'ai composé 
l'idée de perfection par une combinaison des autres idées, 
comme je compose les idées factices de centaure ou de 
chimère. Mais en premier lieu, répond Descartes, une 
combinaison de choses imparfaites ne saurait produire 
l'idée du parfait ; en second lieu, on ne peut montrer quels 
sont les éléments prétendus dont se composerait l’idée de 
perfection ; en troisième lieu, l’idée du parfait est, comme 
le croyait Platon, une et simple; c'est même la plus simple 
des idées, au point qu’elle exclut toute composition el tout 
mélange. Enfin, comme l’idée du parfait ne saurait être 
adventice ni venir des choses imparfaites qui m’environ- 
nent, il ne reste plus, à en croire Descartes, qu'une cause 
capable de la produire : savoir un être qui contienne réel- 
lement en soi toute la perfection que renferme cette idée, et 
qui en soit le modèle original en même temps que la cause. 

Cependant Descartes s’adresse à lui-même une objec- 
tion : — « Peut-être que je suis quelque chose de plus 
que je ne m'imagine, et que toutes les perfections que 
j'attribue à la nature d’un Dieu sont en quelque façon 
en moi en puissance, quoiqu'elles ne se produisent point 
encore et ne se fassent point paraître par leurs actions. En 
effet, j'expérimente déjà que ma connaissance s’augmente 
et se perfectionne peu à peu ; et je ne vois rien qui puisse 
empêcher qu’elle ne s’augmente ainsi de plus en plus 
jusqu'à l'infini », et ainsi des autres qualités. — « Tou- 
tefois, répond Descartes, encore que ma connaissance 
s’augmenterait de plus en plus, je ne laisse pas de con- 
cevoir qu'elle ne saurait jamais être actuellement infi- 
nie... Mais je conçois Dieu actuellement infini, en un si 
haut degré qu'il ne se peut rien ajouter à la souveraine 


342 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


perfection qu’il possède... En lui, rien ne se rencontre 
seulement en puissance, mais tout y est actuellement et 
en effet. » Enfin, une idée ne saurait être produite « par 
un être qui existe seulement en puissance, lequel à pro- 
prement parler n’est rien; mais seulement par un être 
formel ou actuel ! ». 

Ainsi ce n’est pas ma perfectibilité indéfinie qui me 
onne l’idée de la perfection; c’est au contraire l'idée de 
la perfection qui, présente en moi dès l’origine comme 
un objet de pensée et de désir, me fait penser et désirer 
pour moi-même un perfectionnement indéfini. Descartes 
se croit donc le droit de conclure ce que concluait Platon : 
« Puisque je pense et que je pense Dieu, Dieu existe. » 

Descartes se flatte d'atteindre encore Dieu par un autre 
procédé dialectique, qui ne consiste plus, comme les deux 
nrécédents, à remonter des effets aux causes, mais à dé- 
luire d’une idée tout ce qu’elle renferme clairement dans 
sa définition essentielle. Une perfection qui n’enveloppe 
pas en elle-même l'existence et qui a besoin d’autre chose 
que d’elle-même pour exister, n'est-ce pas une perfection 
dépendante, une perfection impuissante à se donner l'être, 
une perfection imparfaile? Donc, selon Descartes, le rai- 
sonnement des athées revient à dire : « Je conçois bien la 
verfection, seulement je la conçois imparfaite » ; cette pro- 
hosition, étant contradictoire, est inadmissible. — Tel est 
l'argument déductif inspiré de Platon, que saint Anselme 
ivait déjà trouvé et que Descartes retrouve. Si l’idée de 
perfection et l’idée d'existence sont inséparables dans la 
rensée, c'est selon lui qu’elles le sont dans la réalité, qui 
d'ailleurs ne nous est connue que par notre pensée même. 

Après avoir essayé de démontrer l'existence de Dieu 
par ses effets el par sa définition essentielle, Descartes 
prétend déterminer ses principaux attributs en élevant à 
l'infini les perfections qui sont en nous. 


4. 1119 Méditation. 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 343 


Puisque nous sommes intelligence et volonté, Dieu est 
intelligent, Dieu est libre. De ces deux attributs, c’est le 
dernier qui exprime vérilablement, selon Descartes, la 
nature de Dieu. La liberté divine est absolue ; elle est aussi 
absolument créatrice; elle produit non seulement l’exi- 
stence des choses, mais leur essence et leurs lois, tellement 
que les principes universels de la logique et ceux même de 
la morale tirent leur vérité de l’acte divin. Ce n’est pas pour 
avoir vu qu'une chose élait meilleure que Dieu l’a faite, 
mais c’est parce qu'il l’a faite qu'elle est meilleure. « ἢ 
n’en est point ainsi de l’homme, qui trouve déjà la nature 
de la vérité et de la bonté établie et déterminée en Dieu. » 

En concevant Dieu comme volonté absolue, Descartes 
sort du pur intellectualisme, qui interprétait Plaion en 
faisant de l'intelligence le principe absolu des choses. Selon 
Descartes, la volonté est libre, l’intelligence est néces- 
saire ; si donc le premier principe des choses n’était qu'une 
intelligence, la nécessité envahirait tout ; mais, s’il est une 
volonté, il y a place aussi pour la liberté dans l’univers. 
Nous ne devons même pas nous figurer, dit-il, la vérité 
éternelle comme une chose indépendante de la volonté 
divine, qui imposerait ses lois à Dieu : « Les vérités 
métaphysiques, que vous nommez éternelles, ont été éta- 
blies par Dieu et en dépendent entièrement, ainsi que tout 
le reste des créatures. C’est en effet parler de Dieu comme 
d'un Jupiter ou d’un Saturne, et l’assujettir au Styx et aux 
destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes 
de lui. » En outre, les premières vérités métaphysiques et 
logiques, étant pour nous compréhensibles, ont un carac- 
tère borné et fini; or, pour cette raison même, de telles 
vérités ne peuvent être le principe infini et absolu, qui 
doit échapper à toute compréhension de l’entendement ΄. 


4. « La plupart des hommes ne considèrent pas Dieu 
comme un être infini et incompréhensible, et qui est le seul 
auteur duquel toutes choses dépendent... Parce qu’ils com- 
prennent parfaitement les vérités mathématiques ct non pas 


944 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


. Descartes introduit ici dans la philosophie moderne une 
idée des plus importantes : à savoir que le nécessaire 
n'est pas primitif ou absolu, et que le libre peut seul 
offrir ce caractère. Descartes, continuant la pensée de 
Duns Scot et des écoles mystiques, suppose que le fond 
de l'existence ne doit pas être une nécessité physique, 
de quelque genre qu’elle soit, mais une volonté, parce 
que la volonté est seule infinie et absolue. Il reste d’ail- 
leurs toujours à savoir si cette volonté primitive est seu- 
lement immanente au monde, ou si elle a encore, en 
dehors du monde, une existence transcendante dans un 
Dieu. Descartes admet la solution théologique; c'est à 
Dieu qu'il attribue la liberté primitive d’où sort tout le 
reste. Ce point étant une fois admis, le reste de sa doctrine 
se développe logiquement. Ce qui donne une apparence 
d’étrangeté à cette doctrine, c’est, dit-il, la fausse idée 
que la plupart des hommes se font de la liberté. On con- 
fond trop souvent la liberté avec l'arbitraire, c’est-à-dire 
avec l'indifférence qui réalise une chose plutôt que l’autre 
par une sorte de hasard. Une telle liberté est mobile et 
variable comme le caprice. On en conclut que, si la 
volonté primitive d'où tout sort produisait la vérité des 
choses, cetle vérité pourrait changer du jour au lendemain 
par un acte de volonté capricieuse; on ne réfléchit pas 
que, par cela même qu'on suppose un premier principe 
libre, on le suppose soustrait à toute influence extérieure 
qui pourrait modifier son vouloir : il ne doit donc pas 
changer, comme nous, d'humeur et de dessein avec les 
circonstances, avec les temps, avec les lieux. La volonté 


celle de l’existence de Dieu, ce n’est pas merveille s'ils ne 
croient pas qu’elles en dépendent. Mais ils devraient juger 
au contraire, puisque Dieu est une cause dont la puissance 
surpasse les bornes de l’entendement humain et que la né- 
cessité de ces vérités n’excède point notre connaissance, 
qu’elles sont quelque chose de moindre et de sujet à cette 
puissance incompréhensible. » (Lettre CXII.) 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 345 


absolue, à vrai dire, ne doit pas être moins supérieure au 
caprice du hasard qu’à la contrainte du destin. — « On 
vous dira que, si Dieu avait établi ces vérités, 1] les pour- 
rait changer comme un roi fait de ses lois. À quoi il faut 
répondre que oui, si sa volonté peut changer. -— Mais je 
les comprends comme éternelles et immuables. — Et moi 
je juge de même de Dieu ‘. » C’est done, selon Descartes, 
à une liberté primitive, quelle qu’elle soit, et non à je ne 
sais quelle nécessité primitive, qu'il faut attribuer l’immu- 
tabilité. L'unité primordiale du Bien, conçue par Platon, 
prend aussi le nom de liberté. 

Mais alors d'où vient la nécessité que nous aperce- 
vons dans les axiomes de logique ou de métaphysique ? 
— De notre dépendance, répond Descartes, qui fait que 
nous trouvons la vérité toute faite, l’essence, comme une 
loi imposée à notre intelligence, au lieu de nous sentir 
nous-mêmes l’origine de la vérité el de ses lois. 

« Notre esprit est fini, et créé de telle nature qu'il peut 
concevoir comme possibles les choses que Dieu a voulu 
être véritablement possibles ; mais non pas tel qu’il puisse 
aussi concevoir comme possibles celles que Dièu aurait 
pu rendre possibles, mais qu'il a voulu toutefois rendre 
impossibles. Encore que Dieu ait voulu que quelques 
vérités fussent nécessaires, ce n’est pas à dire qu'il les ait 
nécessairement voulues ; car c’est tout autre chose de vou- 
loir qu'elles fussent nécessaires et de le vouloir néces- 
sairement ou d'être nécessité à le vouloir. » Les Idées 
plaloniciennes, les vérités éternelles sont donc, comme dans 
Platon même, dérivées d’un principe supérieur à l'essence, 
mais que Descartes se représente sur le type de la volonté. 


II. Le dieu de Bossuet et de Fénelon n’est point cette 
volonté supérieure à la pensée proprement dite, mais 
plutôt une pensée qui soumet la volonté à ses lois. C’est 


1. Lettre à Mersenne du 15 avril 1630. Ed. Garnier, IV, 303, 


346 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


la raison universelle, « toujours existante et toujours 
entendue » ; c’est le monde intelligible décrit par Platon. 
Bossuet et Fénelon admettent toutes les preuves carté- 
siennes et platoniciennes de l'existence de Dieu, en v joi- 
gnant la preuve populaire par les causes finales. Ils insis- 
lent surtout sur cette idée du parfait ou de l'infini que 
Descartes avait représentée, avec saint Anselme, comme 
cnveloppant en elle-même l'existence. Bossuet, principa- 
lement, donne à l’argument ontologique une forme plus 
simple et plus éloquente tout à la fois, qui est aussi plus 
hlatonicienne : — « Pourquoi l’imparfait serait-il, et le 
narfait ne serait-il pas?... La perfection est-elle donc un 
“bstacle à l'être? Non, elle est la raison d’être. » 
Descartes n’admettait aucune intuition intellectuelle de 
Dieu : selon lui, l'idée de Dieu est une idée pure, non 
une vision. Bossuet et surtout Fénelon, s'inspirant davan- 
l'age de saint Augustin, penchent pour la théorie platoni- 
vienne de l’intuition rationnelle. Enfin nous allons voir 
\alebranche, absorbant dans le cartésianisme les doc- 
trines de saint Augustin et par cela même de Platon, déve- 
lopper la théorie d’une vision de Dieu, ou, qui plus 
si, d’une vision de toutes choses en Dieu, et renouveler 
uinsi Pidéalisme platonicien. 


IT. Descartes, en considérant les pensées claires et évi- 
luntes comme certaines, n’avait pourtant vu là qu’un eri- 
l‘rium de vérité intérieure, qu'il prétendait compléter par 
la foi à la véracité divine, principe supérieur d’harmonie 
ὑπ γα [a pensée et la réalité. Malebranche, au contraire, 
s'eflorce d'identifier immédiatement ce qui est dans ἰὰἃ 
hensée avec ce qui est dans l'être, l’intelligible avec le 
“cel, et de montrer que la vérité intérieure ne fait qu'un 
nvec la vérité absolue. 

Pour cela, Malebranche admet, avec Platon, que ὦ 
néant n'est point intelligible ou visible, que ne rien 
voir, c'est ne point voir, ne rien penser, c’est ne point 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 347 


penser. D'où il suivrait que tout ce qu’on voit clai- 
rement, directement, immédiatement, existe nécessai- 
rement. Voilà donc la pensée tellement unie à l’être que 
toute pensée véritable et digne de ce nom est inséparable 
de l’être et, en conséquence, absolument certaine. 

Cet être dont Malebranche fait l’objet immédiat de 
l'intelligence, ce n’est point l'existence sensible, mais l’être 
intelligible, l’essence universelle et immuable des choses. 
Par là Malebranche revient à Platon : selon lui, nous ne 
verrions pas les choses en elles-mêmes, mais dans leurs 
idées ou possibilités éternelles. 

D’idées en idées, de possibilités en possibilités, on re- 
monte enfin à un être qu’on ne peut plus concevoir comme 
simplement possible, puisqu'il ne dépend plus d’un être 
supérieur. C’est l’être pur, l’être sans restriction, l’être 
infini, que Malebranche identifie immédiatement avec Dieu. 
Puisque je pense l'être infini, ajoute-t-il, et que le néant 
ne peut être pensé ou aperçu, l'être infini existe, et il 
existe tel que je l’aperçois, c’est-à-dire comme un être 
qui n’est plus seulement possible par un autre, mais né- 
cessaire par soi. « On ne peut pas voir Dieu comme sim- 
plement possible; rien ne le comprend, rien ne peut le 
représenter ; si donc on y pense, 1} faut qu'il soit. » 

En outre, puisque je n’aperçois pas Dieu simplement 
dans sa possibilité éternelle comme j'aperçois les autres 
choses, mais dans son éternelle actualité, on ne doit pas 
dire que je vois Dieu dans son idée comme je vois les 
autres choses dans leurs idées : je vois Dieu en lui-même 
et toutes les autres choses en Dieu. En d’autres termes, 
d’après Malebranche, Dieu est possible ou intelligible par 
soi; les autres choses ne sont intelligibles que par Dicu. 
Je ne pense les choses que dans leur intelligibilité ou 
dans leur idée ; donc je ne les pense qu’en Dieu ; et Dieu, 
je le pense en lui-même. Je ne vois pas Dieu dans une 
idée supérieure : 1] est l’idée des idées : il est l'être abso- 
lument intelligible et absolument réel par lui-même. 


948 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


« Prenez garde que Dieu ou l'infini n’est pas visible par 
une idée qui le représente. L’infini est à lui-même son 
idée. Il n’a point d'archétype. Il n’y a que les créatures 
qui soient visibles par des idées qui les représentent avant 
même qu'elles soient faites. On peut voir un cercle, une 
maison, un soleil, sans qu'il y en ait; car tout ce qui est 
fini se peut voir dans l'infini, qui en renferme les idées 
intelligibles. Mais l'infini ne se peut voir qu'en lui-même; 
car rien de fini ne peut représenter l'infini. Si on pense à 
Dieu, ἢ faut qu’il soit. Tel être, quoique connu, peut 
n'exister point. On peut nier son essence sans son exis- 
tence, son idée sans lui. Mais on ne peut voir l’essence de 
l'infini sans son existence, l’idée de l'être sans l’être : 
car l'Etre n’a point d'idée qui le représente. » (175 entre- 
tien sur la Métaph.) Ainsi la théorie platonicienne des 
Idées, fondue avec la preuve ontologique de saint Anselme 
et de Descartes, aboutit à la doctrine de la vision en 
Dieu. 

Quand nous pensons à Dieu, selon Malebranche, c'est 
Dieu qui est présent sans intermédiaire à notre pensée, 
et quand nous voyons les autres choses, c’est en lui que 
nous les voyons comme en une éternelle lumière. Dieu, 
selon cette doctrine, n’a donc pas besoin d’être prouvé; 
ce sont les autres choses qui en ont besoin. « Les preuves 
de l’existence de Dieu, tirées de l’idée que nous avons de 
l'infini, sont preuves de simple vue. » (Recherche de la 
Vérité, II, 6.) Malebranche dit encore : {{ semble même 
que l'esprit ne serait encore pas capable de se repré- 
senter les Idées universelles de genre, d'espèce, etc., 
s'il ne voyait tous les êtres renfermés en un (c'est-à- 
dire dans leur Idée). Car, toute créature étant un être 
particulier, on ne peut pas dire qu'on voie quelque 
chose de créé, lorsqu'on voit un triangle en général. 
Enfin je ne crois pas qu'on puisse rendre raison de 
plusieurs vérités abstraites et générales, que par la 
présence de celui qui peut éclairer l'esprit en une 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 349 


infinité de façons différentes. (Recherekhe de la vérité, 
v. 51, Ch. 6.) 

Voici maintenant les conséquences de cette identité 
entre l’idée de Dieu et Dieu même immédiatement pré- 
sent. La première conséquence, c’est qu’en définitive, 
nous ne voyons que Dieu, nous ne pensons que Dieu. Et 
en effet, pour Malebranche, l’existence des autres êtres 
est incertaine, par cela même qu'elle n’est point directe- 
ment aperçue : si nous croyons à l’existence du soleil et 
des autres choses matérielles, c’est par foi en Dieu. Quant 
à notre âme, nous n’en avons qu’un sentiment confus, et 
notre propre existence ne se révèle clairement à nous 
que dans notre pensée, qui elle-même n'existe qu’en Dieu. 

Dès lors, n’y a-t-il pas lieu de se demander si, dans 


cette philosophie néo-platonique, notre existence ne se 


confond pas avec l'existence divine? Puisque « rien de fini 
ne peut représenter Dieu », puisque l’idée de Dieu est 


Dieu même, puisque la pensée de Dieu est la présence 


immédiate de Dieu, il n’y a qu'un pas à faire pour dire 
avec Spinoza que c'est Dieu qui pense en nous, et que, la 
pensée étant tout notre être, c’est Dieu qui existe en nous. 


IV. La doctrine de Spinoza est peut-être la forme la 
plus parfaite à laquelle soit parvenue cette philosophie 
tout intellectuelle et rationaliste , inspirée surtout par 
Platon, qui considère la raison comme l’essence des choses. 
Que serait une philosophie rigoureusement déduite des 
données de l'intelligence , sans l'introduction d’élément 
emprunté à la volonté? C'est ce que peuvent montrer la 
méthode et le système de Spinoza. Gelui-ci ne voit rien 
que du point de vue intellectuel. Prenant le mot de 
pensée, employé par Descartes, dans un sens plus rigou- 
reux qui en exclut l’activité volontaire, il n'aperçoit en 
lui-même que la pensée proprement dite et, sous la 
pensée, l'être universel de Platon. 

Le Dieu de Spinoza est une puissance nécessaire ; 


τι κεῖ τ 
Fu 


350 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


l'univers, qui au fond lui est identique, ne contiendra 
que nécessité. 

Pour l'imagination, qui se représente tout sous une 
forme finie et incomplète, il y a sans doute des choses 
contingentes : mais ce n’est là, selon Spinoza, qu'une appa- 
rence. Pour la raison, tout ce qui est est objet de science, 
tout est nécessaire, Notre ignorance seule nous fait croire 
que ce qui est pourrait ne pas être : ne voyant pas les 
causes, nous croyons que les effets pourraient ne pas 
exister, et nous les appelons alors contingents ; mais, plus 
la science fait de progrès dans la connaissance des causes, 
plus elle découvre de nécessités. Nous pouvons bien, 
par l’imagination, supposer que ce grain de sable aurait 
pu ne pas être à cette place; mais, s’il eût été ailleurs, il 
eût existé aussi un changement dans une autre chose, 
puis dans une autre à l’infini : l'univers entier eût été 
changé, ou plutôt détruit; ear il est tout entier ce qu'il 
est, ou 1] n’est pas. 

L’universelle nécessité se développe pour nous en deux 
séries parallèles de phénomènes ou modes : les modes de 
l'étendue et les modes. de la pensée, entre lesquels il y ἃ 
une exacte correspondance, une réciprocité absolue. Chaque 
pensée correspond à un mouvement; chaque mouvement 
correspond à une pensée; l’ordre et la connexion des pen- 
sées sont identiques à l’ordre et à la connexion des mou- 
vements. Ce sont les deux faces inséparables d’une même 
existence qui se développe, et qui a encore une infinité 
d’autres faces que nous ne connaissons pas. Ce qu'on 
appelle corps n’est qu’une suite de mouvements, que 
notre imagination sépare des autres mouvements quoique 
en réalité tout soil inséparable. Ce qu’on appelle âme 
n'esl qu'une série de pensées, qui se pensent elles-mêmes 
en pensant le corps. L’âme est une Idée de Dieu. 

« Toute chose, autant qu'il est en elle, s’efforce de 
persévérer dans son être » ; telest le principe fondamental 
qui joue le même rôle dans la théorie des passions que 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 351 


le principe de la permanence des forces dans la physique. 
« Cet effort par lequel toute chose tend à persévérer 
dans son être n’enveloppe aucun temps fini, mais un 
temps indéfini. » C’est ce que Platon avait déjà dit dans 
le Banquet. « L'âme, soit en tant qu’elle a des idées 
claires et distiñctes, soit en tant qu’elle en ἃ de con- 
fuses, s'efforce de persévérer indéfiniment dans son être, 
et a conscience de cet effort... Cet effort, quand il se 
rapporte exclusivement à l'âme, s'appelle volonté : mais 
quand 1] se rapporte à l’âme et au corps tout ensemble, 
il se nomme appétit... Le désir, c’est l'appétit ayant 
conscience de lui-même. Il résulte de tout cela que ce 
qui fonde l'effort, le vouloir, l’appétit, le désir, ce n’est 
pas qu’on ait jugé qu’une chose est bonne ; mais, au con- 
traire, on juge qu’une chose est bonne par cela même 
qu'on y tend par l'effort, le vouloir, l'appétit, le désir !. 
On reconnaît l'Esws de Platon, l’ôceëx d’Aristote. Spi- 
noza, revenant à la pensée antique, identifie entièrement 
l'amour avec le désir : il n’admet dans l'idéal de l'amour 
aucun don libre de soi-même, aucun acte de volonté, et 
il rejette toute définition qui envelopperait une telle idée. 
« Cette définition : aimer, c’est vouloir s'unir à l’objet 
aimé, exprime une propriété de l'amant, et non son 
essence... Il faut observer qu’en disant que c’est une 
propriété de l’aimant de vouloir s'unir à l’objet aimé, je 
n’entends pas par ce vouloir un consentement de l'âme, 
une détermination délibérée, une libre décision enfin (car 
tout cela est fantastique). Je n’entends pas non plus le 
désir de s’unir à l’objet aimé quand il est absent ou de 
continuer à jouir de sa présence quand il est devant 
nous ; car l'amour peut se concevoir abstraction faite de 
ce désir. J'entends par ce vouloir la paix intérieure de 
l'aimant en présence de l’objet aimé, laquelle ajoute à 
sa joie ou du moins lui donne un aliment *. » 


4. Ethique, LI, vi, vi, vus et suiv. 
2. Partie III, Appendice, vi. 


352 | LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


La morale de Spinoza est celle du fatalisme absolu et 
exclusif. Personne peut-être n’a rejeté avec plus de ri- 
gueur que Spinoza, sans reculer devant aucune consé- 
quence, tout ce qui peut ressembler à un bien vraiment 
libre, à un réel mérite. La vie la plus raisonnable est 
aussi la vie la plus libre, si on entend par liberté, avec 
Platon et les stoïciens, une puissance qui n'est déter- 
minée que par soi. La raison, en effet, comprend la né- 
cessité des choses, qui est sa nécessité propre, et, par 
cette intelligence de la nécessité, elle devient libre. Si 
nous pouvions apercevoir la nécessité universelle, nous 
ne ferions qu’un avec cette nécessité même, avec l'Idée, 
qui ne se distinguerait plus de notre raison; et ne rece- 
vant plus du dehors aucune loi, nous jouirions d'une 
liberté infinie, identique à la béatitude infinie. Tel est 
Dieu. 

Principe de sagesse et de liberté, Dieu n'est pas loin 
de nous : il est en nous, ou plutôt nous sommes en lui; 
il est nous-mêmes dans le fond de notre être et de notre 
pensée. Nous n'avons qu’à nous dégager de l'extérieur 
pour nous rapprocher de la substance universelle dont 
nous sommes les modes. Pour cela, il faut accroître notre 
science, et, par la science, notre conscience de la néces- 
sité universelle, des Idées divines. 

À mesure que nous rentrons ainsi en nous et en Dieu, 
les passions perdent leur force; sous celte surface agitée 
de l’océan sensible, nous retrouvons peu à peu le calme 
des eaux profondes, et si nous pouvions toucher en quelque 
sorte le fond de cette mer, c’est-à-dire la substance im- 
muable, nous verrions l'orage passer sur notre tête sans 
la toucher. Comprendre, voilà done le bonheur; et com- 
prendre, c'est remonter jusqu’au principe des principes 
et à l'Idée des Idées, qui est Dieu : « La: suprême vertu 
de l’âme, c’est de connaître Dieu. » 

Ρ our cela, il faut concevoir les choses sous l’idée de 
l'éternité, su specie ælernt; car l'éternité est l'essence 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 353 


même de Dieu. De là ce théorème tout platonicien qui 
excitait l'admiration de Schelling : « Notre âme, en tant 
qu’elle connaît son corps et soi-même sous le caractère 
de l'éternité, possède nécessairement la connaissance de 
Dieu, et sait qu’elle est en Dieu et est conçue par Dieu. » 
Or on voit Les choses dans leur éternité quand on les voit 
dans leur nécessité, c’est-à-dire dans leur raison pre- 
miére. 

En nous identifiant à l’éternelle necessité qui fait dé- 
river de Dieu toutes choses, nous aimons Dieu. Du même 
Coup, nous aimons tous les autres hommes. Car « l’amour 
de Dieu », dit Spinoza en termes qui rappellent le Timée, 
« ne peut être souillé par aucun sentiment d'envie ni de 
Jalousie‘, et il est entretenu en nous avec d’autant plus 
de force que nous nous représentons un plus grand 
nombre d'hommes comme unis avec Dieu de ce même 
lien d'amour. » 

C’est seulement par cet amour que nous pouvons nous 
élever au-dessus de la durée et jouir de la vie éternelle 
décrite dans le Phédon. « L’àme, dit Spinoza, ne peut 
rien imaginer ni se souvenir d'aucune chose passée qu’à 
condition que le corps continue d’exister », mais l’âme ne 
vit point seulement dans la durée. N’y a-t-il pas en Dieu 
quelque chose qui fonde l’éternelle nécessité de notre 
âme, et que Dieu conçoit? Cette chose est done une idée 
de Dieu, qui ἃ une éternelle existence. Eh bien, l’idée 
éternelle de l’âme, c'est l'âme elle-même dans son éter- 
nité.. Sans dout*, ajoute magnifiquement Spinoza avec 
l'auteur du Phédon et du Timée, « il est impossible qué 
nous nous souvenions d'avoir existé avant le corps, puis- 
qu'aucune trace de celle existence ne se peut rencontrer 
dans le corps, et que l'éternité ne se peut mesurer par 
le temps, ni avoir avec le temps aucune relation; et ce- 
pendant nous sentons, nous éprouvons que nous sommes 


À, Φθόνου δ᾽ ἐχτὸς ὦν. 
᾿ Ill, — 22 


392 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


éternels. L'âme, en effet, ne sent pas moins les choses 
qu'elle conçoit par l’entendement que celles qu’elle a dans 
la mémoire. Les yeux de l’âme, ces yeux qui lui font voir 
et observer les choses, ce sont les démonstrations. Aussi, 
quoique nous ne nous souvenions pas d'avoir existé avant 
le corps, nous sentons cependant que notre âme, en tant 
qu’elle enveloppe l'essence du corps sous'le caractère de 
l'éternité, est éternelle, et que cette existence éternelle 
ne peut se mesurer par le temps ou s'étendre dans la 
durée. Ainsi donc on ne peut dire que notre âme dure, 
et son existence ne peut être enfermée dans les limites 
d'un temps déterminé qu’en tant qu'elle enveloppe l'exis- 
tence actuelle du corps; et c’est aussi à cette condition 
seulement qu’elle ἃ le pouvoir de déterminer dans le 
temps l'existence des choses, et de les concevoir sous la 
notion de durée. » À cette hauteur où Spinoza s’est élevé 
par la force de sa pensée, 1l semble que, dans sa voix 
même et dans le grave accent de son style, retenlisse je 
ne sais quoi d’éternel : Von mortale sonat. | 

« Si l’on examine », dit-il encore, « l'opinion du 
commun des hommes, on verra qu’ils ont conscience de 
l'éternité de leur âme, mais qu'ils confondent cette éter- 
nité avec la durée, et la conçoivent par l’imagination et 
la mémoire, persuadés que tout cela subsiste après la 
mort. » Mais qu'est-ce qui peut subsister? — L'intelli- 
gence ou la conscience de la vérité éternelle, c’est-à-dire 
de Dieu. Cette intelligence ne fait qu’un avec l’amour de 
la vérité éternelle, et Spinoza l'appelle l'amour intellec- 
tuel de Dieu. Intellectuel, disons-nous, et non pas moral. 
Spinoza ne s'élève jamais au-dessus de la pure intelligence. 
Toutefois l'intelligence est déjà si belle en elle-même 
qu'elle finit par éclairer toute cette doctrine de sa lumière. 

« I n'y a d'amour éternel, dit Spinoza, que l’amour 
intellectuel. » Et il ajoute : « Dieu s'aime soi-même d’un 
amour intellectuel infini. » Confondre notre amour de 
Dieu avec cet amour de Dieu pour soi, voilà la vie éter- 


ἢ» 
ΐ 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 355 


nelle : nous vivons alors en Dieu, nous sommes Dieu. 
« L'amour intellectuel de l’âme pour Dieu est l'amour 
même que Dieu éprouve pour soi, non pas en tant qu’in- 
fini, mais en tant que sa nature peut s'exprimer par l’es- 
sence de l’âme humaine considérée sous l’idée de l’éter- 
nité; en d’autres termes, l’amour intellectuel de l’âme 
pour Dieu est une partie de l’amour infini que Dieu 
a pour soi-même... Il résulte de là que Dieu, en tant 
qu'il s'aime lui-même, aime aussi les hommes, et par 
conséquent que l’amour de Dieu pour les hommes et 
l'amour intellectuel des hommes pour Dieu ne sont qu’une 
seule et même chose. Ceci nous fait clairement com- 
prendre en quoi consiste notre salut, notre béatitude, en 
d’autres termes notre liberté, savoir, dans un amour 
constant et éternel pour Dieu, ou, si l'on veut, dans 
l’amour de Dieu pour nous {. » 

Plus nous aimons Dieu, c’est-à-dire plus nous le con- 
nalssons, plus nous vivons de la vie bienheureuse et éter- 
nelle. « À mesure que l'âme connaît un plus grand 
nombre de choses d’une connaissance du second et du 
troisième genre (la connaissance scientifique et métaphy- 
sique par les idées), elle est moins sujette à pâtir sous 
l'influence des affections mauvaises, et elle ἃ moins de 
crainte de la mort... Il en résulte que l’âme peut être 
d’une nature telle que ce qui périt d’elle avec le corps ne 
soit d’aucun prix en comparaison de ce qui continue 
d’exister après la mort. » L’impersonnelle raison, voilà ce 
qui subsiste; la mémoire et l’imagination, voilà ce qui 
disparait. C’est ce qu'avait laissé entrevoir Platon et ce 
qu'avait dit déjà Aristote en admettant l'éternité de l’en- 
tendement actif. « La partie éternelle de l’âme, dit 
Spinoza, c’est l'entendement, par qui seul nous agissons ; 
et celle qui périt, c’est l'imagination, principe de toutes 
nos facultés passives. » 


41. Éthique, NV, xxxv1. 


356 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


L’éternité de l’âme, qui est sa béatitude, ne doit pas 
être considérée comme un salaire de la vertu. « Alors 
même, dit Spinoza, que nous ne saurions pas que notre 
âme est éternelle, nous ne cesserions pas de tenir pour 
les premiers objets de la vie humaine la piété, la religion, 
en un mot tout ce qui se rapporte à l’intrépidité et à la 
générosité de l’âme... Nous nous écartons ici, à ce qu'il 
semble, de la croyance vulgaire. Car la plupart des 
hommes pensent qu'ils ne sont libres qu’autant qu’il leur 
est permis d’obéir à leurs passions, et qu'ils cèdent sur 
leur droit tout ce qu'ils accordent aux commandements 
de la loi divine. La piété, la religion et toutes les vertus 
qui se rapportent à la force d’âme, sont donc à leurs 
yeux des fardeaux dont 115 espèrent se débarrasser à la 
mort, en recevant le prix de leur esclavage, c’est-à-dire 
de leur soumission à la religion et à la piété? Et ce n’est 
pas celte seule espérance qui les conduit ; la crainte des 
terribles supplices dont ils sont menacés dans l’autre 
monde est encore un motif puissant qui les détermine à 
vivre, autant que leur faiblesse et leur âme impuissante 
le comporte, selon les commandements de la loi divine. » 
Sans cette espérance et cette crainte, combien d'hommes 
se croiraient autorisés par la raison à suivre leurs pas- 
sions! « Croyance absurde, à mon avis, autant que celle 
d’un homme qui s’emplirait le corps de poisons et d’ali- 
ments mortels, par cette belle raison qu’il n’espère pas 
jouir pendant toute l'éternité d’une bonne nourriture; ou 
qui, voyant que l’âme n’est pas éternelle ou immortelle, 
renoncerait à la raison et désirerait devenir fou; toutes 
choses tellement énormes qu’elles méritent à peine qu'on 
s’en occupe... La béatitude n'est pas le prix de la vertu, 
c’est la vertu elle-même ; et ce n’est point parce que nous 
contenons nos mauvaises passions que nous la possédons; 
c'est parce que nous la possédons que nous sommes capa- 
bles de contenir nos mauvaises passions. » 

Spinoza termine son livre par les lignes suivantes : 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 357 


« Les principes que j'ai établis font voir clairement l’ex- 
cellènce du sage, et sa supériorité sur l'ignorant que 
l’aveugle passion conduit. Celui-ci, outre qu'il est agité 
en mille sens divers par les causes extérieures et ne pos- 
sède jamais la véritable paix de l’âme, est dans l’oubli de 
soi-même et de Dieu et de toutes choses; et pour lui, 
cesser de pâtir, c'est cesser d’être. Au contraire, l’âme 
du sage peut à peine être troublée. Possédant par une 
sorte de nécessité éternelle la conscience de soi-même et 
de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d’être, et la 
véritable paix de l’âme, il la possède pour toujours. » 

Le spinozisme, c’est le monisme platonicien poussé jus- 
qu'à ses extrêmes conséquences. Toute différence a dis- 
paru entre les idées des choses et le fond des choses 
mêmes ; le monde intelligible et le monde sensible ne sont 
qu’un même monde vu ici dans sa confusion et là dans 
son principe. 


V. Selon Leibniz comme selon Platon, la nature et 
l'esprit se répondent : les lois de la pensée sont celles des 
choses. Si done nous voulons comprendre les premiers 
principes de la nature, regardons dans notre raison. 

La raison ἃ deux grandes lois qu’elle applique aussitôt 
que l'expérience lui en fournit l’occasion. La première 
est l’axiome de contradiction ; la seconde est l’axiome de 
raison suffisante : rien n'existe sans une raison qui suffit 
à l'expliquer. 

L’axiome de contradiction correspond au possible ; celui 
de raison suffisante à l'actuel. Car ce n’est pas assez, 
pour qu'une chose existe actuellement, qu’elle n'implique 
pas contradiction et soit possible en son essence : il faut 
encore une raison suffisante pour laquelle elle est passée 
à l'existence et s’est réalisée dans la création. Cette raison, 
selon Leibniz comme selon le Timée, c’est l’ordre, c’est 
la convenance et l’harmonie. L'esprit de l’homme doit se 
pénétrer de ce principe, que lout est régulier et ordonné ; 


358 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


car rien n'existe qui ne soit intelligible ou rationnel, et 
qui n'ait par là un titre à l'existence. ᾿ 

L'expérience, sans la raison, ne fournirait que des liai- 
sons ou associations d'images, comme celles qui servent 
de guide aux animaux. L’homme seul, d’après Leibniz 
comme d'après Platon, connaît l’enchainement des rai- 
sons, parce qu'il a une faculté supérieure, portant le 
même nom que son objet : la Raison. Et qu'y a-t-il d’inné 
à cette faculté? elle-même. Cela suffit pour renverser la 
maxime des sensualistes, défendue par Locke : Nihil est 
in intellectu quod non prius fuerit in sensu; Leibniz 
ajoute : nist 1986 intellectus. La théorie platonicienne 
des idées innées reçoit ainsi sa forme la plus haute. 

En possession des grandes lois de l'intelligence, pas- 
sons à l’étude des choses elles-mêmes; allons de l’ordre 
idéal à l’ordre réel, qui n’en est que l'expression. Leibniz 
l'affirme d'avance avec Platon, ce que la raison retrouvera 
dans la nature, c’est elle-même. 

Tout change dans la nature, mais le « détail » des 
changements et des phénomènes doit avoir une dernière 
raison, et c’est cette raison vraiment suffisante qu'on 
appelle la substance. La notion de substance ainsi enten- 
due, selon Leibniz, est fondamentale en métaphysique. 

Dans la philosophie de Leibniz reparaît l’idée aristoté- 
lique de l’activité, que Descartes avait bannie de la moitié 
de son système, et que ses disciples avaient fini par con- 
entrer tout entière en Dieu. La force active, dit Leibniz, 
est un pouvoir moyen entre la simple possibilité et l’ac- 
lion réelle; ce pouvoir enveloppe l'effort, et se détermine 
sans cesse de lui-même à l’action, sans avoir besoin d'être 
aidé, mais seulement de n'être pas empêché. Aussi la 
force produit-elle toujours quelque action, insensible peut- 
(re, mais réelle. Le mécanisme est la surface des choses, 
le dynamisme en est le fond. Voilà pourquoi la conception 
cartésienne de l’univers, considérée métaphysiquement, 
est seulement l’antichambre de la vérité. « Tout se fait», 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 359 


dit Leibniz, « à la fois mécaniquement et métaphysique- 
ment dans les phénomènes de la nature, mais le méca- 
nisme lui-même ne provient pas du seul principe matériel 
et des raisons géométriques ; il découle d’une source plus 
haute et pour ainsi dire métaphysique. » — « Je trouvai 
donc, ajoute-tl, que la nature des substances consiste 
dans la force, et qu’ainsi il fallait les concevoir à l’imita- 
tion des âmes. » On sait que l’animisme universel était 
déjà dans Platon ; mais Leibniz y ajoute l’entéléchie d’Aris- 
tote et conçoit pour son propre compte la monade. 

Demande-t-on maintenant la raison du mouvement uni- 
versel et de ce changement sans repos? Ce qui excite 
l'individu à changer, selon Leibniz, c’est que son déve- 
loppement actuel n’est jamais égal à ce que sa puissance 
enveloppe. Une force faite pour l’infinité doit tendre sans 
cesse à « passer d'une perception à une autre », et ce 
désir incessant qui la travaille se nomme appétition. 
Aristote avait raison de dire avec Platon : La vie de la 
nature est dans le désir. De là ce progrès continu de tous 
les êtres, cette génération toujours à la recherche du 
mieux, cet effort pour s'élever du degré inférieur au 
degré supérieur, celte série non interrompue de formes 
où la diversité et \’analogie sont également merveilleuses, 
« en sorte qu’on peut dire que c’est partout et toujours la 
même chose, aux degrés de perfection près ». 

À la vie simplement végétative et sensitive succède la 
vie raisonnable : l’âme vivante, dans son progrès, est 
devenue esprit. « C’est la connaissance des vérités né- 
cessaires et éternelles qui nous distingue des simples ani- 
maux »; grâce à cette connaissance, dit Leibniz, nous 
entrons en société avec Dieu, et nous devenons citoyens 
de la république des esprits : « Ün seul esprit vaut tout 
le monde, puisqu'il n’exprime pas seulement le monde, 
mais le connait aussi et s’y gouverne à la façon de Dieu. 
Tellement qu’il semble, quoique toute substance exprime 
l'univers, que néanmoins les autres substances expriment 


360 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


plutôt le monde que Dieu, mais que les esprits expriment 
plutôt Dieu que le monde. » Aussi ne sont-ils pas seule- 
ment indestructibles comme substances, mais encore im- 
mortels comme personnes. La destinée des esprils, c’est 
un passage perpétuel à de nouvelles joies et à de nou- 
velles perfections, c'est un progrès sans fin. 

Leibniz accepte, en la perfectionnant, la preuve plato- 
nicienne de saint Anselme. Si rien n’est possible que par 
Dieu, Dieu au contraire est possible par lui-même : car 
rien n'empêche la possibilité de ce qui n’enferme aucune 
borne, aucune négation, aucune contradiction. En outre, 
s’il n’y avait pas un être où le possible et l'actuel s’iden- 
tifient, il y aurait éternellement entre ces deux termes 
un abime infranchissable, et éternellement rien n’existe- 
rait. Done il y ἃ un être qui renferme en lui-même son 
éternelle possibilité et conséquemment aussi son éternelle 
réalité. Dieu existe par cela seul qu'il est possible. 

Leibniz accepte également la preuve platonicienne par 
les idées et vérités éternelles : « Nous ne laissons pas, dit-il 
avec Platon, d'affirmer d’une manière absolue les vérités 
que nous avons une fois découvertes, que les objets exis- 
lent ou n'existent pas; ce qui ne pourrait avoir lieu, si 
ces vérités dépendaient uniquement de l'existence des 
objets, et si elles ne subsistaient pas toujours comme des 
possibilités, dont la réalité est fondée dans quelque chose 
l'actuel ou dans les Idées. Les scolastiques ont fort disputé 
de constantia subjecti, c’est-à-dire comment la proposi- 
lion faite sur un sujet peut avoir une vérité réelle, si ce 
sujet n'existe pas. C’est que la vérilé n’est que condition- 
nelle, et dit qu’en cas que le sujet existe jamais, on le 
trouvera tel. Mais on demandera en quoi est fondée celte 
connexion, puisqu'il y ἃ de la réalité là dedans qui ne 
trompe pas. La réponse sera qu'elle est dans la liaison 
des idées. Mais on demandera en répliquant où seraient ces 
idées, si aucun esprit n'existait, et que deviendrait alors 
le fondement réel de celte certitude des vérités éternelles? 


᾿ 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 361 


Cela nous conduit au dernier fondement des vérités, savoir 
à cet esprit suprême et universel, qui ne peut manquer 
d'exister, dont l’entendement est la région des vérités éter- 
nelles. Et afin qu’on ne pense pas qu’il n’est point néces- 
saire d’y recourir, il faut considérer que les vérités néces- 
saires contiennent la raison déterminante des existences 
mêmes, en un mot, les lois de l’univers. Ainsi, ces vérités 
étant antérieures aux existences des êtres contingents, il 
faut bien qu’elles soient fondées dans l'existence d’une 
substance nécessaire. » (Vouveaux Essais sur l’entende- 
ment humain, Liv. IV, ch. n.) 

L'intelligence divine étant la région des idées, Dieu 
conçoit éternellement une infinité de mondes possibles qui 
s'élèvent les uns au-dessus des autres selon leur degré de 
perfection, comme les assises d’une pyramide dont la base 
plonge dans l'infini. Au sommet se trouve le meilleur des 
mondes, image la plus parfaite de Dieu. Comment Dieu 
demeurerait-il indifférent à cette image de lui-même, com- 
ment ne la réaliserait-il pas? Est-ce la puissance qui lui 
manque ? est-ce la bonté? Non, sans doute. Il crée done, 
et il crée un monde aussi parfait qu’il est possible, par 
une nécessité morale qui n'exclut point en lui la liberté 
métaphysique. « Tous les possibles prétendent à l’exis- 
tence dans l’entendement de Dieu à proportion de leurs 
perfeclions ; le résultat de toutes ces prétentions doit être 
le monde actuel le plus parfait possible. » Ainsi, dans 
l'éternité, la perfection immobile; dans le temps, le pro- 
grès sans fin, image mobile de cette perfection : tel est 
l’optimisme de Leibniz comme de Platon. 

Mais alors, d’où vient le mal? — Leibniz croit lever la 
difficulté en répondant : — De la nature même des êtres. 
Ce n’est pas la puissance divine, qui est soumise à des 
conditions et à des bornes, c’est l'univers. Dans l’ordre 
naturel, Dieu ne peut pas réaliser ex abrupto un certain 
degré de perfection sans passer par les degrés inférieurs : 
rien ne se fait tout d'un coup, la fin suppose les moyens, 


362 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


le résultat suppose les conditions préalables qui le ren- 
dent possible. Voilà pourquoi le monde est gouverné par 
des lois générales, qui sont les raisons des choses; voilà 
pourquoi aussi les effets particuliers de ces lois peuvent 
être tout ensemble relativement mauvais et relativement 
nécessaires. Mauvais en eux-mêmes, ils sont bons comme 
moyens pour arriver à la fin parfaite que Dieu s'est pro- 
posée. Au reste, Dieu a mis dans chaque partie toute la 
perfection compatible avec l’ensemble; car « le plus sage 
fait en sorte, le plus qu'il se peut, que les moyens soient 
bons aussi en quelque façon, c’est-à-dire désirables non 
seulement par ce qu'ils font, mais encore par ce qu'ils 
sont ! ». | 

Leibniz réduit ainsi le mal à une conséquence néces- 
saire de l'imperfection des êtres créés, et cette imperfec- 
tion lui parait exigée par le principe des indiscernables, 
selon lequel des créatures absolument parfaites ne se dis- 
cerneraient pas du créateur. 

La métaphysique de Leibniz a pour conclusion la con- 
ciliation des causes efficientes d’Anaxagore et des causes 
linales de Platon. Spinoza avait rejelé ces dernières comme 
inutiles; Leibniz, lui, n’admet pas que l’explication des 
effets par leurs causes exclue l’explication des moyens par 
laurs fins. De ce que le mouvement d’une aiguille sur un 
cadran est un effet qui s'explique par les rouages de la 
montre, il n’en résulie pas que ce mouvement ne soit point 
aussi une fin voulue par l’ouvrier ; la série des rouages, 
en même temps qu’elle est une série de causes et d'effets, 
n’a besoin que d’être reprise en sens inverse pour devenir 
une série de moyens et de fins. Telle est la nature entière : 
lout être agit et fait effort; c’est le principe de la causalité 
universelle. Tout effort suppose une fin et n’est au fond 
qu'un désir ou une appétition : c’est le principe de la fina- 
lité universelle. « Les âmes agissent selon les lois des 


1. Théodicée, préface. Dutens, II, 1, p. 36. Théodicée, 208. 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 363 


causes finales, par appétitions, fins et moyens. Les corps 
agissent selon les lois des causes efficientes ou des mou- 
vements. Les deux règnes, celui des causes efficientes 
et celui des causes finales, sont harmoniques entre 
eux !. » 

Leibniz reproduit la conception d’Aristote et de Platon, 
selon laquelle le mouvement visible n'est que le signe de 
l'invisible désir. — « Les lois du mouvement, dit Leibniz, 
naissent de la perception du bien et du mal, ou de ce qui 
est le plus convenable. Les causes efficientes dépendent 
ainsi des causes finales ; les choses spirituelles sont par 
nature antérieures aux matérielles, de même que nous. 
voyons l’âme, qui nous est intime, plus intérieurement 
que le corps, comme l’ont remarqué Platon et Descartes ?. » 
La fatalité en ce monde n’est donc qu’une apparence ; tout 
s'explique par le développement d’un ressort intérieur, 
qui est la tendance à la perfection ou le désir spontané du 
bien. 

Le principe universel n’est guère pour Leibniz qu’une 
intelligence, comme l’âme n'est qu’une intelligence. « En 
Dieu, dit-il, comme dans tout être mtelligent, les actions 
de la volonté sont postérieures par nature aux actions de 
l'intelligence ?. » Il en résulte que son Dieu semble tou- 
jours soumis, comme le Jupiter antique, à une sorte de 
Destin, qui est la vérité conçue par son entendement ; car 
c’est dans la vérité éternelle que Leibniz place la nécessité 
primitive, origine de toutes les autres, et en particulier de 
celte triste nécessité qu’on appelle le mal. Le mal devient 
ainsi indispensable au meilleur univers. « Dieu ayant fait 
toute réalité possible qui n’est pas éternelle, il aurait fait 
la source du mal, si elle ne consistait pas dans la possibi- 
lité des choses ou des formes, seule chose que Dieu n'ait 


4. Monadologie, 19. 
2. Ed. Dutens, V, 314. 
3, Dutens, V, p. 386. 


364 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


point faite, puisqu'il n’est point auteur de son propre 
entendement !. » 

I! suit de cette doctrine que le principe du mal, n'étant 
pas la volonté de Dieu, mais son entendement nécessaire, 
se confond en définitive avec l'existence même de Dieu. 
« Le péché est, dit en effet Leibniz, non parce que Dieu 
veut, mais parce que Dieu est. » — « La cause de la 
volonté, dit-il encore, est l'intelligence ; la cause de l’intel- 
ligence est le sens, la cause du sens est l’objet...; la 
volonté de pécher viendra donc des choses extérieures, 
c'est-à-dire de l’état présent des choses ; l'état présent vient 
du précédent, le précédent d’un autre état précédent, et 
ainsi de suite; donc l’état présent vient de la série des 
choses, de l'harmonie universelle ; l'harmonie universelle 
vient des idées élernelles et immuables ; les idées, conte- 
nues dans l’entendement divin, viennent d’elles-mêmes, 
sans nulle intervention de la volonté divine ; car Dieu ne 
pense pas parce qu'il veul, mais parce qu’il est *. » Cette 
génération du mal, qui le fait découler de la nature divine, 
nous ramène à la théorie néo-platonicienne de l’émanation, 
et le Dieu de Leibniz ne semble autre chose que la Nature 
elle-même, conçue dans son unité primitive, d'où éma- 
nent les formes premières des choses. Aussi Leibniz finit-il 
par représenter le mal moral comme nécessaire à l’exis- 
tence de Dieu même, ce qui est une façon détournée de 
diviniser le mal à laquelle aboutit nécessairement l’opti- 
misme absolu : « Supprimez les péchés, dit Leibniz, 
toute la série des choses aurait dû changer; la série des 
choses étant supprimée ou changée, la dernière raison 
des choses, c’est-à-dire Dieu, sera enlevée aussi et chan- 
σόα Ÿ. » Spinoza ne parlait pas autrement, et Leibniz 
aboutit comme lui à une prédestination rigide qui res- 
semble fort au fatalisme. 


4. Théodicée, p. 380. 
2. Confessio philosophica. 
3. Ibid. 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 365 


Ce qui a manqué au platonisme aristotélique de Leib- 
niz, c’est la conception de l’Unité supérieure à l'essence, 
que Platon appelait le Bien, dont il faisait le principe 
même des Idées, et que Descartes, sous le nom de volonté, 
avait rétabli au-dessus même du déterminisme intel- 
lectuel. 


VI. Toutes nos idées, avait dit Locke, sont des per- 
ceptions sensibles, car nous ne connaissons les qualités 
des choses que par nos perceptions; cependant, Locke 
supposait toujours qu’en dehors de nos perceptions mêmes, 
il existe des choses inconnues. Berkeley se demande 
s’il est vrai que ces choses ont une réalité ; et il remarque 
qu’en définitive nous n’en pouvons rien savoir, puisque 
nous pouvons seulement connaître ce qui est en nous. 
Pourquoi done supposer encore, avec Locke, l’exis- 
tence de choses et de substances qui seraient le soutien 
inerte des phénomènes? Si on les admet, comme elles nous 
sont toutes également inconnues, elles sont toutes pour 
nous indiscernables, et nous n'avons aucune raison pour 
ne pas les réduire, comme Spinoza, à l'unité d’une seule 
substance. Et pourtant la substance de Spinoza est ce qu'il 
y a de plus inintelligible, par cela même qu’elle est ce qu’il 
y a de plus inintelligent. La pierre angulaire du matéria- 
lisme, c’est cette idée d’une substance stupide et non pen- 
sante, qui pourtant existerait « par elle-même », et d’où 
Spinoza fait ensuite tout sortir avec une nécessité exclu- 
sive de toute liberté, de toute moralité. On se figure, par 
une imagination grossière, un support des phénomènes, 
un substratum qu’on appelle Matière ou Nature, et c’est 
là l’idole qu’on adore. Mais encore un coup, si cette sub- 
stance existe, nous ne pouvons la connaitre; pourquoi 
donc en supposer l'existence? — Parce qu'il faut aux 
sensations une cause. — Rien de mieux ; mais la cause 
est ce qui agit. Les vraies causes de nos sensations ne 
peuvent donc être réellement inertes, c'est-à-dire réelle- 


366 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


ment matérielles; elles sont actives et « spirituelles », 
elles sont esprit. Être purement et simplement, sans être 
ceci ou cela, c’est ne pas être : et telle est la prétendue 
substance de la vieille métaphysique matérialiste ou pan- 
théiste. De plus, rien n'existe pour nous que ce qui est 
par nous perçu. Donc exister, c'est être perçu ou perce- 
voir; ce qui n'esi pas perçu et ne perçoit pas, n’est pas. 
Or, ce qui perçoit, c’est l'esprit actif : ce qui est perçu, 
c'est l’Idée; des Idées et des esprits, voilà donc enfin, 
selon Berkeley, toute la réalité. Ce monde extérieur, avec 
ses couleurs et ses formes, est un ensemble de percep- 
tions ou d'idées qui n'existent que dans des esprits, et 
ainsi le fond de toutes choses est spirituel. La matière, 
avait dit Platon, n’est qu’une sorte de songe. 

Est-ce à dire que, selon Berkeley, nous soyons seuls au 
monde et que nous produisions à nous seuls le monde? 
Non; car nos premières idées, qui sont les idées sensi- 
bles, ne viennent pas de nous et s’imposent à nous : dès 
que nous ouvrons les yeux, il ne dépend pas de nous de 
voir ou de ne point voir. Il existe donc un autre esprit qui 
produit ces idées dans le nôtre : cet esprit supérieur et 
infini, dont la nature n’est que le langage, c’est Dieu. 
Supprimez tous les esprits, il n’y a plus rien ; posez l'esprit 
suprême, et devant lui d’autres esprits sur lesquels son 
action s’exerce, le monde existe. Quant à la matière morte 
et brute, c’est un fantôme que Platon avait déjà en partie 
fait évanouir et que la science entière lravaille à dissiper. 
Une série de phénomènes dont ni la production ni l’enchai- 
nement ne dépendent de nous, voilà réellement le monde; 
cet enchaînement qu’on appelle hors de nous les lois de 
la nature, se réfléchit en nous-mêmes et y crée les lois 
de l’association; grâce à ces lois, chaque phénomène est 
relié à tous les autres, chaque sensation est reliée à celles 
qui l'ont précédée et à celles qui doivent la suivre. En 
raison de ce lien, le monde nous est à chaque instant 
représenté tout entier par la sensation actuelle, et notre 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 367 


âme est sans cesse le « miroir » de ce qu’on nomme l’uni- 
vers physique. 

Tel est le spiritualisme absolu de Berkeley. C’est un 
platonisme qui ramène à l’unité de l'esprit tous les phé- 
nomènes prétendus matériels, qui fait de la matière un 
simple rapport entre les esprits et l'apparence sous laquelle 
ils se manifestent les uns aux autres : vouloir et penser, 
c’est tout l'être. | 


VIT. Dans la Critique de la raison pure, Kant exa- 
mine cette question déjà posée dans le Zhéétète : — Que 
pouvons-nous savoir ? — Il recherche successivement si la 
science positive, qui se renferme dans les limites de l’expé- 
rience, est possible, et si la métaphysique, qui prétend 
dépasser les limites de l’expérience, est possible. Pour 
résoudre ces questions, Kant soumet à la critique nos 
facultés intellectuelles. 

_Le principe fondamental de cette critique c’est la dis- 
tinction platonicienne des choses telles qu'elles apparais- 
sent οἱ des choses telles qu’elles sont. Les apparences 
sensibles sont ce que Kant appelle avec Platon les phé- 
nomènes ; les réalités que conçoit l'intelligence sont les 
choses intelligibles ou noumèênes (voüueva). Nous ne 
pouvons connaître les choses que comme elles apparais- 
sent à notre conscience, de même que nous ne pouvons 
voir la lumière qu'avec l'apparence qu’elle offre à nos 
yeux : nos yeux sont-ils malades, comme dans la jau- 
nisse, nous verrons tout en jaune ; sont-ils astreinis à 
regarder les objets au moyen de verres colorés, la couleur 
des verres se répandra sur les choses elles-mêmes. Les 
objets sont donc forcés de se régler en quelque sorte sur 
la nature de nos organes et de nos facultés : pour être 
connus, il faut avant tout qu’ils tombent sous les condi- 
tions de notre connaissance. 

Nous n'avons d’abord, dit Kant, avec Platon, que des 
sensations multiples, confuses, incohérentes : couleurs, 


368 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


saveurs, odeurs, etc.; ce sont là les éléments épars de 
notre connaissance, c’est la matière de notre connaissance, 
qui nous vient du dehors. Si toutes les sensations res- 
taient en ce désordre, notre vie serait comme un rêve, 
et, à vrai dire, nous ne penserions pas. Nous ne pensons 
véritablement que quand nous introduisons un ordre 
dans cette multitude de sensations ; nous ne pensons que 
quand nous donnons une forme à celte matière : ἕν ἐν 
πολλοῖς. Pour cela, il faut y mettre un'lien et une certaine 
unité, par exemple joindre ensemble la sensation de l’âtre, 
du feu et de la chaleur. Cette unité, qui n'existait pas 
d’abord dans nos sensations, c'est notre pensée qui l’y 
introduit. La sensation est passive, la pensée est active, 
et son acte propre consiste à relier les phénomènes, à en 
faire la < synthèse ». Penser, c’est unir, c’est « faire de 
plusieurs un ». | 

Les diverses facultés par lesquelles nous mettons de 
l'unité dans les objets de nos connaissances sont, selon 
Kant, au nombre de trois : sensibilité, entendement et 
raison. C’est presque 1᾿ αἴσθησις, la διάνοια et 16 νοῦς. 

Le monde sensible est, selon Kant, un monde d’appa- 
rences, le monde de la caverne platonicienne : l’espace et 
le temps ne sont que des symboles de quelque réalité 
cachée; vouloir juger celte réalité d’après nos modes de 
représentation, c'est affirmer que les choses sont telles 
qu'elles apparaissent, affirmation gratuite, improbable, 
qui aboutit à des contradictions insolubles. — Telle est la 
critique faite par Kant de notre faculté de sentir, qui 
fournit à la science positive ses premiers malériaux : les 
phénomènes extérieurs ou intérieurs. 

Maintenant, ces lois que nous appliquons à tout ce que 
nous connaissons sont-elles réellement les lois de tout ce 
qui existe? — Rien ne nous assure, répond Kant, qu'il 
en soit ainsi, el qu’il n’y ait pas des réalités pour les- 
quelles le déterminisme n’est plus une loi. Le détermi- 
nisme embrasse tous les phénomènes dont nous avons 


LE 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 369 


l'expérience; mais notre expérience peut ne pas épuiser 
tout l’ordre des réalités. Qu'est-ce donc que ces lois néces- 
saires que la science impose au monde? Ce sont seule- 
ment les lois et les conditions de l’entendement humain. 
De même que tout à l’heure notre sensibilité avait besoin 
des cadres de l’espace et du temps pour y placer les 
objets, de même notre entendement a besoin des lois de 
succession, de permanence, de réciprocité, pour mettre en 
ordre les objets : le plan, comme les cadres, nous est 
imposé par notre constitution même : nous ne pouvons 
comprendre que ce qui rentre dans ce plan, comme nous 
ne pouvons sentir que ce qui rentre dans ces cadres. Le 
resie nous échappe ; mais ce n'est pas une raison pour 
le nier. 

En résumé, selon Kant, les lois de la science, qui con- 
sistent à mettre partout la nécessité, ont une valeur pure- 
ment subjective ; c’est-à-dire qu'elles sont des conditions 
de la vision : tout ce que nous pouvons connaître tombe 
sous ces lois de l’entendement comme tout ce que nous 
pouvons voir tombe sous la portée de nos yeux, mais nous 
ne voyons pas tout et nous ne connaissons pas tout. 

Cette critique des deux premières facultés intellectuelles 
aboutit à la conclusion suivante : — La science positive 
est possible dans les limites de l’expérience, et conformé- 
ment aux formes a priori de la sensibilité et de l’enten- 
dement. 

Mais la sensibilité et l’entendement n’ont pas encore 
réduit la connaissance à son unité la plus haute. Par une 
opération supérieure, qu’on nomme proprement raison, la 
pensée tâche d’embrasser en sa totalité la chaîne des choses 
et de la suspendre tout entière à un premier anneau : par- 
courant loutes les séries de fails que la science ἃ mis en 
ordre, remontant de loi en loi, de condition en condition, 
elle s’efforce d’atieindre un terme qui serait lui-même 
inconditionné. Cetie recherche des premiers principes, 
comme l’appelaient les anciens philosophes, n’est plus 

Ir. — 24 


410 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


la science positive, mais la métaphysique. Par exemple, 
le principe premier ou condition suprême de tout ce qui 
se passe en nous, c'est ce qu'on appelle l'âme; la con- 
dition suprême de tout ce qui se passe autour de nous, 
c’est cette universalité des objets de l’expérience qu’on 
nomme l'univers; enfin la condition suprême de l’âme 
elle-même et du monde, c'est ce qu’on nomme Dieu. 
L'âme, le monde, Dieu, tels sont les trois termes incon- 
ditionnés, les trois principes absolus, que conçoit notre 
raison et que recherche Ia métaphysique, ce sont les trois 
Idées suprèmes. 

Ces trois Idées peuvent-elles être l’objet d’un savoir théo- 
rique, et la métaphysique est-elle possible comme science? 
— Tel est le grand problème auquel la critique de la 
raison pure vient aboutir. 

Les philosophes qui avaient précédé Kant se flaitaient 
de construire une science mélaphysique, avec les seules 
ressources de la raison spéculative, sans avoir besoin de 
faire appel à la moralité pratique et à la volonté. Selon 
Kant, cette prétention du dogmatisme est une chimère : 
nous ne pouvons savoir par la raison théorique si l’âme 
existe ou n'existe pas, si l’univers se suffit ou ne se suffit 
pas à lui-même, si Dieu existe ou n'existe pas. 

Pour être autorisé à conclure que l'être nécessaire d’où 
dérive l'existence du monde est la souveraine perfection, 
vous êtes obligé de poser en principe qu'il y ἃ, a priori, 
identité entre la nécessité et la perfection, que ce sont là 
deux idées logiquement inséparables. Vous voilà dès lors 
amené au troisième argument, celui de saint Anselme et 
de Descartes, qui est le nerf caché de toutes les autres 
preuves. Examinons donc celte identité prétendue de la 
perfection et de l’existence, principe de l’argument plato- 
nicien et ontologique. 

Entre l’idée de perfection et l'existence il y a, disent 
saint Anselme, Descartes et Leibniz, le même rapport 
qu'entre le principe et la conséquence, entre le triangle 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 371 


et l’angle. — Sans doute, répond Kant, s’il existe un 
triangle, 1] aura pour attribut l'angle ; mais toute la ques- 
tion est de savoir si le sujet a été préalablement posé 
comme existant. De même, si la perfection existe, elle 
aura pour attribut l'existence nécessaire; mais la question 
est précisément de savoir si la perfection existe en dehors 
de notre pensée. Comment passer de l’idée qui est dans 
notre entendement à l’objet qui est en dehors? Ce n’est 
point par un raisonnement logique que la pensée peut en 
quelque sorte sauter hors d'elle-même pour atteindre un 
objet supérieur à elle. 

Les preuves purement physiques ou logiques de l’exis- 
tence de Dieu ne peuvent donc être, selon Kant, des dé- 
monstrations certaines. La perfection morale de Dieu n’est 
pas pour nous un objet de science théorique, mais un 
objet de croyance pratique. Encore l’idée de Dieu n’arrive- 
t-elle qu’à la fin et comme simple hypothèse, comme 
simple manière de se figurer les choses : après avoir montré 
préalablement, avec Platon, la nécessité de l’immortalité 
personnelle pour le souverain bien, on montre que la 
suprématie finale de la moralité dans le monde est néces- _ 
saire à l’immortalité, et l’imagination personnifie cette 
suprématie en un Dieu. Tels sont les trois « postulats de 
la morale », et telle est la méthode par laquelle on doit 
les établir. | 

Kant, appliquant lui-même cette méthode, fonde une 
théodicée sur la morale. Alors reparaît tout le monde 
nouménal de Platon, l’homme en soi, l’homme éternel 
opposé à l’homme périssable du temps, les choses en soi, 
fondements de toutes les existences qui passent, le suprême 
idéal de la raison pure, Dieu, qui est aussi l’Être en soi 
par excellence. Le kanlisme est un plalonisme dont le 
centre de gravité a été déplacé et établi dans la morale. 
En même temps, de dogmatique, le platonisme est devenu 
critique. 


872 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


VIIL. ἢ y a, selon Kant comme selon Plalon, deux 
espèces d'objets : ce qui est et ce qui doit être, le réel et 
l'idéal. De quelle espèce est l'absolu ? se demande Fichte. 

L'ancienne métaphysique platonicienne et aristotélique 
s’intitulait science de l'être, ontologie, et se croyait par 
là science de l'absolu ; mais la révolution opérée par Kani 
a déplacé l'absolu pour le faire résider dans ce qui doit 
être : car l'absolu véritable est moral. Il faut done, dit 
Fichte, subordonner ce qui est à ce qui doit être, et non 
ce qui doit être à ce qui est; c’est l'idéal qui doit dominer 
la réalité. Et c'est ce que Platon avait déjà entrevu. 

D'après cette théorie de Fichte, faut-il concevoir la 
liberté, qui serait l’absolu, comme une chose toute faite, 
toute réalisée, dont on pourrait dire : elle est; ou n'est-ce 
pas plutôt une activité qui se fait, qui se réalise, et dont 
il faut dire : elle doit être? L'ancienne métaphysique 
figurait l'absolu comme un être achevé, comme une sub- 
stance immobile, conséquemment comme une chose, et 
elle ne voyait pas qu'une telle substance serait la matière 
inerte, non l'esprit actif. L’absolu, selon Fichte, c’est ce 
qui se produit soi-même, ce qui tend à se réaliser par un 
développement sans fin; or la tendance ne se conçoit qu’en 
vue de l'idéal, du bien, de ce qui doit être; par consé- 
quent, si la liberté absolue tend à se réaliser et à être, 
c'est qu’elle doit être, c’est qu’elle est l'idéal, le bien, en 
un mot le devoir. 

L'idée morale du devoir, et l’idée de la liberté ou du 
moi véritable, c’est tout un, selon Fichte. Notre «< moi 
absolu », dit-il, non celui qui est actuellement et s’appa- 
raîit à lui-même sous une forme individuelle et bornée, 
mais celui qui doit être et qui sera, dans son infinité et son 
universalité, voilà le principe et la fin du monde. Philo- 
sopher, c’est prendre conscience de ce moi seul vraiment 
libre, qui tend sans cesse à être par cela même qu’il doit 
être. 


L'idéal moral que la liberté se propose, et qui est encore 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 373 


elle-même en sa plénitude, on l'appelle Dieu. Mais Dieu 
est-il une individualité, une personnalité particulière ? — 
Non, selon Fichte; car alors il serait l'existence finie, au 
lieu d’être le devoir infini qui dépasse toute limite ; 1] se- 
rait un être tout fait, une liberté sans effort et sans mérite. 
« Toute conception religieuse qui personnifie Dieu », dit 
Fichte, « je l’ai en horreur et je la considère comme in- 
digne d'un être raisonnable. » Mais, de ce que Dieu est 
l'idéal, il n’en faut pas conclure, selon Fichte, qu'il ne 
soit qu’une idée abstraite inférieure à la réalité : loin de là, 
il n’y a rien de plus réel que l'idéal; le devoir produit le 
pouvoir, ce qui doit être est plus que ce qui est. En ce 
sens, Platon avait raison de dire que le suprême idéal est 
la réalité suprême : car il est le vrai mot de chaque homme, 
de l’humanité entière, du monde entier; mais ce n’est 
point un être transcendant, extérieur au monde; c'est le 
ressort universel immanent au monde lui-même. Ainsi le 
bien-un et le devenir de Platon tendent à se rapprocher. 


IX. La nature, avait dit Fichte, est le produit incons- 
cient du moi universel, ou, ce qui revient au même, le 
produit de la partie inconsciente du moi; mais, objécte 
Schelling, cette partie inconsciente n’est plus vraiment le 
sujet ou le moi; elle n’est pas non plus l’objet même ou la 
nature, car, Kant l’a montré, l'objet n’existe pas sans le 
sujet; elle est donc un principe antérieur à cette dualité. 

« Le moi et le non-moi, la pensée et l'être, dérivent 
l'un et l’autre d’un principe supérieur qui n’est ni l’un ni 
l’autre, bien qu'il soit la cause de l’un et de l’autre (c’est 
la thèse du Parménide) : principe neutre, indifférence ou 
identité des contraires. » C’est la « Raison absolue et 
impersonnelle », le Λόγος de Platon. La nature est cette 
raison en {ant qu'existante ; l'intelligence est cette raison 
en tant que pensante : « L'une se développe suivant la 
même loi que l’autre !. » La série de ces développements 


4, Œuvres, IV, ἡ. 105 


414 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


est l’histoire, « évolution de l'absolu ». Dans l’histoire, il 
y ἃ harmonie entre les libertés humaines et une nécessité 
rationnelle qu’on nomme tantôt destin, tantôt providence. 
Une telle harmonie suppose un principe supérieur tout 
ensemble à notre liberté et à notre intelligence dont la 
conscience est l’attribut essentiel. « Cet être éternellement 
sans conscience, soleil éternel dans l’empire des esprits, 
se dérobe à nous par la pureté même de sa lumière. » 
Toutefois, à en croire Schelling, on peut avoir de l’absolu, 
identité des contraires, une sorte d’intuition simple, 
comme l’extase alexandrine : Schelling l'appelle l” « in- 
tuition intelleciuelle ». ἃ cette intuition, à cette νόησις 
la science entière est suspendue. 


X. L’absolu, chez Schelling, avait élé encore repré- 
senté comme un principe supérieur à la nature et à l’his- 
loire, qui n’en sont que les symboles et qui, en le révélant, 
le cachent : l'absolu demeurait immobile derrière le voile 
mouvant de la nature. Hegel rejette ce principe encore 
τὸ} transcendant, cette « chose en soi » encore trop 
différente « du devenir » : l'absolu est intérieur et 2mma- 
nent à Ja réalité même. Comment faut-il se représenter 
cel absolu? Selon Hegel, 1] est la pensée, la raison, non 
une volonté supérieure à la pensée même; la raison n'a 
hesoin ni d’une activité supérieure à elle ni d’une activité 
inférieure à elle pour se réaliser : elle se réalise par cela 
mème qu'elle est la raison, et porte en elle Ia nécessité de 
sa propre existence. « Tout ce qui est rationnel est donc 
réel, » Principe éminemment platonicien. D’autre part, la 
réalité ne peut exister que s’il y a une nécessité à son 
existence; et cette nécessilé ne saurait être que la raison 
mûme : « Tout ce qui est réel est donc rationnel. » C'est 
le principe du déterminisme ; mais ce déterminisme, pris 
en son ensemble, n’est produit que par lui-même : il est 
done libre, et la suprême nécessité se trouve identique à 
la suprême liberté dans la Raison absolue. 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 379 


La Raison absolue n’est pas une vérité immobile : elle 
est une raison vivante, sans cesse en mouvement et en 
progrès : Platon est réconcilié avec Héraclite. La réalité, 
qui ne fait qu'un avec la raison, est donc aussi mouvement 
et progrès. Ce qui est tout à la fois absolument rationnel 
et absolument réel, c’est le progrès considéré en sa totalité. 
Les différents moments du progrès ne sont rationnels et 
réels que d’une manière relative : sans doute ils ont tou- 
jours un caractère de nécessité, puisque en définitive 1ls 

sont des moments de la nécessité même; mais ils n’ont 
qu'une nécessité provisoire et passagère. L'universelle né- 
cessité est dans le tout, non dans les parties ; aussi tend- 
elle à s'affranchir de loutes ses manifestations particulières, 
pour se révéler enfin comme ne faisant qu’un avec l’uni- 
verselle liberté. 

Il ne faut donc pas dire avec Platon et Schelling que 
les choses procèdent de l'absolu, mais que l'absolu lui- 
même procède dans les choses, c’est-à-dire qu'il avance 
et progresse dans ses propres manifestations. Si on appelle 
Dieu l'absolu, il faut dire alors, selon Hegel : « Dieu n’est 
pas, mais devient. » Aïnsi reparait agrandie la doctrine. 
d'Héraclite : — Une seule chose est absolue, c’est le de- 
venir. 

N'est-ce point là, dira-t-on, identifier les contraires : 
absolu et relatif, liberté et nécessité, idéal et réel? — Oui, 
sans doute, répond Hegel; mais l'identité des contraires, 
la thèse du Parménide, c’est précisément le secret du 
progrès universel, le secret de la pensée et de la vie. 
Penser, c’est unir des idées différentes et, en définitive, 
concilier des contraires ; vivre, c’est passer d’un contraire 
à l’autre par une action qui domine les deux. Tout pro- 
grès est une évolution, un devenir, un mouvement, et 
tout mouvement, comme le montrèrent Héraclite et Platon, 
est une contradiction réalisée. 

L'évolution de la pensée à travers les contraires est 
absolument identique à l’évolution de l'être, puisqu'il n’y, 


376 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


a d'être que dans la pensée et de réalité que dans la rai- 
son. La science de la pensée ou logique ne fait donc qu'un 
avec la science de l’être ou métaphysique. Les catégories 
et les lois de la pensée ne sont pas seulement des formes 
abstraites et des moules vides, elles sont des formes vi- 
vantes et des moules flexibles où la réalité entre, sans 
jamais s’y enfermer. 

Il y a, selon Hegel, deux logiques. L'une, toute rela- 
live, est soumise au principe de contradiction : — Une 
chose ne peut être elle-même et son contraire; c’est la 
logique inférieure de l’entendement, qui travaille sur des 
abstractions. L'autre logique, la Logique absolue, celle de 
la raison et de la réalité, qui n'est plus seulement un jeu 
d’abstractions, mais un actif développement de la vie, est 
supérieure au principe de contradiction et repose sur 
l'identité même des contraires. Ne faut-il pas qu’en défi- 
nitive, dans le fond de la pensée et de la vie, les opposi- 
lions soient des harmonies et la multiplicité une unité ? 
Voilà ce que montre la vraie dialectique, entrevue par les 
Éléates et par Platon : cette dialectique n’est que la 
raison se réalisant elle-même de contraires en contraires, 
pour parvenir à l’affranchissement absolu de toutes les 
oppositions, ὁ ’est-à-dire à la liberté. Dire que l’universelle 
raison immanente au monde est libre, n'est-ce pas dire 
qu’elle n’est point soumise aux contraires, qu’elle n’est 
renfermée dans aucun, qu’elle n’est point condamnée à 
être une chose sans être une autre, à être le jour sans être 
la nuit, à être la vie sans être la mort ? Ce qui est fixé 
dans son cadre, comme nos idées abstraites, dont chacune 
exclut son contraire, voilà, selon Hegel, l’inerte et l’infé- 
cond, voilà la servitude; ce qui est mouvant, changeant, 
progressif, ce qui ne devient une chose que pour devenir 
ensuite autre chose, voilà le vivant et le fécond, voilà la 
liberté. La notion abstraite de lumière exclut la notion 
abstraite d’obscurité, sa contradictoire; mais la lumière 
réelle, loin d’exclure l'obscurité, la suppose et l’ implique : 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 311 


point de lumière sans les ténèbres qui la rendent visible 
sous la forme de la couleur; point de ténèbres sans la 
lumière qui permet de les distinguer. De même, comme 
l'ont dit Héraclite et Platon, la vie appelle la mort et la 
mort appelle la vie : ce sont deux moments d’une même 
évolution. Ainsi l'absolu procède, dans son éternel deve- 
nir, à travers toutes les contradictions, les engendrant et 
les détruisant tour à tour, acquérant de la sorte, à chaque 
pas qu'il fait, une plus claire conscience de son essence 
intime : identité supérieure aux différences, affranchisse- 
ment des contraires, raison et liberté. 

L'évolution de la pensée et de l’être a un rythme, qui 
est l’expression ou le symbole de l’absolue raison : thèse, 
antithèse et synthèse. C’est latriplicité platonicienne. L'idée, 
dit Hegel, se pose d’abord sous une forme déterminée, 
comme celle de la lumière pure ; puis elle s’bppose immé- 
diatement son contraire, qui est la pure obscurité; car, 
encore une fois, la lumière pure enveloppe les pures 
ténèbres, dont elle ne saurait se distinguer, et l'œil placé 
dans une sphère de lumière infinie ne verrait pas mieux 
que dans une sphère d’obscurité infinie. La thèse, comme 
Platon l'avait montré, appelle donc l’antithèse, et les deux 
se concilient dans une synthèse, — qui est ici la couleur, 
seule chose visible et réelle; car il n’existe dans la réalité 
ni lumière pure ni obscurité pure, 1] n’y a que des cou- 
leurs. C’est dans la synthèse qu'est le rationnel et le réel : 
c’est dans l’harmonie ou l’unité qu'est tout ensemble la 
vérité et la vie. 

Reculez indéfiniment en arrière, dans la dialectique de 
la pensée et de l'être, pour revenir jusqu’au point de 
départ de cette évolution : vous reconnaîtrez que la notion 
primitive impliquée dans toutes les autres est la notion de 
l'être pur, de l’être indéterminé, le non-être du Sophiste 
qui n'est encore rien et peut tout devenir. Mais vous ne 
pouvez vous arrêter à cette notion relative, car elle ren- 
ferme une contradiction et appelle son contraire : l’être, 


418 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


qui n’est ni ceci ni cela, l'être, qui n’est rien, c’est tout 
aussi bien le non-être que l'être. Voilà donc deux prin- 
cipes contraires qui s'impliquent mutuellement, deux no- 
tions relatives, incomplètes, abstraites. Où est la vérité 
absolue, où est l’absolue réalité? Dans la synthèse vivante 
el concrèle de ces deux termes, dans ce qui tout ensemble 
est et n’est pas, dans ce qui n’est une chose que pour 

n'être plus cette chose et pour devenir autre chose ; en un 
mot, l'être οἱ le non-être sont deux abstractions, la réalité 
n'est que dans le devenir. 

Telle est la première antinomie et la première ἜΗΝ 
de la logique hégélienne. L’antinomie, que Kant voyait 
seulement dans certaines nolions est, selon Hegel, dans 
toutes les notions abstraites; l'harmonie est le fond de la 
pensée concrète et réelle, ou, en d’autres termes, de la 
réalité pensante. Le système de Hegel est, comme on le 
voit, un platonisme immanent et moniste. 


XI. D'où vient, se demande Schopenhauer, l'apparence 
que m'offre le monde? — Et il répond avec Platon et Kant : 
— De la constitution de mon intelligence, de la maniére 
dont elle se représente les choses dans sa caverne. En 
tant que phénomène, « le monde est ma représentation ». 
Supprimez ma représentation, et le monde phénoménal 
s'écroule pour moi; supprimez toute représentalion dans 
le monde, et le monde phénoménal tout entier est sup- 
primé. Or la faculté de se représenter les phénomènes et 
de les relier sous la loi de la causalité ou du détermi- 
nisme, c’est l'intelligence. Le monde phénoménal n'existe 
done que par lintelligence et pour l’intelligence. Point 
d'objel sans sujet, tel est le principe qui convainc d'ab- 
surililé tout matérialisme pur : « Des soleils et des pla- 
néles sans un œil qui les voie, sans une intelligence qui 
les comprenne, cela peut bien se dire en paroles, mais 
ces Fées sont pour la parade, comme serait du fer en 
bois. » D'autre part, le sujet ne peut exister sans un 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 379 


objet auquel il s'applique, l'intelligence né peut s’exercer 
sans des phénomènes qui lui servent de matière et aux- 
quels elle donne une forme : de là l’absurdité de l’idéa- 
lisme abstrait, du pur intellectualisme, qui veut tout 
réduire aux idées de l'intelligence. Puisque notre con- 
science a pour forme le temps, notre intelligence est suc- 
cessive, premier défaut; par cela même, elle est fragmen- 
taire, second défaut ; réduite à une seule dimension, celle 
du temps, elle est condamnée à l’oubli, et la science d’une 
chose implique toujours l’oubli au moins momentané des 
autres, troisième défaut. L'intelligence — l’auteur de la 
République l'avait compris — n’est donc pas vraiment 
primitive, et elle ne mérite pas plus le rang de premier 
principe que le monde des apparences matérielles, qui est 
sa représentation. 

Comment passer du physique et du logique, faces insé- 
parables du monde apparent, au métaphysique, essence 
du monde réel, objet de la dialectique platonicienne? — 
Pour cela, dit Schopenhauer, cherchons ce qui nous est 
le plus intime à nous-mêmes, ce qui est en nous antérieur 
même à notre intelligence. 

Avant de penser et de raisonner, nous vivons et nous 
tendons à vivre, nous agissons en vue de la vie; cette ten- 
dance à l’action, ou mieux cette action perpétuelle, nous 
en avons le perpétuel sentiment. Ici, elle est désir spon- 
tané et sans motifs ; là, elle est volonté réfléchie et avec 
motifs ; mais le désir en son essence, une fois la part de 
l'intelligence ôtée, c’est-à-dire une fois les motifs dispa- 
rus, ne diffère point de la volonté. Tendre, ajoute-t-il, c’est 
agir; agir, c’est faire ; faire, c’est vouloir. « Ce n’est que 
pour la réflexion que faire et vouloir diffèrent; en réa- 
lité 115 ne font qu'un. » La volonté est notre essence. 
Ellé est l’Un de Platon. 

Schopenhauer a absorbé toute la théorie des Idées pla- 
_ toniciennes dans son système, et il en a fait l'intermé- 
diaire entre la Volonté antérieure à l’intellect et le monde 


380 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


phénoménal saisi par l’intellect. Les Idées sont la pre- 
mière objectivation de la Volonté radicale, objectivation 
antérieure à la loi de causalité, au temps, à l’espace, con- 
séquemment à la génération et à la mort. Le livre où Scho- 
penhauer traite de l’idée platonicienne a pour sous-titre : 
La représentation indépendante du principe de raison 
suffisante (c'est-à-dire de causalité, du temps et de l’es- 
pace). « Dans les différents degrés de la volonté, dit-il, 
nous avons déjà reconnu les idées platoniciennes, en tant 
que ces degrés sont les espèces déterminées, les propriétés 
primordiales, les formes immuables qui, soustraites au 
devenir, se manifestent en tous les corps, inorganiques ou 
organisés. Ces idées se manifestent dans d'innombrables 
individus auxquels elles servent de modèles. Mais la plu- 
ralité des individus est représentable seulement dans 
l’espace et le temps; leur origine et leur mort s’exprimett 
par la loi de causalité, ils sont soumis à la raison suffi- 
sante, dernier principe de toute individuation, et forme 
générale de la représentation. L'idée, au contraire, est 
soustraite à cette loi : chez elle, il n’y a ni pluralité, ni 
devenir. Tandis que les individus dans lesquels elle se 
manifeste sont multiples, soumis à la naissance et à la 
mort, elle demeure immuable, une et identique, et la 
raison suffisante n’a pour elle aucun sens. Or, si la raison 
suffisante est la forme à laquelle est soumise toute con- 
naissance du sujet, en tänt que ce sujet est individu, il en 
résulte que les idées doivent demeurer en dehors de sa 
- sphère de connaissance. Les idées doivent-elles devenir 
objet de connaissance, cela ne peut être que par la sup- 
pression de l’individualité dans le sujet connaissant 1. » 
L'intervention des idées dans la nature ressemble déjà, 
si l’on peut dire, à une première esthétique qui rétablit 
l'ordre et l’harmonie parmi le chaos des êtres. 

Dans Platon même, les idées ne sont pas aperçues par 


1. Die Welt, t. I, liv. III, 8 30. 


4 
DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 381 


l’entendement discursif, elles sont saisies par la raison 
intuitive : et de là résulte entre Platon et Kant une simi- 
litude que Schopenhauer a signalée. « Ce que Kant 
appelle la chose en soi, le noumène, el ce que Platon 
appelle l’idée, ce sont deux concepts non point sans doute 
identiques, mais voisins et distingués seulement par une 
nuance. Il est évident que le sens intérieur des deux doc- 
trines est le même; que toutes deux ne voient dans le 
monde visible qu’une apparence, une maya, comme disent 
les Indiens, qui en soi est comme un rien, et n’a de signi- 
fication et de réalité que par ce qui s’exprime en lui, à 
savoir : la chose en soi de Kant ou l’idée de Platon ; en 
un mot, le noumène, auquel les formes universelles et 
essentielles du phénomène, temps, espace, causalité, res- 
tent absolument étrangères. Kant nie immédiatement ces 
formes de la chose en soi. Platon les nie médiatement des 
idées, en ce qu’il exclut ce qui n’est possible que par ces 
formes : à savoir la pluralilé, la naissance et la mort ΄. » 
« L'idée et la chose en soi ne sont pas absolument iden- 
tiques : l’idée est plutôt l’objectivation immédiate et par- 
tant adéquate de la chose en soi qui est la volonté non 
encore objectivée, non encore devenue représentative. Car 
la chose en soi doit, d’après Kant lui-même, être affranchie 
des formes imposées à la connaissance, et la faute de Kant 
est de n’avoir pas compté au nombre de ces formes celle 
d’être un objet pour un sujet, ce qui est la première 
forme et la plus générale de la représentation ; il aurait 
ainsi enlevé expressément à sa chose en soi l’objectivité, 
ce qui l'aurait préservé de cette grande inconséquence de 
bonne heure découverte. L'idée platonicienne, au con- 
traire, est nécessairement objet, connaissance, représen- 
tation, et par là même, mais par là seulement, elle diffère 
de la chose en soi. Elle est soustraite aux formes de repré- 
sentation que nous comprenons sous le nom de raison suf- 


4. Die Welt, t. I, liv. ΠΙ, 8 31. 


382 LA PHILOSOPHIE DE PLATON . 


fisante, ou plutôt elle n’y est pas encore soumise; mais 
elle est régie par la première forme de la représentation, à 
savoir l'objectivité du sujet pour lui-même. De la sorte, la 
raison suffisante est la forme à laquelle est soumise l’idée, 
quand elle tombe dans la connaissance du sujet en tant 
qu'individu. La chose particulière, représentée en vertu 
de la raison suffisante, n’est ainsi qu'une objectivation mé- 
diate de la chose en soi ou volonté : entre elle et la chose 
en soi se tient l’idée, qui est la seule objectivation immé- 
diate de la volonté et ne connait d’autre forme de repré- 
sentalion que la forme générale de l'objectivité du sujet. 
Par conséquent elle est l'objectivation la plus adéquate 
possible de la chose en soi ou volonté : elle est même 
toute la chose en soi, maïs soumise à la forme de la repré- 
sentalion : et là est la raison du profond accord entre Kant 
et Platon, bien que, au jugement du grand nombre, ce 
dont tous deux parlent ne soit pas la même chose ΄. » 

Le premier résultat de la connaissance des Idées est la 
suppression de l'individu : comme, en effet, le sujet indi- 
viduel est soumis aux formes de la raison suffisante, et 
que les Idées échappent à cette loi, le seul moyen de con- 
naîlre les Idées est de sacrifier son individualité. Mais 
quand l'individualité est supprimée, comme il arrive dans 
la connaissance des Idées, l’intelligence cesse d’êtreesclave, 
elle devient libre, elle est un sujet pur de connaissance, 
elle est sa fin à elle-même : c’est ce qui ἃ lieu dans l’art. 
« Dans la contemplation esthétique, d'un seul coup la 
chose particulière devient l’idée de son espèce et l’indi- 
vidu contemplant un pur sujet de connaissance ὃ. L'esprit 
alors participe aux caractères de l'absolu et de l’éternité 
(mens æterna est quatenus res sub æternitatis specie 
concipit). Il se soustrait peu à peu à la volonté, dont il 
corrige les défauts par ses vertus intellectuelles; et son 


1. Die els t. I, liv. III, $ 32. 
2. Ibid., 8 3 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 383 


influence est si puissante que, dans une intuition désin- 
téressée, 1l tend à absorber l'univers. Le contemplateur 
attire la nature en lui, si bien qu'il finit par la ressentir 
comme un accident de sa propre substance. C’est dans ce 
sens que Bryon ἃ dit : « Les montagnes ne sont-elles pas. 
une parlie de moi-même, et moi-même parlie d'elles? » 

À éprouver ce sentiment, pourrait-on, en présence de la 
nature indestructible, se croire soi-même absolument pé- 
rissable ? Ne doit-on pas plulôt adopter cette pensée des 
Védas : Hæ omnes creaturæ in totum ego sum, et præter 
me aliud ens non est !. | 

Mais la contemplation esthétique n'est encore que le 
premier degré de cette libération déjà cherchée par Platon 
et que le Phédon a pour objet. Si ce monde est mauvais, 
c’est qu'il est l'affirmation du désir de vivre, du « vouloir- 
vivre ». Au plus bas degré du développement moral est 
l'égoïsme, qui est l'affirmation ardente de ce vouloir : 
l’égoïste rapporte tout à son moi. Pour entrer dans le 
domaine de la moralité, il faut reconnaitre que le moi 
n’est rien et que la diversité des êtres ἃ sa racine dans un 
même être, la Volonté universelle. Le sentiment qui se 
manifesie alors et qui est, selon Schopenhauer, l’essence 
même du sentiment moral, c’est la pitié. À l'égard du 
corps, la moralité consiste à le nier, non par le suicide, 
mais par l’ascétisme et la chasteté. Le suicide, rejeté par 
Platon, nie seulement la vie et non la volonté de la vie : 
l’homme qui se tue, en effet, veut en réalité la vie et l’ac- 
cepterait volontiers; la seule chose qu'il ne veuille pas, 
c’est la douleur. En outre, le suicide ne met fin qu'à la vie 
individuelle, tandis qu’il faudrait anéantir la vie même de 
l'espèce, la vie humaine en général ; ce qui ne pourrait 
avoir lieu que par l’absolue chasteté. Enfin, le suicide ne 
remédie à rien, car il n'empêche pas la palingénésie, par 
laquelle reviendra à la vie, sous une nouvelle forme, cette 


4. Die Welt, t. I, liv. III, 8 34. 


384 LA PHILOSOPHIE DE PLATON 


volonté individuelle qui ne s’est pas encore absolument 
détachée de la vie même. Celui qui n’a pas encore éteint 
en soi tout désir intime de la vie aura beau se donner 
physiquement la mort, ce désir à lui seul suffira, comme 
le croyaient les Indiens, pour le faire renaître. 

Le vrai moyen d'arriver à l’anéantissement du désir de 
vivre, c’est la pleine conscience et de soi et du monde. 
Alors, en effet, on reconnaît que le monde du devenir est 
absolument mauvais, et que le mal est l’essence de la vie 
même, de la γένεσις. L’âme, parvenue à ce degré, peut done 
choisir entre la volonté de vivre ou celle de ne plus vivre. 
Ce choix n’a pas lieu en vertu d’un prétendu libre arbi- 
tre, mais d’une participation à cette liberté qui fait le fond 
de la volonté universelle : c’est la libération parfaite, le 
parfait anéantissement, le nirvana. Le bouddhisme est, 
selon Schopenhauer, la plus parfaite des religions et la 
traduction symbolique de sa propre métaphysique. « Dans 
l’homme, la volonté atteint la conscience et, par suite, le 
point où elle peut clairement choisir entre l'affirmation 
et la négation : aussi n'est-il pas naturel de supposer 
qu'elle aille plus haut. L'homme est le libérateur de 
tout le reste de la nature, qui attend de lui sa rédemp- 
tion : il est à la fois le prêtre et la victime. » 

Est-ce à dire que l’anéantissement du « vouloir-vivre » 
soit un néant absolu? — Schopenhauer ne le prétend pas, 
et, se bornant à faire la métaphysique du monde, il laisse 
à l’état de question ouverte tout ce qui dépasse le monde 
même : « Voilà pourquoi, dit-il, ma philosophie se ter- 
mine sur une négation. » 

Ainsi, dans Schopenhauer, le platonisme intellectualiste 
est de nouveau dépassé (comme il l’avait été dans Descartes 
même), et la Volonté devient le nom de l'Unité supérieure 
à l'essence, supérieure à l'intelligence. C’est le platonisme 
alexandrin sous une nouvelle forme. Il y a dans Platon 
même un côté éléatique et mystique qui fait que sa phi- 
losophie est assez compréhensive pour qu’on y reconnaisse 


DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE 385 


en germe les doctrines même supra-intellectualistes : 
tout a son Idée, tout ce qui est réel, non phénoménal, est 
Idée, et cependant les Idées mêmes ne sont encore que 
les formes d’une unité plus profonde, impossible à dé- 
finir. Platon l’appelait le Bien; la dernière philosophie 
allemande laisse dans une complète indétermination la 
notion du premier principe. S’il est le bien, c’est par oppo- 
sition avec ce monde, qui, lui, est certainement quelque 
chose de mauvais. L’extase néoplatonicienne et le nirvana 
se touchent de près : Schopenhauer est une sorte de Plolin 
pessimiste. Platon, Kant et Bouddha sont ses maîtres. 


FIN DU TROISIÈME VOLUME 


ni, — 25 


TABLE DES MATIÈRES 


LIVRE PREMIER 


Aristote et sa polémique eontre Platon. 


CHAPITRE I. — LA SCIENCE, 'LA PHILOSOPHIE, LA MÉTHODE, OBJEC- 
TIONS D’ÂRISTOTE CONTRE LA DIALECTIQUE DE PLATON. 


La science. Son principe et sa fin. La série des raisons 
ne peut être infinie ni dans l’ordre de lexistence ni 
dans l’ordre de la connaissance. Comparaison avec 
Platon. — La philosophie. Son objet. Comparaison avec 
Platon. — Objections contre la forme de la dialec- 
tique. — La dialectique interroge au lieu de prouver. 
— Réponse. — Objections contre le fond et les divers 
procédés de la dialectique. — 1° La division; son 
insuffisance. — 20 L’induction. Qu'elle est une géné- 
ralisation abstraite et une série d’hypothèses. — 3° La 
définition. Qu'elle n’atteint pas l’essence. — Réponses. 1 


CHAPITRE II. — Le syYsTÈèME. CRITIQUE DE LA THÉORIE DES IDÉES. 


L’être n’est pas dans la matière. Réfutation du matéria- 
lisme. — L’être est dans la forme, d’après Platon et 
Aristote ; mais, d’après ce dernier, la forme n’est point 
l’Idée. Critique des preuves de l’existence des Idées. 
— I. Preuve par les conditions de la science. Théorie 
de la science et de la connaissance qu’Aristote oppose 
à Platon. — 15. Théorie de la sensation. Comparaison 
avec celle du Théétète. — 2 Théorie de l’entende- 
ment. — 3° Théorie de la raison. Unité suprême du 


388 TABLE DES MATIÈRES 


ut 


sujet et de l’objet. — IT. Réponse aur objections d'Aris- 
tote. En quoi il s’accorde avec Platon; en quoi il le 
contredit. Point de vue psychologique; point de vue 
ontologique. Comment Aristote refuse de transporter 
dans l’intelligible une multiplicité idéale; comment 
il admet l’Idée sans admettre les Idées............... 


44 


CHAPITRE III. — CRITIQUE DE LA PREUVE DES IDÉES TIRÉE 


DES CONDITIONS DE L’EXISTENCE . 


. Premier caractère de l’Idée : l’universalité. L’essence 


des choses peut-elle être un principe universel? — 
Que l'être est un. Deux espèces d'unité : individuelle 
et universelle. Comment Aristote place l’essence dans 
la forme individuelle. — II, Comment, par une ana- 
lyse plus approfondie de l’essence, Aristote revient 
à la pensée de Platon sur le principe universel de 
notre être. — 11. Deuxième caractère de l’Idée : la 
transcendance. Que l’essence des choses ne peut être 
un principe transcendant et séparé. Sens divers dans 
lesquels Platon et Aristote prennent le mot essence. 
Principe interne ou principe externe de l'être. — Com- 
ment l’opposition de Platon et d’Aristote sur ce point 
se résout dans un accord final..........,....s...,.e. 


CHAPITRE IV. — CRITIQUE DES CONSÉQUENCES DE LA DOCTRINE 


DES JDÉRs. 


I. Y a-t-il des Idées de toutes choses, même des simples 


qualités? — IT. Comment peut-il y avoir des Idées 
des négations? — III. Argument du troisième homme. 
_— Réponses... soso sosooseosssosoo soso 


52 


CHAPITRE V. — LES RAPPORTS DES IDÉES AUX OBJETS NE PEUVENT 


L. 


EXPLIQUER LA RÉALITÉ. 


Les Idées ne sont point de vraies causes exemplaires; 
critique de la participation. — Critique des diffé- 
rentes hypothèses par lesquelles Platon explique le 
rapport des Idées aux choses. — 19 Imitation. Principe 
d'Aristote : c’est le semblable qui engendre le sem- 
blable. — 2° Participation. — 3° Mélange des Idées. 
— 11. Les Idées ne sont point de véritables causes 
motrices. — III. Les Idées ne sont point de véritables 
causes finales. — IV. Critique de la théorie des nombres. 


58 


TABLE DES MATIÈRES 389 


CHAPITRE VI. — THÉODICÉE D’ARISTOTE. SES RAPPORTS 
AVEC CELLE DE PLATON. 


I. La dialectique d’Aristote comparée à celle de Platon. 
La loi de continuité et le progrès des êtres. Le mou- 
vement. En quel sens une série infinie de causes est 
impossible. Le moteur dans Platon et dans Aristote. 
Immobilité du premier moteur. Comment il meut le 
monde. Ce que devient dans Aristote la théorie plato- 
nicienne de l’amour. La cause finale. Dieu est-il un 
idéal sans réalité? Identité de l’intelligence actuelle 
et de l’intelligible actuel. Antériorité de l’acte; part 
de Platon dans cette théorie. — II. Sur quoi porte 
le désaccord de Platon et d’Aristote. Comment Aris- 
tote refuse à Dieu la connaissance du monde. Sup- 
pression des Idées. Comment Aristote s'arrête à l’In- 
telligence, sans placer au-dessus le Bien-un. Comment 
il attribue à Dieu l’individualité absolue, et exclut de 
son essence l’universalité .,.,......ss..ssesoorsosoove 11 


CHAPITRE VII. — RaPPorTs De DIEU AU MONLE, 


I. Rapport de la pensée divine avec l'ordre du monde. 
Comment Dieu est Providence sans le savoir. Opti- 
misme d’Aristote. La Nature substituée au Démiurge 
de Platon. — II. Rapport de la pensée divine avec l’exis- 
lence du monde. Comment Aristote réfute le dualisme. 
A-t-il conçu le rapport de la puissance à l’acte de 
manière à maintenir tout à la fois l’unité du premier 
principe et la diversité des existences ? Comparaison 
de l’Idée et de l'acte. Conséquences de la suppression 
des Idées. Impossibilité de rattacher la puissance à 
l'acte, et d’attribuer à Dieu la puissance active....,,, 98 


CHAPITRE VIII. — LA MORALE D’ARISTOTE ET SES RAPPORTS 
AVEC CELLE DE PLATON. 


I L'activité, premier terme du problème moral. Notion 
aristotélique de la liberté. — II. La fin de l’activité, 
second terme du problème moral. Comment cette fin, 
d’après Aristote, est encore l’activité. L'acte et le bien, 
définissables suivant les genres. Le plaisir est un 
bien, le bonheur est le souverain bien. — III. Appli- 
cations de la doctrine aristotélique. Théorie du juste 
milieu. Les vertus morales. Les vertus sociales. La 


300 TABLE DES MATIÈRES 


vertu spéculative; la sagesse. Comparaison de Ia mo- 
rale d’Aristote avec celle de Platon. — IV. Politique 
d’Aristote............es .…...e 0%. sets 


LIVRE II 


L'Épicurisme et le Stoïcisme. 


L'Épicurisme. — I. Logique d’Épicure. Suppression des 
Idées platoniciennes. L’évidence sensible, seule mesure 
de la vérité. — II. Physique d’Épicure. La spontanéité 
de l’âme motrice attribuée aux atomes. — III. Morale 
d'Épicure. Le plaisir stable placé dans l’inertie. — Le 
Stoïcisme. — I. Logique. Réduction de l'Idée transcen- 
dante à l’Idée immanente ou notion. Théorie de la 
connaissance : part de l’activité et de la volonté dans 
la sensation. — II. Physique. L'idée immanente dans 
la nature, ou raison séminale. L'activité et la passi- 
vité inséparables. Le devenir absolu, le mouvement 
se suffisant à lui-même. Identité de la Providence 
et du Destin, de l’Intelligence et de la Nécessité. — 
III. Morale. L'idée immanente dans la volonté. Iden- 
tification du bien en soi avec le bien moral. — Con- 
clusion. Impuissance des Stoïciens à trouver la véri- 
table unité de la puissance et de lPacte.............. 


LIVRE III 


Le Néoplatonisme. 


116 


137 


CHAPITRE I. — Les NÉOPLATONICIENS GRECS ET JUIFS. L’Inée, 


MÉDIATRICE ENTRE L'ORIENT ET L'OCCIDENT. 


I. Les Néoplatoniciens grecs ; Modératus, Alcinoüs, Plu- 
tarque. Modifications que subit la théorie des Idées. 
— Il. Le Verbe chez les Grecs. — III. Le Verbe chez 
les Perses; les Idées et les Férouërs. — IV. Le Verbe 
chez les Hébreux. — V. Le Platonisme dans l’école 
juive d’Alexandrie; la théorie des Idées dans Philon. 
— Numénius. — VI. Progrès accomplis dans la théorie 


de la participation. Comparaison de la participation 
et de la procession. ....... 


osent etes esee .. 


461 


TABLE DES MATIÈRES 391 


CHAPITRE II. — ÉCOLE NÉOPLATONICIENNE D’ALEXANDRIE. 


Ammonius Saccas. Comment il applique la théorie de la 
© participation aux rapports de l’âme et du corps. — 
PLorin. [. Méthode de Ploiin. — Synthèse de la dia- 
lectique platonicienne et de l'analyse aristotélique 
dans la procession. — Conception de l’Idée dans Pla- 
ton comme à la fois immanente et transcendante. — 
IT. Doctrine de Plotin. — Ascension dialectique vers Dieu. 
Premier degré : la matière. Puissance passive et puis- 
sance active. — ΠῚ. Δ᾽ ἄγριο. — IV. L'intelligence et les 
Idées. Comment l’Idée est tout à la fois acte et puis- 
sance, ou puissance active. — De quoi y a-t-il Idée ? 
Υ a-t-il une Idée de l'individu? Y a-t-il une Idée du 
laid et du mauvais? — Unité des Idées. Description 
du monde intelligible. — Comment l’Idée, objet de la 
pensée, est aussi une pensée. — V. Le Bien-un. Pour- 
quoi et en quel sens le Bien est supérieur à la pensée 
et à l’être, qu’il produit. Que Dieu n’est pas la pensée, 
parce que sa perfection est supérieure à la pensée. 
Qu'il n’est pas l'être, parce qu’il est supérieur à ce 
que nous appelons l’existence. Que Dieu a cependant 
une supra-intellection de lui-même et une existence 
transcendante qui est la plénitude de lêtre. Concilia- 
tion en Dieu de la puissance et de l'acte. Fausseté des 
préjugés répandus au sujet de la doctrine de Plotin. 4182 


CHAPITRE III. — PLorin (suite). 


RAPPORTS DE L'UN AU MULTIPLE. — Ï. La procession. — Pour- 
quoi Dieu procède et engendre. — Que le Bien n’en- 
gendre pas par nécessité ou par besoin, ni par hasard, 
ni par une liberté indifférente, ni par un amour pro- 
prement dit, mêlé de désir, mais par son être même 
et parce qu’il est le Bien. Comment il produit à la 
fois la possibilité et la réalité du monde. — II. La 
procession en Dieu. La Trinité. — 1° Procession de 
l'intelligence : le Fils. — 2° Procession de l’âme. — 
III. Procession dans le monde. La descente des âmes. 
— IV. Le retour à l'unité. La connaissance, l'amour, 
l’extase. — 1° La connaissance. Les opérations dis- 
cursives et la vie pratique. L'intelligence intuitive et 
la vie contemplative. Le Beau, objet de la contem- 
plation; théorie du Beau. Comparaison avec Platon. 
Rapport du Beau et du Bien. — 20 L'amour. Le Bien, 
son objet. Que l’amour poursuit, au delà des Idées, 


892 TABLE DES MATIÈRES 


le Bien-un. — 3° L’extase, retour à l'unité. Qu’elle n’est 
pas l’absorption dans le néant, mais dans la pléni- 
tude de lêtre............ és nee Send “és ses. 915 


CHAPITRE IV. — Écoe D'ATHÈNES, PROCLUS. 


Décadence du Néoplatonisme dans l’école d'Alexandrie. 
— L'école d'Athènes. — I. Syrianus. Sa doctrine sur 
les Idées. — IT, Proclus. Démonstration de l'existence 
des Idées : 1° par la nécessité d’un principe qui, pro- 
duisant par son être même, soit la plénitude des 
formes de l'être; 2° par la nécessité d’un principe 
qui, produisant par sa pensée même, soit la plénitude 
des formes de la pensée; 3° par la nécessité d’une 
cause finale qui ramène sciemment l'être et la pensée 
à l’unité du bien; 49 par la cause génératrice des indi- 
vidus ; 5° par la cause exemplaire des espèces; 6° par 
les premiers principes de toute démonstration, — 
Nature des Idées. — III. De quoi y a-t-il Idée? Sup- 
pression des Idées des individus. — IV. Participation 
aux Idées. Moyen terme métaphysique introduit par 
Proclus : l’unité-multiple. Rôle de ce moyen terme 
aux divers degrés de l'être. Première origine de ce 
moyen terme dans les hénades ou unités divines. — 
V. Théologie négative. L'Un. — VI. Théologie affir- 
mative. Les unités ou hénades. — VII. La providence; 
sa première origine dans l'Unité suprême où reposent 
les unités. — VIII. Les triades ; les trois éléments 
constitutifs de l’être. Triades divine, intellectuelle 
et psychique. Rapport avec les nombres idéaux, — 
A: DAMASCIUS in sidi essaient ρῥένων 200 


LIVRE IV 


Le Platonisme dans le Christianisme. 


LA TRINITÉ, LA PROCESSION ET LA CRÉATION MORALE CHRÉTIENNE. 


Il, Le Bien-un et le Père. Identité du Bien supérieur à 
l'essence et à l'intelligence avec le Père. Caractère 
incompréhensible et ineffable du Père. Méthode d'éli- 
mination employée par les chrétiens dans la théologie 
négative dont l’objet est le Père. Analogie de cette 
méthode avec celle de Platon dans la première thèse 
du Parménide. Comment, d’après les chrétiens, Dieu 


TABLE DES MATIÈRES 393 


est non-essence par la plénitude de l'intelligence, etc. 
— Témoignages de saint Justin, Tertullien, Clément 
d'Alexandrie, Origène, Grégoire de Nazianze, Atha- 
nase; saint Augustin, Denis, saint Thomas, Petau, 
Thomassin, etc. — II. Les Idées et le Verbe. Méthode 
d’induction platonicienne adoptée par les chrétiens. 
Germe des théories trinitaires dans Platon et dans 
Aristote. La doctrine des Idées chez les Pères de 
l'Église, dans saint Anselme et dans saint Thomas. 
— ΠΠ|. Rapport de l’Intelligence au Bien, du Fils au 
Père. Est-ce un rapport d’infériorité ou d'égalité? 
Comparaison de Platon, d’Aristote et des alexandrins 
avec les chrétiens. — IV. L’Ame divine et l'Esprit. Com- 
paraison de la doctrine platonicienne et de la doc- 
trine chrétienne. 10 L'Esprit, intermédiaire entre Dieu 
et le monde, principe de grâce et d’amour. 2° L’amour 
en Dieu. Originalité de la conception chrétienne, 
fondée sur la doctrine de lEsprit. Comment cette 
doctrine exclut le panthéisme. 3° Double conséquence 
relativement à Dieu et au monde. La bonté imma- 
nente en Dieu. La bonté expansive et créatrice en 
Dieu. Théorie de la création par liberté et par amour. 
Comparaison du platonisme, des doctrines orientales 
et du christianisme. — V. Morale chrélienne......... 285 


LIVRE V 


Le Platonisme au Moyen Age et à la Renaissance. 


I. Querelle des Universaux. Saint Anselme. — II. Saint 
Thomas; Duns Scot. — III. La Renaissance. — 
IV. G. Bruno.................,... so... soso, 327 


LIVRE VI 


- 


Le Platonisme dans la philosophie moderne. 


I. Descartes. — II. Bossuet ; Fénelon. — III. Malebranche. 
— IV. Spinoza. — V. Leibniz. — VI. Berkeley. — VII. 
Kant. — VIII. Fichte. — IX. Schelling. — X. Hegel. — 
XI. Schopenhauer...... ΝΆ... ὁ οὐ οοοοννν 339 


CouLOMMIERS. — Imp. P. BRODARD et GALLOIS. 


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